Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, merci de votre invitation. C'est toujours un honneur d'être entendu par le Sénat.
Le rapport sur la lutte contre les discriminations dans l'action des forces de sécurité n'engage que nous. Nous avons écrit ce rapport en toute liberté, sur la base de nos investigations et, parfois, de nos convictions. À l'autorité politique de prendre ses responsabilités et d'en faire ce qu'elle estime devoir en faire. On entend souvent dire que les rapports administratifs ne servent à rien. Si j'en étais convaincu, je n'aurais pas accepté cette mission.
M. Roussel et moi avions déjà conduit une précédente mission sur les suites de la loi de transformation de la fonction publique de 2019. Notre tandem s'est donc reconstitué pour traiter de la discrimination.
Je constate que le paragraphe 2.5.3 du rapport annexé à la Lopmi s'intitule « Renforcer la lutte contre les discriminations ». Pour y avoir passé quelques années, je sais qu'une telle expression est rare dans l'histoire des textes du ministère de l'intérieur. Je me réjouis que le Parlement ait adopté un document qui la contienne - elle n'est pas neutre. Le même paragraphe comporte des mentions encore plus rares dans la longue histoire de la sécurité en France : « la lutte contre le racisme, l'antisémitisme, la haine anti-LGBT et tout type de discrimination. »
Je constate aussi que le rapport mentionne un ministère qui doit ressembler à la population. Le sujet est essentiel, presque de nature constitutionnelle. L'article 74 de la Constitution a consacré, pour les collectivités d'outre-mer, un droit de recruter en fonction de critères de population. Toute la tradition française, à laquelle je suis attaché, dit le contraire, à savoir que le concours est neutre. Je souscris à l'idée de prendre garde à une dissociation totale entre le visage de la police et celui de la population, qui figure dans le rapport. C'est une décision courageuse.
Il y a quelques années, j'ai assisté, à Mexico, à l'arrêt d'une manifestation sur une autoroute occupée par des manifestants. La quasi-totalité de ces derniers avait le type andin, et les policiers étaient, eux aussi, à 100 % de type andin. Cela faisait réfléchir à cette nécessité que vous avez inscrite dans la loi.
Je constate aussi un changement à la tête des inspections générales de la police et de la gendarmerie nationales. Nous proposons d'ouvrir ces inspections à des professionnels de différents ordres. En matière de sécurité peut-être plus qu'ailleurs, la diversité apporte à la vérité. Or les forces de sécurité ont un devoir de vérité.
Depuis la rédaction de notre rapport, les choses ont tourné. L'inspecteur général de la gendarmerie nationale me rappelait ainsi que nos propositions 2, 10 11, 16, 17, 22, 28 sont déjà plus ou moins mises en oeuvre ou à l'étude. Je souhaite évidemment que nos propositions ne restent pas lettre morte.
Selon le code pénal, la discrimination est une atteinte à la dignité de la personne. Son article 225-1 pose une interdiction de traitement fondé uniquement sur différents critères que vous connaissez, depuis l'apparence physique jusqu'à la prétendue race. Évidemment, la discrimination est révélée par des traitements défavorables, mais le fait que la définition même ne porte pas le terme « défavorable » peut faire réfléchir. Il peut, à la limite, y avoir des traitements favorables qui pourraient être discriminants.
Il faut avoir en tête le contexte du rapport, qui n'est pas neutre. Dès 1985, la revue Sociologie du travail consacrait un numéro spécial à la police. En 1989, j'ai eu l'honneur, sous l'autorité de Pierre Joxe, de contribuer à la création de l'Institut des hautes études de la sécurité intérieure (IHESI), qui faisait entrer la recherche dans le monde de sécurité et qui a prospéré sous tous les gouvernements jusqu'à sa suppression et son remplacement par l'Institut des hautes études du ministère de l'intérieur (IHEMI) il y a trois ans. Je souhaite ardemment que cette présence de la recherche perdure.
Le terrain a été labouré par un rapport de l'IHESI de 1991 et par un rapport du sociologue Michel Wieviorka sur la police et le racisme. Nous ne prétendons donc pas arriver sur un terrain qui n'aurait pas du tout été exploré. Toute une série de travaux a alerté sur la nécessité absolue de proscrire le racisme dans les forces de sécurité.
