Intervention de Philippe Grandcolas

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques — Réunion du 10 novembre 2022 à 9h45
Audition publique sur les conséquences du réchauffement climatique sur la biodiversité

Philippe Grandcolas, directeur adjoint scientifique de l'Institut Eìcologie et environnement (INEE) du CNRS :

Je vous remercie pour votre invitation. Comme vous l'avez dit, je tente de résoudre un paradoxe. Lorsque nous observons la biodiversité, elle semble figée en apparence. Pourtant, comme les aiguilles d'une montre que nous fixerions à quelques minutes d'intervalle sans nous être d'abord aperçus de leur mouvement, la biodiversité s'avère également dynamique.

Nous cherchons à appréhender la vitesse des mouvements qui touchent la biodiversité, mais aussi la manière dont notre environnement et la diversité du vivant peuvent évoluer à l'aune d'un changement plus global, notamment climatique.

Dans les années 1980, nous avons remarqué que nos connaissances sur le vivant se limitaient à des connaissances générales fondées sur des organismes étudiés en laboratoire et sur l'espèce humaine. Or ces connaissances ne permettent pas d'appréhender la diversité du vivant.

Certes, il importait de connaitre les points communs de ces organismes, en s'intéressant aux supports de l'hérédité, aux modes de développement, ou encore à la biologie cellulaire. Ces connaissances permettent de tirer des conclusions variées, notamment au bénéfice de la santé humaine.

Mais il faut aussi comprendre que la plupart des organismes possèdent leurs particularités. Lorsque nous sommes victimes de la Covid-19, nous sommes infectés par un coronavirus. Si nous contractons le paludisme, nous sommes infectés par un parasite du genre Plasmodium, tout à fait différent. Ces différences comptent énormément, alors même que ces organismes disposent d'un support d'hérédité commun basé sur l'ADN ou l'ARN.

Ce constat, qui renvoie presque à une forme de positionnement politique et scientifique, a notamment été initié par des académies des sciences américaines, qui ont contribué à populariser la notion de biodiversité. Le terme de « biodiversité » est une contraction de « diversité biologique », autrement dit de « diversité du vivant ».

Puis, en 1992, le Sommet de la Terre qui s'est tenu à Rio de Janeiro a permis de concrétiser cette vision scientifique à travers l'élaboration de la Convention sur la diversité biologique. Cette convention internationale contraignante est aujourd'hui signée par 196 pays, dont la France. Elle exprime juridiquement l'importance de la diversité du vivant, caractérisée par la diversité des individus telle qu'elle a été mise en avant par les scientifiques.

La diversité des individus se constate par exemple parmi les aubergines, mais aussi dans bien d'autres espèces, où les individus ne sont pas identiques.

La diversité du vivant s'observe également dans la diversité des espèces. En France métropolitaine, il existe environ 40 000 espèces d'insectes, aux caractéristiques extrêmement variées.

Enfin, nous trouvons une forme de diversité dans les modalités d'organisation des espèces au sein des écosystèmes, ou systèmes d'espèces. Les forêts tropicales, les savanes, les pâtures tempérées, ou encore les pelouses alpines ne disposent pas des mêmes caractéristiques écologiques. Ainsi, nous devons appréhender la diversité du vivant selon ces trois échelles d'étude.

Au-delà de ces trois échelles, nous relevons aussi trois dimensions de la diversité du vivant, généralement mal perçues du fait de la limitation de nos sens.

La première de ces dimensions concerne la contribution microbienne à la biodiversité. Rappeler son importance peut s'apparenter à un truisme, mais les avancées de l'hygiène pasteurienne réalisées au début du XXe siècle peuvent donner le sentiment que les microbes sont globalement nuisibles et qu'il importe de s'en débarrasser. En réalité, nos organismes sont incapables de survivre et de se développer sans la présence des bactéries. Un adulte en bonne santé héberge 30 milliards d'individus bactériens, dont la masse totale est environ trois kilogrammes.

