Merci beaucoup. Bonjour à tous. Je remercie la délégation aux droits des femmes du Sénat de nous donner à nouveau la parole. Nous étions déjà là en 2013, pour le rapport cité plus tôt par Madame la Présidente. Je ne suis pas certaine que le bilan soit très positif depuis, mais des avancées importantes ont tout de même eu lieu au niveau international.
Nous le savons, les femmes et les filles sont les premières victimes des conflits qui se multiplient dans le monde. La liste qui vient d'être citée n'est malheureusement pas exhaustive, mais elle est déjà suffisamment terrifiante. J'aimerais citer quelques chiffres. Ceux-ci sont froids. Il faudrait pouvoir mettre des noms et des visages derrière ces millions. C'est ce que nous nous efforçons souvent de faire chez Amnesty International, en documentant des cas individuels. Selon les derniers chiffres d'ONU Femmes, 44 millions de femmes et de filles ont été déplacées de force au sein de leur propre pays en 2021, en raison de conflits, soit plus que jamais auparavant. On parle de 511 millions de femmes et de filles vivant dans des pays fragiles et en conflits dans lesquelles elles sont potentiellement exposées à des violences extrêmes.
Merci, Madame la Sénatrice, d'avoir parlé de l'Éthiopie. Ce conflit est très méconnu. Il est hors du champ médiatique, et souvent politique. On en parle un tout petit peu depuis une quinzaine de jours en raison de l'accord de paix qui vient d'être signé le 2 novembre. C'est tout de même un trou béant dans les médias français, ainsi qu'au niveau politique. Nous avons eu plusieurs rendez-vous à la suite de rapports publiés par Amnesty International, l'un conjointement avec Human Rights Watch. Nous avons réalisé que les élus sont très peu informés de ce conflit, ce qui ne signifie pas qu'ils y sont insensibles. Nous l'expliquons en partie par le fait qu'il n'y a aucun accès au pays. Aucun observateur international ne peut atteindre la région du Tigré occidental ou la région Amhara d'Éthiopie. Les coupures Internet n'ont pas aidé à la médiatisation de ce conflit. Ainsi, merci de l'avoir évoqué.
Amnesty et Human Rights Watch parlent, pour ce conflit, de nettoyage ethnique, documenté par des violences sexuelles généralisées, de viols de masse, d'esclavage sexuel, de mutilations et d'exécutions sommaires. Ce sont des campagnes organisées, concertées, qui relèvent du crime contre l'humanité en application de la définition du droit international. Ce conflit est particulièrement symptomatique de ce que nous essayons de combattre aujourd'hui, et depuis plusieurs décennies.
Pour éclairer ce tableau très sombre, vous avez parlé des avancées au niveau de la communauté internationale, saluées par Amnesty International. Je peux notamment citer l'agenda « Femmes, Paix et Sécurité » introduit par la résolution 1325 d'octobre 2000 du Conseil de sécurité, suivie de neuf autres, la dernière datant de 2019. Il s'agit d'un agenda assez solide et charpenté sur tout ce que nous pouvons faire en matière de lutte contre les violences sexuelles et pour l'autonomisation et la participation des femmes à la gestion et à la résolution des conflits.
Cette résolution 1325 a ouvert cet agenda. Avant celle-ci, le Statut de Rome, instaurant la Cour pénale internationale (CPI) a, pour la première fois, dans son article 7, qualifié les violences sexuelles de crime contre l'humanité, dès lors qu'elles sont perpétrées dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique contre une population civile et en application d'une politique d'État ou de groupe armé. Cet élément est très important. On ne parle pas là de résolution juridiquement non contraignante, mais bien d'une convention s'appliquant aux 123 États Parties. Il y aurait beaucoup à dire sur sa transposition en droit interne, bien que ce ne soit pas le lieu pour en discuter aujourd'hui. Amnesty International lutte depuis de nombreuses années, en lien avec la coordination française pour la CPI, pour que la France lève les trois verrous empêchant le Statut de Rome d'être totalement opérationnel dans le pays et pour qu'il permette la lutte contre l'impunité au nom de la compétence universelle ou extraterritoriale. Cet élément de plaidoyer est très important pour Amnesty International et ses partenaires. Ce n'est pas totalement le sujet aujourd'hui mais tout de même, l'application de ce Statut et de son article 7 passe par son opérationnalité en droit français.
Ensuite, le Traité sur le commerce des armes (TCA) a été signé en 2013 et est entré en vigueur en 2014. Il a été fortement soutenu par la France. Son article 7 a instauré une disposition voulant que, lorsqu'il existe un risque que les armes transférées dans un pays puissent être utilisées pour la commission de violations des droits humains envers des populations civiles, le transfert soit interdit. Ainsi, un contrôle de ces transferts doit être mis en place au regard de cette règle d'or. Permettez-moi de vous lire l'alinéa 4 de cet article 7 : « Lors de son évaluation, l'État Partie exportateur tient compte du risque que des armes classiques puissent servir à commettre des actes graves de violence fondée sur le sexe ou des actes graves de violence contre les femmes et les enfants, ou à en faciliter la commission ». Là encore, nous parlons d'une convention internationale en droit positif, qui s'impose à ses 130 États signataires, parmi lesquels 111 États l'ayant ratifiée.