Le contexte mérite que l'on s'y arrête un instant. Le rapport m'a été confié parce que je suis déontologue du ministère de l'intérieur au sens de la loi Sapin 2 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique . Il existe donc un lien entre le sujet et le devoir déontologique.
Pour avoir observé l'action des forces de sécurité depuis longtemps, il me semble qu'elle est tiraillée entre trois tendances.
La première tendance est la célébration des forces de sécurité. Je veux évoquer mon texte fétiche, qui est la préface d'un très beau livre sur l'histoire du corps des gardiens de la paix rédigée en 1896 par le sénateur Pierre Waldeck-Rousseau. Cette préface lumineuse porte sur le devoir des gardiens de la paix, l'ingratitude de la population à leur égard et la mission plurielle des forces de sécurité. Matérialisé par l'applaudissement des forces de sécurité après les attentats de 2015 ce premier mouvement procède de la connaissance de ce que la Nation doit aux forces de sécurité.
Deuxième tendance, inverse : l'accusation. Elle est illustrée par deux ouvrages qui ne quittent pas ma bibliothèque, comme des alertes auxquelles il faut penser : l'ouvrage de Mediapart « Ne parlez pas de violences policières » - sous-entendu « Parlez-en beaucoup »... - et l'opuscule de l'avocat William Bourdon, Violences policières. De fait, il existe tout un courant dénonciateur qui énonce des vérités qu'il faut aussi prendre en compte - sinon on ne nous aurait pas demandé ce rapport.
Cependant, face à l'accusation, je pense toujours aux policiers tués auxquels Waldeck-Rousseau rendait hommage. Voilà quinze jours, je traversais Romorantin, dont le monument aux morts rend hommage, non seulement aux tués de la guerre, mais aussi au gardien de la paix Alphonse Robin, tué en 1944, à Jean Cruchet, tué dans son service en 1973, et à Xavier Jugelé, abattu sur les Champs-Élysées parce qu'il était policier et seulement parce qu'il portait l'uniforme. Je n'oublie pas le prix du sang dans la police et la gendarmerie nationales, au rythme de 8 à 10 tombés chaque année. Il n'empêche qu'il faut répondre aux accusations de violences ou de discrimination.
Troisième tendance, dont j'espère qu'elle est la plus répandue : la réflexion, l'observation. Je renvoie là à une autre de mes bibles, Le droit de la police, de Jacques Buisson, qui est à la fois professeur d'université, ancien membre de la Cour de cassation et ancien directeur de l'École nationale supérieure de la police. Je me permets également de citer mon propre ouvrage Du juste exercice de la force, paru il y a trois ans, où je parle des sujets qui nous intéressent et du contrôle de la police.
À cet égard, la mission qui nous a été confiée par quatre ministres - une première lettre de mission nous avait été donnée par M. Christophe Castaner et Mme Nicole Belloubet le 2 juillet 2020, mission confirmée, à la fin de l'année 2020, par leurs successeurs respectifs, MM. Gérald Darmanin et Éric Dupond-Moretti - est une occasion unique.
En premier lieu, nous croyons tous deux que, en abordant les difficultés - y compris les faits de discrimination - dans la police, on la grandit, quand, en les taisant, on prend des risques pour la police elle-même et pour la Nation. Notre ligne est d'appeler les choses par leur nom. Oui, il y a de la discrimination dans la police. La question est de savoir comment la déceler et comment la traiter.
En deuxième lieu, nous n'oublions pas que l'article 12 du code de procédure pénale prévoit que la police judiciaire est exercée sous la direction du procureur de la République et que l'article 15-2 du même code prévoit des inspections conjointes justice-police quand un officier de police judiciaire a un comportement administratif problématique. Nous avons donc voulu associer les deux. J'avais d'ailleurs demandé à être missionné par les deux ministères - intérieur et justice -, et non par un seul des deux.
En troisième lieu, nous avons voulu traiter des discriminations commises et des discriminations subies par la police nationale. Nous avons discuté, à Marseille, avec des policiers appartenant à des minorités visibles accusés de servir le pouvoir blanc. Il faut prendre en considération ces réalités.
En quatrième lieu, nous avons voulu mener nos investigations sur la base de documents et d'entretiens, mais aussi aller sur le terrain. De fait, nous avons passé des journées avec les forces de l'ordre en plusieurs endroits, à Marseille, Lille, etc. Je ne surestime pas la vérité de nos investigations sur le terrain : j'ai le souvenir d'une visite à la gare de Sarcelles où le nombre de policiers présents pouvait laisser penser qu'il venait d'y avoir un attentat... Ces déplacements permettent tout de même de sentir des choses, y compris par ce que l'on ne vous montre pas.
