Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, « la fraude est à l’impôt ce que l’ombre est à l’homme », disait Georges Pompidou. L’ancien Président de la République soulignait de cette façon l’étroite relation entre la contribution obligatoire des citoyens aux charges publiques, respectée par le plus grand nombre, et la proportion d’individus qui choisira de s’y soustraire au cours de son existence.
La fraude fiscale priverait chaque année l’État de 80 milliards à 100 milliards d’euros de recettes, selon l’Insee. Ces estimations sont approximatives, les déterminer précisément étant impossible, mais elles donnent à elles seules le tournis. Elles équivalent en tout et pour tout à près d’un quart des 450 milliards d’euros du budget de l’État adopté pour 2023.
Cette fraude porte gravement atteinte aux principes de solidarité nationale et d’égalité devant tant la loi fiscale que les charges publiques, qui figurent – vous le rappeliez, monsieur le ministre – en préambule de notre Constitution.
Ses préjudices pour notre société sont innombrables. Ils sont autant d’investissements manqués dans les politiques publiques de notre nation que de coups de couteau donnés à notre contrat social. La redistribution pour nos concitoyens les plus défavorisés n’est pas pleinement opérée, l’idée même de performance publique est affaiblie, la confiance qui doit régir les rapports entre les citoyens et l’administration se trouve durablement sapée.
C’est parce que notre société condamne avec la plus grande sévérité les faits de fraude fiscale que notre puissance publique s’est dotée, au fil des décennies, d’armes nouvelles pour la combattre. Le Conseil constitutionnel a fait le choix de l’ériger au rang d’objectif de valeur constitutionnelle par une décision du 29 décembre 1999. Le législateur, pour sa part, a examiné puis adopté la loi du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude ; notre chambre avait puissamment contribué à l’élaboration de ce texte en adoptant notamment en commission la fin du verrou de Bercy, ainsi que le renforcement des diverses sanctions pénales et administratives applicables.
La commission des finances du Sénat a souhaité ramener ce sujet au cœur des discussions il y a un an, en mettant sur pied en janvier 2022 une mission d’information relative à la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales. Je remercie le président de cette commission, Claude Raynal, ainsi que son rapporteur général, Jean-François Husson, pour leur initiative extrêmement judicieuse, ainsi que pour la grande qualité des travaux qu’ils ont rendus.
Leurs conclusions font état d’un gain d’efficacité des instruments affectés au contrôle fiscal, et, ainsi, d’une progression des montants recouvrés sur les cinq dernières années : environ 10, 6 milliards d’euros en 2021 contre 7, 7 milliards d’euros trois années plus tôt. Face à cette hausse de 38 % des recouvrements, nous serions bien ingrats de bouder notre plaisir…
Hélas, ces montants demeurent bien loin de la réalité de ceux annuellement soustraits à l’État et aux collectivités. Il revient dès lors au législateur non seulement de poursuivre les efforts engagés dans cette direction, mais aussi, et peut-être en premier lieu, d’interroger les motifs de la persistance de cette fraude fiscale.
Si l’on se fonde sur la pensée développée par l’économiste américain Richard Musgrave en 1959, l’État doit pourvoir trois grandes fonctions constitutives de sa puissance publique : l’allocation des ressources, la redistribution des richesses et la régulation de l’activité économique. Partant de là, la volonté qui anime l’auteur de l’infraction de fraude fiscale résulte de la perte de légitimité de ces missions, et donc de l’absence de consentement à y contribuer à un titre quelconque, fût-il marginal.
En réalité, assurer le consentement des citoyens à l’impôt dépend invariablement de sa juste et proportionnelle détermination par le Parlement. « Demandez plus à l’impôt et moins au contribuable ! », disait Alphonse Allais à la Belle Époque. Ce propos est en substance repris par la théorie de la courbe de Laffer, qui introduit une corrélation entre, d’une part, une trop grande pression fiscale et, d’autre part, une baisse de la légitimité des prélèvements obligatoires et, ainsi, un déclin des recettes publiques.