Ces bactéries permettent notamment le bon fonctionnement de notre système immunitaire et de notre système neurologique. C'est pourquoi un enfant né par césarienne, en asepsie, est maintenant exposé au microbiote vaginal de sa mère. Même s'il existe des microbes non désirés et pathogènes dont nous devons nous débarrasser, nous avons aussi besoin des microorganismes.

D'ailleurs, ce constat s'étend à l'ensemble du vivant. Par exemple, chaque arbre interagit symbiotiquement avec des champignons mycorhiziens. Nous trouvons, associé à un mètre de racine d'arbre, jusqu'à un kilomètre de filaments mycéliens, qui aident l'arbre à se procurer des nutriments. Aussi, un gramme de sol, soit l'équivalent d'un dé à coudre, contient près d'un milliard d'individus bactériens provenant d'environ 5 000 espèces, qui assurent la fixation de l'azote atmosphérique dans le sol, une fonction essentielle. Ce constat pourrait tout à fait s'observer dans les sols des jardinières ou des pelouses situées autour du Sénat.

L'évolutivité constitue une seconde dimension mal perçue de la biodiversité, car elle est souvent réduite à une image d'Eìpinal. Il est parfois difficile de se rendre compte que tous les organismes descendent d'un ancêtre commun, en raison de la lenteur du mécanisme évolutif, alors qu'il existe une diversité prodigieuse d'espèces. Près de 2 millions d'espèces ont été répertoriées.

Enfin, une troisième dimension très importante de la biodiversité concerne les interactions entre espèces. Une de ces interactions, très perceptible, relie les abeilles et les plantes à fleurs. Au plus fort du printemps, une ruche en bonne santé compte environ 50 000 abeilles qui butinent chacune plusieurs heures par jour. Il existe de nombreuses autres interactions, souvent permanentes, au sein d'écosystèmes. En France métropolitaine, la pollinisation est d'ailleurs le fait de plus de 5 500 espèces pollinisatrices, appartenant essentiellement à la classe des insectes. Nous pouvons aussi reprendre l'exemple des interactions qui relient les arbres et les champignons mycorhiziens, qui concernent tous les arbres. Ces interactions peuvent être difficiles à appréhender.

Ainsi, lorsque nous cherchons à comprendre la manière dont la biodiversité peut changer au cours du temps, nous devons tenir compte de ces trois dimensions.

Lorsque nous considérons l'évolution, nous pouvons avoir le sentiment d'avoir affaire à des phénomènes fort anciens, qui se déroulent très lentement. Or, en dépit des apparences, la biodiversité s'avère extrêmement dynamique.

Chaque évènement de reproduction sexuée donne lieu à la fusion de deux génomes, accompagnée d'un certain nombre de mutations. Nous transmettons ainsi à nos enfants entre 100 et 150 mutations à chaque génération. D'autres phénomènes évolutifs se révèlent particulièrement rapides. Par exemple, l'antibiorésistance peut apparaitre en seulement quelques années et elle cause chaque année plusieurs centaines de milliers de morts dans le monde. L'échappement vaccinal, qui est un problème important en ces temps de pandémie, peut aussi survenir rapidement. En effet, l'immunité conférée par un vaccin, particulièrement efficace à un moment donné, peut malheureusement décliner en quelques années devant l'évolution du microorganisme pathogène combattu. Par ailleurs, des bactéries confrontées à un changement d'environnement lié à l'administration d'antibiotiques peuvent évoluer assez vite. Et de la même façon, nous pouvons imaginer que des organismes soumis à d'autres changements environnementaux, notamment d'ordre climatique, peuvent aussi évoluer sensiblement sur le plan génétique.

En fait, la biodiversité est plastique : les êtres vivants se reproduisent et les individus se dispersent. Cette plasticité renvoie à la « capacité à se reproduire » décrite par Charles Darwin, soit la capacité à générer la croissance géométrique d'une population. Si les individus étaient en mesure d'avoir chacun quatre descendants pendant plusieurs générations, la Terre pourrait rapidement être recouverte d'individus de chaque espèce. En réalité, une certaine mortalité et des antagonismes entre espèces interviennent. De cette manière, une forme de contrôle est réalisée naturellement pour la plupart des populations.

