Je vous remercie pour votre invitation. Je vous propose d'étudier le cas de l'estuaire de la Gironde à l'aune de la thématique de cette table ronde. Je commencerai par enfoncer des portes ouvertes en mettant en avant des éléments qui peuvent nous interpeller sur la situation des habitants des territoires concernés par l'altération d'écosystèmes.
Comme les autres intervenants l'ont indiqué, le changement climatique donne lieu à différentes modifications environnementales : la température augmente, le cycle de l'eau est modifié, les habitats naturels sont dégradés, en raison de ces changements ainsi que pour d'autres motifs liés à l'activité humaine.
Face à ces changements, le vivant peut adopter des réponses variées. Les organismes qui ne peuvent pas s'adapter meurent. Quelquefois, ces organismes sont fragilisés et disparaissent devant l'accumulation d'autres facteurs, tels que leur confrontation avec des agents pathogènes. Par exemple, une forêt fragilisée par des sécheresses peut subir les assauts de ravageurs qui bénéficient de conditions climatiques favorables.
D'autres organismes migrent pour chercher des conditions plus favorables. Ainsi, la microalgue Ostreopsis, d'origine tropicale, peut être trouvée en Méditerranée depuis assez longtemps. Il y a une quinzaine d'années, l'IFREMER a signalé sa présence sur le littoral atlantique. Nous trouvons à présent cette microalgue, qui émet des aérosols toxiques pouvant causer des problèmes aux voies respiratoires humaines, sur les côtes du Pays basque, dans des zones de plage. Elle remonte vers le nord.
Des organismes s'adaptent aux changements. Ils peuvent s'adapter au développement anticipé de la végétation. Il faut noter que le développement anticipé de la végétation peut la soumettre au gel, même si le nombre de jours de gel diminue. D'autres espèces peuvent s'adapter génétiquement.
Des espèces se déplacent pour demeurer dans leur zone d'optimum thermique. La cartographie prospective de la présence du hêtre sur le territoire métropolitain aujourd'hui et en 2100 montre que cet arbre, associé à des zones humides et fraiches, devrait devenir bien plus rare dans des territoires où il est actuellement fortement représenté, notamment dans le Massif central.
Des essences forestières migrent vers le nord, d'autres disparaissent de certaines zones, beaucoup sont remplacées. Un travail réalisé par l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE) et par Météo-France anticipe l'évolution des cortèges de végétaux entre l'époque actuelle et 2100. Ce travail montre qu'à l'horizon 2100, nous devrions nous promener dans une végétation de type méditerranéen dans la région de Bordeaux, tandis que la végétation francilienne devrait être similaire à l'actuelle végétation du sud-ouest de la France.
L'évolution des températures, caractérisée par davantage de températures chaudes plus tôt et plus tard dans l'année, conduit à des développements anticipés pour certains organismes. L'INRAE a montré que le frêne débourre plus tôt, devant les élévations de températures observées au printemps. Des végétaux se développent plus tôt dans l'année. Nous constatons aussi ce phénomène chez des espèces exploitées. Par conséquent, des changements de pratiques agricoles doivent être envisagés. Pour les experts, cette question n'est pas toujours simple à résoudre.
Ces deux exemples de modification de la biodiversité liée aux évolutions du climat pourraient être multipliés. Ils donnent le sentiment que la biodiversité se redistribue, qu'une espèce disparait d'une zone, tandis qu'une autre y apparait. En parallèle, quelques décalages s'observent dans les cycles de développement des espèces. Certains débats dans le grand public ou parmi les scientifiques laissent entendre que nous rencontrons seulement une redistribution des espèces. Néanmoins, la situation apparait plus complexe.
Des organismes qui vivent dans des milieux que nous pourrions qualifier d'extrêmes peuvent vivre difficilement les recompositions d'écosystèmes. Par exemple, la réorganisation de la biodiversité des écosystèmes associés à la banquise provoquera certainement la disparition de nombreuses espèces, à moins qu'elles ne parviennent à s'adapter, ce qui ne sera pas simple pour toutes.
En milieu tropical, les prises de pêche actuelles peuvent être catégorisées en poissons plus ou moins thermophiles. En 2000, l'analyse de ces prises a montré que les poissons les moins thermophiles ont migré vers le nord pour demeurer dans leurs niches thermiques, devant le réchauffement des eaux. Dans le futur, davantage d'espèces devraient migrer, ce qui réduira la variété des espèces dans les milieux tropicaux. Peut-être que certaines des espèces moins thermophiles parviendront à s'adapter à des milieux plus chauds, mais elles ne pourront pas être remplacées par des espèces plus thermophiles. Ceci soulève des questions quant à la possibilité pour ces poissons d'être valorisés comme ressources nutritives, notamment pour certains pays qui rencontrent par ailleurs des difficultés pour nourrir leur population.