Nous avons reçu toutes les organisations syndicales. Il était très important qu'elles voient comment nous travaillions et qu'elles comprennent que notre travail n'était pas dirigé contre elles. Nous avons aussi discuté avec plusieurs grandes organisations de défense des droits humains.
L'objet du rapport est de nommer les questions par les mots justes. Commencer à parler de discriminations, c'est prendre conscience qu'elles existent. Nous avons travaillé sous la houlette de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et de son article 12. La force publique n'a de sens que pour défendre les libertés. Nous sommes allés rencontrer les policiers et les gendarmes dans cet état d'esprit.
Il y a plusieurs années que je me bats contre le concept de « chaîne pénale », utilisé à tout bout de champ, comme si l'action de maintien de la paix publique était une série de maillons ayant le même sens et la même dimension. Rien ne ressemble plus à un maillon qu'à un autre. À cet égard, l'investigation policière, le défèrement au juge et la mise en oeuvre de la sanction par l'administration pénitentiaire ne sont pas du tout une série de maillons ! Le rapport de la justice à la police n'est pas le même du tout que celui de la police à la pénitentiaire ou de la police à la justice. L'esprit de vérité qui doit permettre de guider les forces de sécurité est une mission au service de la liberté. Il faut appeler un chat un chat.
Je vais résumer nos 54 propositions en cinq axes.
Premier axe : savoir vrai. Nous développons beaucoup, dans notre rapport, la manière dont les statistiques sont élaborées et classées. Il est très important de développer la recherche et le rapport à la science. C'est la proposition 10. La justice a renforcé son potentiel de recherche. Je souhaite que le ministère de l'intérieur, seul ou avec la justice, développe ce contact avec les chercheurs. C'est une manière d'aérer et de prévenir certains problèmes.
Nous défendons les enquêtes de victimation - ou perception des infractions - qui étaient réalisées par l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) et qui sont maintenant reprises directement par le système de recherche du ministère de l'intérieur. Elles aident fortement à comprendre la sous-estimation des discriminations, peu nombreuses en tant qu'infractions saisies par les systèmes de l'intérieur et a fortiori par les systèmes de justice. Cela ne veut pas dire qu'elles n'existent pas ! Pour comprendre ce décalage, il convient de développer les enquêtes de victimation. C'est notre proposition 26.
Florian Roussel reviendra sur l'Observatoire des discriminations que nous proposons.
Nous avons regardé les natures d'infractions (Natinf) poursuivies dans les statistiques de la justice. La discrimination est difficile à prendre en compte, car elle accompagne souvent une infraction principale - une violence, une insulte, une injure. Il y a encore de gros efforts à faire pour disposer d'un tableau de bord, mais je vois des pistes intéressantes dans le rapport annexé à la Lopmi.
Deuxième axe : parler vrai, oser poser sur la table. À ce titre, je rends hommage aux quatre ministres qui ont osé nous mandater pour étudier les discriminations dans la police, y compris celles que commettent ses agents. Utiliser les bons mots, c'est le sens de nos propositions 1, 2 et 3. Il convient de travailler en collaboration avec le Parlement - c'est le sens de nos propositions 4 et 5 -, avec les associations - c'est notre proposition 7 -, et avec les organisations de défense des droits de l'homme.
Je me souviens que, lorsque le ministère de la justice avait travaillé à un guide de la détention avec l'Observatoire international des prisons (OIP), voilà vingt-cinq ans, le ton qu'ils employaient n'était pas le même. Pourtant, ils avaient réussi à produire un guide commun. Je ne désespère donc pas qu'il y ait, aujourd'hui, un travail commun. La police et les organisations de défense des droits humains peuvent et doivent travailler ensemble.
L'ouverture des jurys - c'est la proposition 11 - a déjà commencé. J'ai été vice-président du jury de recrutement de l'École nationale de la magistrature durant trois mois. Sur sept membres du jury, il n'y avait que deux magistrats ! On peut penser que ce n'est pas assez. Pour ma part, je trouve très positif que les magistrats soient recrutés par des personnalités issues de différents horizons. Je souhaite que cela se développe encore davantage pour la police.