Deux exemples très familiers peuvent illustrer le fait que nous peinons à gérer cette plasticité. À la suite des interventions humaines, la régulation de la population des sangliers nécessite un nombre croissant d'abattages. Les tableaux de chasse contrôlés par l'Office français de la biodiversité (OFB) et antérieurement par l'Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS) se sont considérablement étoffés. Entre 1970 et aujourd'hui, le nombre de sangliers tués en France métropolitaine chaque année est passé de 30 000 à 800 000.

La dispersion et la reproduction d'un certain nombre d'organismes vecteurs d'agents pathogènes ont également du mal à être contrôlées. En particulier, le moustique tigre, vecteur de différentes maladies, s'est répandu en France métropolitaine, dont il occupe désormais les trois quarts, si bien que la dengue y a fait son apparition à plusieurs reprises. Le cas du moustique tigre montre lui aussi que les dynamiques des populations peuvent être rapides, difficiles à contrôler et nécessiter une attention constante.

Le système du vivant n'est pas perturbé uniquement par le changement climatique, comme le montrent les travaux de la plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES). L'IPBES est une entité équivalente au GIEC qui s'intéresse à la biodiversité. Elle rassemble environ 150 pays et j'y représente le Centre national de la recherche scientifique (CNRS). En 2019, réunie à Paris, elle a diagnostiqué cinq grandes causes permettant de comprendre le déclin de la biodiversité. Ces causes sont communément connues, mais les travaux scientifiques en ont montré l'intensité et l'importance.

La première cause identifiée par l'IPBES renvoie à la conversion des milieux naturels (déforestation, suppression des zones humides, etc.). Elle fait écho à la manière dont nous altérons les paysages et leurs biodiversités. Cette altération s'avère considérable. Près des trois quarts des zones humides de la planète ont disparu. Chaque année, 10 millions d'hectares de forêts tropicales disparaissent encore.

Deuxièmement, la biodiversité fait face à des prélèvements croissants. Les prélèvements en bois se sont accrus de 40 % en 40 ans. Un tiers des stocks de poissons se trouve en situation de surpêche. Les prélèvements ne font que s'accentuer, en dehors de toute relation arithmétique avec l'évolution de la population humaine.

Troisièmement, les pollutions, dont l'ampleur a significativement augmenté, perturbent aussi la biodiversité. Par exemple, la masse de plastique présente sur la surface terrestre équivaut à l'ensemble de la biomasse animale, et nos systèmes agroindustriels introduisent une quantité faramineuse d'intrants, dont la toxicité peut souvent être des milliers de fois supérieure à celle des intrants naturels. Nous avons changé l'état de la planète à un point difficilement imaginable.

Quatrièmement, le changement climatique perturbe lui aussi la biodiversité. Ce changement se caractérise par un réchauffement global et par des aléas plus fréquents au plan local. Souvent, nous percevons le changement climatique par le biais de ces aléas.

Cinquièmement, les transports d'espèces modifient la biodiversité. Les flux aériens et maritimes ont augmenté de plus de 1000 % durant les dernières décennies. Or il apparait impossible que ces flux n'occasionnent pas de transports d'espèces à la surface du globe, malgré tous les contrôles sanitaires envisageables. De la sorte, les transports d'espèces se sont accrus de 70 % en cinquante ans. Si l'on fait le bilan, le coût économique des transports d'espèces représente environ chaque année 5 % du PIB mondial. Les moyens déployés dans les tentatives de contrôle et pour résoudre des problèmes d'invasion de cultures ou encore des perturbations de systèmes de santé apparaissent considérables.

Je vais me focaliser plus particulièrement sur le changement climatique et sur ses effets sur la biodiversité, thème de cette audition. Cette cause du déclin de la biodiversité doit toutefois être reliée aux quatre autres causes précitées. Les effets du changement climatique sur la biodiversité peuvent se résumer sommairement en trois catégories.