On pourrait penser que la France métropolitaine se situe entre ces deux extrêmes, que nous verrons partir certaines espèces et en arriver d'autres, et que tout ira bien. Néanmoins, nous rencontrons sur nos territoires des espèces très directement menacées, associées à des environnements relativement réduits ou fragmentés. C'est le cas du cuivré de la bistorte, un papillon paléarctique confiné à certaines tourbières fraiches et humides, et d'une sous-espèce de libellule endémique des tourbières du massif des Monts de la Madeleine. Comme ces tourbières souffrent des conditions climatiques actuelles, ces espèces seront amenées à disparaitre assez rapidement si ces conditions continuent à se dégrader.
Lorsque les déplacements d'espèces et les décalages temporels de développement s'opèrent dans des dynamiques différentes, ceci peut créer des asynchronismes entre la présence de proies et celle de prédateurs. Ainsi, des ruptures peuvent affecter les chaines alimentaires et entrainer la réduction de populations.
Pour illustrer la rupture qui peut s'opérer dans le transfert d'énergie et de matière, je vais prendre l'exemple du débourrement précoce des bourgeons de chêne. Les feuilles de chêne sont consommées par des petites chenilles grâce auxquelles les mésanges charbonnières alimentent leurs poussins. Habituellement, les chenilles se développent lors de ce débourrement, en synchronie avec la ponte des mésanges. Durant les trois semaines d'élevage des oisillons, leurs parents peuvent les alimenter grâce aux chenilles. La fin de cet élevage correspond au début de la transformation des chenilles en phalènes. Or l'asynchronie des deux cycles de développement entraine en certains lieux une chute des populations de mésanges. Aux Pays-Bas, notamment, les chenilles se développent plus tôt, du fait du débourrement précoce des chênes, mais aussi plus vite, en raison de la hausse des températures. Les mésanges de ce pays pondent toujours au même moment, ou légèrement plus tôt, sans s'adapter à l'amplitude du décalage de développement des chenilles. Par conséquent, l'élevage des poussins s'opère dans une période où les ressources alimentaires s'avèrent insuffisantes et le nombre de jeunes qui s'envolent se réduit considérablement. Alors que cinq ou six oisillons parvenaient habituellement à s'envoler, seuls deux y arrivent à présent.
Nous évoquons souvent des phénomènes observables emblématiques. Nous attendons une disparition des coraux avec le réchauffement et l'acidification des océans. Nous assistons au recul de la cryosphère, avec la fonte des banquises et des calottes glaciaires continentales. Nous relevons notamment la fonte progressive de la calotte groenlandaise. Or ces phénomènes globaux, connus au moins en partie par le grand public, entrainent des conséquences locales très concrètes, qui s'observent notamment dans l'estuaire de la Gironde.
La fonte des glaces continentales et la dilatation thermique des eaux océaniques entrainent une montée du niveau marin, qui favorise l'érosion des littoraux. Ainsi, l'estuaire de la Gironde connait actuellement une érosion, due tant aux effets du changement climatique qu'à un déficit en sable naturel, propre au golfe de Gascogne. Dans le même temps, les risques de submersion s'accroissent, à cause de la montée du niveau marin et de la fréquence croissante de certains phénomènes météorologiques extrêmes.
Nous nous attendons, en Gironde comme à une échelle plus large, à une perte importante de la biodiversité des littoraux, provoquée notamment par une augmentation de la salinité des milieux. Nous prévoyons aussi des atteintes à la sécurité des personnes et des biens provoquées par des submersions, à l'exemple du drame de Xynthia en 2010. Ce risque renvoie à des problématiques de déplacement de populations humaines, qui commencent à être abordées en France métropolitaine et plus seulement dans les îles du Pacifique. Nous pouvons aussi nous interroger sur l'utilisation du littoral comme zone de production, de transport ou encore de développement urbain.
En plus de ces conséquences locales très concrètes, d'autres sont bien plus discrètes et moins perceptibles. En trente ans, le milieu physicochimique de l'estuaire de la Gironde a évolué sensiblement, du fait d'une augmentation de la salinité de deux unités et d'un accroissement de la température de deux degrés.
Au niveau de Bordeaux, l'estuaire est particulièrement chargé en particules en suspension, qui donnent aux eaux une couleur marron prononcée. L'augmentation de la température y provoque depuis plusieurs années des épisodes de déficit en oxygène, en période estivale.
Parallèlement, la biodiversité de l'estuaire de la Gironde connait aussi des évolutions plus discrètes, compte tenu de leur caractère non graduel et inconstant. En mettant en relation l'évolution de la température de l'eau et celle des populations de poissons de l'estuaire, nous observons des changements abrupts, avec des phénomènes qui s'accélèrent et ralentissent de manière inconstante.