Cette évolution normative, très importante, tient compte des horreurs perpétrées dans les années 1990, notamment des conflits en ex-Yougoslavie et au Rwanda, ainsi que de ses répercussions dramatiques en République démocratique du Congo (RDC). Elle s'accompagne d'engagements politiques très forts dans des enceintes où nous ne les aurions pas nécessairement attendus. Ainsi en 2013, sous la présidence britannique, le G7 a introduit la question des violences envers les femmes dans les conflits dans son agenda, avec un chapitre traitant de la prévention des violences sexuelles dans ces conflits. Il soulignait l'importance de soutenir l'action des défenseurs des femmes et des droits humains de manière générale et particulièrement dans les zones de conflit. Cet engagement a été réaffirmé en avril 2019, sous la présidence française, par la Déclaration de Dinard, endossée par la déclaration finale du Sommet de Biarritz en août 2019. Les membres du G7 ont ainsi pris un engagement politique très fort et ont fait part d'une volonté très affirmée de s'emparer de ces questions. Ce n'était pas forcément dans leur ADN au départ.
Fin juin, s'est tenue à Paris, sous co-présidence française et mexicaine, la conférence internationale Pékin +25, devenu Pékin +26 en raison du Covid, qui a pris la forme du Forum Génération Égalité. Sous la pression des ONG, a été intégré à cet exercice un mécanisme particulier, le Global compact, visant à accélérer l'agenda « Femmes, Paix et Sécurité ». Les violences sexuelles faites aux femmes étaient d'ailleurs partie intégrante du programme de Pékin en 1995. Nous n'en sommes pas encore à l'application précise de ce Global compact, dont le contenu est encore très flou, mais nous nous réjouissons déjà de cette inscription politique. Elle nous permet de disposer d'un levier important pour demander aux États d'avancer sur cette question.
S'agissant de l'agenda « Femmes, Paix et Sécurité », c'est la première fois qu'un texte international met en lumière l'impact disproportionné et démesuré des conflits armés sur les femmes et les filles. Il insiste également sur leur sous-représentation, voire leur non-représentation dans certains cas, dans les processus de paix et les mécanismes de résolution des conflits. La résolution 1325 pose la première pierre de cet agenda, depuis charpenté par neuf autres. Nous avons essayé de fêter ses vingt ans en octobre 2020. Cet agenda vise aussi à reconnaître, sur un pied d'égalité avec les hommes, la participation des femmes à la prévention et au règlement des conflits et à la consolidation de la paix. Les femmes ne sont plus seulement des victimes. Elles sont reconnues comme des actrices à part entière dans la prévention, la lutte contre les violences et l'impunité, et la restauration de la paix.
L'agenda 1325 s'articule autour des piliers suivants :
- la question de la participation et de la représentation des femmes dans les négociations et instances de paix ;
- la prévention, en encourageant la mise en place de stratégies efficaces permettant de prévenir toute forme de violence à l'égard des femmes et des filles ;
- la protection des droits et la prise en compte des besoins spécifiques des femmes et des filles en période de conflit et post conflit, y compris l'accès aux soins et aux droits sexuels et reproductifs ;
- le secours et la reconstruction, en encourageant l'incorporation des perspectives de genre dans les efforts d'assistance, de réinsertion et de reconstruction des femmes victimes.
La mise en place de cet agenda passe par la lutte contre l'impunité et sa promotion. Il se décline au niveau national par des plans d'action triennaux, au nombre de trois pour la France. Le premier a été adopté en octobre 2010, le second pour la période 2015-2018, et le troisième, après trois ans de retard, a été adopté en 2021. Cette interruption n'est pas un très bon signe politique de la volonté française d'appliquer ce plan. Le premier avait été très inclusif. Ce plan, dans sa préparation, a pour intérêt d'inclure tous les ministères concernés par son application - la Défense, la Justice, les Affaires étrangères, l'Intérieur -, ou encore l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), ainsi que la société civile, le Quai d'Orsay étant à la manoeuvre. Le troisième plan n'a pas respecté l'intégration de la société civile, ce que nous lui avons reproché. Pour autant, si nous voulons être positifs, nous pouvons saluer son existence. C'est un cadre très important. Il représente un véritable travail des différents ministères et de la société civile et prévoit d'impliquer les parlementaires dans le contrôle de sa mise en oeuvre. Il est maintenant essentiel de le faire vivre et de lui donner du contenu pour cadrer l'action de la France dans l'application de cet agenda.
Nous avons rencontré il y a quelques mois, avec l'ancienne directrice d'Amnesty International Ukraine, la cellule diplomatique de l'Élysée, à propos de l'Ukraine, dans un dialogue très ouvert, notamment sur les moyens à mettre en oeuvre par la France pour agir contre les violences sexuelles. Le cadre du Plan national d'action, qui engage politiquement la France, est très utile dans ce conflit. Il en va de même s'agissant de l'Éthiopie, qui n'a jamais été mise à l'agenda des Nations unies du fait des vetos russes et chinois. En revanche, le Conseil des droits de l'Homme s'est emparé de ce sujet, avec une commission d'experts qui a enquêté et documenté ces cas. C'est un outil utile, mais qui ne s'use que si l'on s'en sert.
Pour conclure, ces plans d'action nationaux doivent être un cadre à utiliser et auquel donner du contenu. Le bilan de l'application de la résolution 1325 n'est pas forcément très positif au regard de l'état du monde, mais nous identifions une vraie question de volonté politique et d'actions des ONG, de la société civile et des parlementaires pour interpeller le Gouvernement français. Ce dernier doit prendre toute sa part dans l'application de cet agenda et dans la lutte contre l'impunité envers les auteurs de violences gravissimes faites aux femmes et aux filles.