D'une part, des écosystèmes entiers peuvent disparaitre à l'échelle de quelques décennies. La disparition attendue des récifs coralliens est largement médiatisée. Le réchauffement de l'eau et son acidification par dissolution du gaz carbonique provoquent un blanchiment des coraux. Les coraux expulsent leurs petites algues symbiotiques et ne peuvent plus survivre. À l'échéance de quelques décennies, nous devrions perdre l'ensemble des récifs coralliens. Si les coraux meurent, ces récifs deviendraient des éléments inertes qui finiront par être détruits par le ressac. Or il faut rappeler que ces récifs abritent le tiers de la biodiversité marine. De surcroit, ils protègent 100 à 300 millions de personnes contre les tsunamis et les vagues scélérates. Sans récifs, des aléas importants seraient favorisés et porteraient malheureusement un préjudice à ces millions de personnes qui résident dans les zones littorales concernées.

D'autre part, des dysfonctionnements graves peuvent survenir dans les écosystèmes. Des milliers d'exemples pourraient être présentés. En particulier, différents pollinisateurs, comme les bourdons, se trouvent particulièrement sensibles à certaines manifestations du changement climatique, telles que le réchauffement ou la multiplication d'épisodes secs localisés. Le bourdon est le premier pollinisateur des tomates et la chute de sa population pourrait toucher la culture de ce fruit. Or le bourdon est particulièrement affecté par des épisodes significatifs de sécheresse qui surviennent dans l'hémisphère nord. Par conséquent, à l'échelle de quelques décennies, nous pouvons craindre que de nombreuses cultures perdent en productivité. Il faut rappeler que si 80 % des plantes à fleurs dépendent des pollinisateurs, les plantes autofertiles bénéficient d'une meilleure productivité lorsqu'elles sont pollinisées. Par exemple, la culture du colza, plante autofertile, gagne 30 % de productivité en présence de pollinisateurs. L'absence de pollinisateurs peut donc provoquer non seulement la cessation de la culture d'une multitude d'espèces, mais aussi un plafonnement productif pour la culture de bien d'autres espèces.

Enfin, le changement climatique génère des effets directs et dévastateurs liés aux aléas. Nous pouvons songer aux feux de savane qui ont ravagé les forêts de Nouvelle-Galles du Sud en Australie en 2020. Cet évènement fut particulièrement catastrophique. Nous avons vécu en France métropolitaine le même type de catastrophe cet été. Ce type d'évènements devrait devenir plus fréquent, du fait de l'évolution des systèmes atmosphériques.

La biodiversité, malgré son évolution relativement lente, possède sa propre dynamique. Au cours des ans, cette dynamique se manifeste de plusieurs façons, tout en restant liée à l'évolution des milieux naturels, particulièrement marquée par le changement climatique.

Nous pouvons utiliser à notre bénéfice la puissance des capacités de reproduction, de dispersion et d'évolution de la diversité du vivant. Dans cet ordre d'idées, le concept de « solution fondée sur la nature » a été élaboré par l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), organisation dont les recherches sont financées par des instances européennes et par le ministère français de l'Enseignement supérieur, de la Recherche et de l'Innovation. Les solutions fondées sur la nature offrent un regard différent sur le vivant, en proposant l'emploi de ses dynamiques.

Pour limiter les effets du changement climatique, nous comptons notamment sur les dynamiques des systèmes forestiers. Pour ce faire, nous pouvons planter des arbres, tout en tenant compte de leur capacité à vivre dans un climat qui poursuivra son évolution. La plantation de ces arbres doit aussi être réalisée en cohérence avec la nature des sols. Cette opération offre une série de bénéfices. Les forêts plantées captent du carbone. Elles régulent le climat en agissant sur la circulation de l'eau. Elles constituent encore un réservoir important de biodiversité. Ces effets peuvent être encore plus importants lorsque l'exploitation des arbres plantés prend en considération leurs dynamiques propres. Il importe notamment de réduire la rotation, ou turnover, d'exploitation dans certaines zones pour favoriser la captation du carbone, car les vieux arbres captent davantage de carbone que les jeunes arbres. Aussi, la biodiversité des forêts anciennes est bien plus riche que celle des forêts plus récentes.

Les solutions fondées sur la nature doivent tenir compte des dynamiques de la biodiversité, pour pouvoir être pérennisées. Elles doivent aussi permettre le maintien des activités humaines, inscrites dans des écosystèmes.

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