Toutefois, il me semble particulièrement important de saluer le fait que la répression de la fraude et de l’évasion fiscales jouit en France de moyens autrement plus étendus que par le passé.
D’abord, la fin du monopole de l’administration fiscale sur les poursuites pénales a considérablement élargi les voies de recours du ministère public contre les auteurs d’infractions.
Ensuite, les dénonciations obligatoires au parquet de fraudes fiscales supérieures à 100 000 euros, introduites par la loi du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude, ont favorisé un rebond de 75 % des dossiers transmis par l’administration. En 2021, 1 217 dossiers de fraude sur les 1 620 recensés par la DGFiP étaient le fruit de cet assouplissement.
Enfin, n’omettons pas la fin d’une relative opacité des décisions de la commission des infractions fiscales, qui n’était pas tenue avant 2018 de motiver ses avis en faveur ou défaveur de poursuites. J’y vois la preuve que la justice fiscale n’aurait su déroger plus longtemps à l’exigence de transparence qui régit ses homologues pénale ou civile.
Toutefois, il revient au législateur d’examiner davantage de nouvelles pistes d’amélioration de notre politique en matière de lutte contre la fraude fiscale.
Dans son rapport rendu en octobre 2022, la mission d’information relative à la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales a préconisé que soient estimés dans la loi de finances initiale les montants approximatifs de la fraude – vous les avez évoqués, monsieur le ministre – sur le fondement d’une méthodologie aussi précise que possible. Une telle ambition donnerait potentiellement une lisibilité nouvelle à l’action publique en matière de répression, voire faciliterait une prise de conscience dans l’opinion de l’ordre de grandeur des sommes échappant à l’État. Peut-être même, soyons fous, permettrait-elle un infléchissement des comportements des auteurs d’infraction…
La lutte contre la fraude fiscale ne pourra jamais se prévaloir d’une pleine efficacité tant que des coups continueront d’être portés au lien qui unit le citoyen à l’administration. La légitimité de ce lien est une condition essentielle au retour du consentement à l’impôt. La suppression de la contribution sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) adoptée dans la loi de finances pour 2023 constitue un exemple d’atteinte à ce lien, en ce qu’elle est appelée à étioler, à long terme, le lien d’appartenance entre les acteurs économiques et leur territoire.
Par ailleurs, si les récentes avancées ont permis de mettre fin à l’anomalie démocratique qui privait notre pays d’une police fiscale opérationnelle, les autorités en charge des poursuites judiciaires en matière fiscale et leurs services ne disposent toujours pas d’une plénitude de compétence. En effet, si le service d’enquêtes judiciaires des finances constitue bel et bien le bras armé de la répression des fraudes, ses effectifs étant dotés des pouvoirs de police judiciaire, les vingt-cinq officiers en poste ont une compétence qui reste cantonnée à certaines infractions fiscales, les privant ainsi de la même amplitude d’intervention que les officiers de police judiciaire.
Regrouper sous une seule et même bannière les pouvoirs d’enquête et de poursuite sera une étape importante pour assurer la pleine performance de la police fiscale, telle qu’on peut l’observer en Allemagne ou aux Pays-Bas. Peut-être tendrons-nous un jour vers la constitution d’une véritable police fiscale et financière française autonome, sur le modèle de la Guardia di Finanza italienne, appelée à œuvrer en binôme avec le parquet national financier.
Enfin, il paraît indispensable de renforcer la coopération entre les différents services de répression, tant au niveau territorial, entre les directions régionales des finances publiques (DRFiP) et les directions régionales des douanes et droits indirects (DRDDI), qu’au niveau international, avec les autorités des pays voisins.
Le législateur en est conscient : la lutte contre la fraude fiscale a encore de beaux jours devant elle. Charge à nous, parlementaires, de poursuivre ce combat et d’améliorer la sensibilisation du public sur les préjudices liés à cette fraude.