Néanmoins, au-delà de ces changements erratiques, nous constatons des modifications notoires. Xavier Chevillot, jeune collègue qui a étudié l'évolution des populations de poissons de l'estuaire, a identifié un premier changement abrupt survenu en 1988. Avant 1988, le milieu abritait essentiellement des poissons amphihalins, qui naissent dans les eaux continentales puis se développent en mer. Xavier Chevillot a constaté qu'entre 1988 et le début des années 2000, les populations de poissons ont connu une période d'instabilité qui ne laissait pas entrevoir de tendance globale. Enfin, à partir du milieu des années 2000, la communauté de poissons amphihalins a fortement diminué, au bénéfice de poissons marins.
Cette modification a des conséquences sur le fonctionnement de l'estuaire. Le réseau trophique simplifié de l'estuaire se fonde sur un réservoir nutritif composé notamment de microalgues et de matériel détritique colonisé par des bactéries. Ce réservoir nutritif est consommé, comme habituellement en milieu littoral, par du zooplancton et par des organismes benthiques, tels que des huitres, des moules, des vers, ou des crevettes, eux-mêmes consommés par l'ichtyofaune, la communauté de poissons.
Les effectifs du zooplancton restent stables, mais des espèces invasives, dont de nombreuses espèces de plancton gélatineux, rejoignent l'estuaire. Les méduses font partie de cette forme de plancton. Parmi ces espèces figure en particulier Mnemiopsis leidyi, qui n'est pas une méduse. Ce superprédateur originaire des côtes américaines a été observé pour la première fois dans les années 1980 et 1990 au niveau de la mer Noire et de la mer Caspienne. En fonctionnant comme un véritable aspirateur à zooplancton, il concurrence l'ichtyofaune sur cette ressource. De cette façon, il a contribué à faire disparaitre certaines pêcheries dans ces deux mers.
Nous relevons également dans l'estuaire une désynchronisation entre le cycle de développement du zooplancton et celui de ses prédateurs de l'ichtyofaune, à l'image de la désynchronisation constatée entre les mésanges charbonnières et les chenilles.
Nous constatons encore une baisse drastique des effectifs du benthos de l'estuaire, liée probablement à plusieurs facteurs qui ne sont pas tous identifiés faute de séries de données suffisamment longues. En outre, des espèces invasives exotiques rejoignent aussi le benthos.
La diminution des espèces amphihalines est notamment due à leur surexploitation en milieu marin ou bien dans le bassin versant, où l'on constate des destructions de frayères, une fragmentation de l'habitat et une diminution de la qualité de l'eau. La diminution extrêmement marquée dans l'estuaire montre la dégradation de l'environnement du bassin versant et du milieu marin. Il faut aussi noter que le remplacement des espèces amphihalines par des poissons marins est seulement permis par la salinisation de l'estuaire, sans être associé à de bonnes caractéristiques de l'environnement.
Actuellement, la capacité trophique de l'estuaire de la Gironde diminue, comme celle d'autres estuaires. Les estuaires sont habituellement connus pour disposer d'une forte capacité trophique. Ils constituent des réserves de nourriture pour les poissons qui viennent s'y reproduire. Les jeunes poissons s'y développent avant de rejoindre le milieu marin ou le milieu continental. C'est pourquoi la chute de la capacité trophique met en question la capacité des poissons à grandir et à survivre en mer. Cette problématique menace très directement les stocks de poissons du golfe de Gascogne. L'activité de pêche est d'ailleurs aussi confrontée aux migrations de poissons vers le nord, qui soulèvent la question de la redéfinition des limites des zones de pêche.
Ces phénomènes ne sont pas très marqués et apparaissent moins facilement médiatisables que ceux qui touchent les ours blancs. Il semble difficile d'éveiller l'intérêt du grand public quant à l'impact d'une espèce invasive de zooplancton dans un lieu donné. Ces modifications discrètes ont pourtant des conséquences importantes pour les espèces situées en fin de chaine trophique. Elles touchent également fortement l'exploitation économique des ressources halieutiques.
Pour conclure, le changement climatique et les pressions anthropiques actuelles engendrent des conséquences visibles souvent bien documentées, mais aussi d'autres conséquences plus discrètes, attachées quelquefois à la biodiversité dite ordinaire. L'ensemble de ces conséquences amène un effondrement de la biodiversité, mesuré par l'indice Planète vivante, qui compile des résultats concernant plus de 4 000 espèces et plusieurs dizaines de milliers de populations de ces espèces. L'effondrement actuel de la biodiversité produit des conséquences socioéconomiques, qui s'observent notamment dans la pêche. Mes collègues en ont d'ailleurs déjà présenté d'autres exemples.