Troisième axe : qualifier vrai. La définition des infractions est très importante. Pour enregistrer les procédures, nos propositions 13 et 24 tendent à revigorer la qualification de discrimination, qui est très dissolvante de la volonté de vivre en commun dans une société ordonnée.
Quatrième axe : répondre vrai. Quand une réponse est nécessaire, il faut la donner. La discrimination ne peut pas rester sous le boisseau. J'approuve ce que le rapport Lopmi prévoit en matière d'accueil et de confidentialité : il est insupportable pour une victime d'avoir à parler de violences délicates qui touchent à son intimité quand il y a quinze personnes derrière elle dans la queue... Au reste, la police et la gendarmerie nationales n'ont pas attendu le rapport pour aborder le sujet. Il faut accueillir les victimes de discriminations sans les décourager, sans leur poser de questions indiscrètes autres que celles nécessitées par l'enquête. C'est le sens de nos propositions 15 et 17.
Ensuite, il est important d'avoir une réponse interne. Nous ne sommes pas de ceux qui disent que la justice fera l'affaire ! La première responsabilité d'un service administratif est d'organiser sa propre police, avec une hiérarchie exemplaire, qui sait détecter les phénomènes très en amont. On nous a cité l'exemple d'un service d'où toutes les femmes partent. Nul besoin d'être un grand spécialiste de déontologie pour comprendre qu'il y a, dans ce service, un problème de rapport entre sexes ! Nous alertons sur ces petits signaux qu'il est facile pour un chef de ne pas voir.
Nous avons été sensibles au fait que la gendarmerie rédigeait des lettres de mise hors de cause des agents ayant fait l'objet d'une enquête pour discrimination quand il s'avérait que l'accusation était mensongère, de manière à ne pas laisser planer la suspicion.
S'agissant de la réponse disciplinaire et judiciaire, il nous est souvent apparu que la réaction était sous-proportionnée à la gravité de l'infraction. Nous formulons quelques propositions en ce sens. Le point 2.7 du rapport de la Lopmi a prévu une exclusion automatique du service pour certains délits, spécialement en matière de racisme et de discrimination : sa mise en oeuvre n'est pas impossible, mais elle mérite un examen très précis.
Enfin, il convient de progresser pour ne pas passer d'une action insuffisante à une saisine à tout crin de la justice dès que l'on bouge une oreille. Cependant, il faut appeler les choses par leur nom et transmettre les affaires de discrimination au pouvoir disciplinaire. À l'Inspection générale de la police nationale (IGPN) et l'Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) de réagir par leurs enquêtes.
Cinquièmement, enfin, je veux m'arrêter sur le contrôle d'identité. Nous ne reprenons pas l'analyse du récépissé développée par plusieurs organisations et par la Commission nationale consultative des droits de l'homme. Après profonde réflexion, nous pensons que cela n'atteindrait pas le résultat attendu et créerait une difficulté dans l'exécution des tâches en jetant une suspicion sur le policier, qui deviendrait une machine à débiter des bordereaux. Toutefois, nous pensons, comme beaucoup de sociologues que nous avons consultés, comme Fabien Jobard ou Christian Mouhanna, que le sujet est douloureux pour le public, notamment pour les jeunes de minorités visibles - encore que, l'autre jour, le bourgeois que je suis est le seul à avoir été arrêté sur le quai du métro par les vigiles de la RATP...
Le récépissé ne nous a pas convaincus. Mais, comme nous l'avons dit dans le rapport, nous sentons que les choses sont en train d'être prises en main par la justice. En 2021, l'État a été condamné pour faute lourde pour contrôle discriminant parce que n'avaient été contrôlées, en gare du Nord, dans une classe qui revenait de voyage, que trois personnes, toutes appartenant aux minorités visibles. Il est évident que les choses sont en train de changer.
La police et la gendarmerie doivent prendre des initiatives. Chacune de nos propositions peut paraître insuffisante en soi, mais si toutes étaient mises en oeuvre, je suis sûr que le rapport entre police et population changerait.
À ce sujet, je recommande la revue Après-demain de 2020. J'y ai écrit un article intitulé « La police peut-elle sourire ? ». Les agents de police sont-ils toujours obligés, quand ils contrôlent, de se comporter comme si vous aviez déjà tué trois personnes ? Elle peut expliquer le but du contrôle avec calme et maîtrise.