Intervention de Céline Bardet

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 24 novembre 2022 : 1ère réunion
Table ronde sur les femmes en temps de conflits armés

Céline Bardet, fondatrice et directrice générale de We are NOT Weapons of War (WWoW) :

Pardon pour le nom anglais de cette ONG, bel et bien basée en France.

Bonjour à toutes et à tous. Merci pour cette invitation. Je reviendrai dans un premier temps sur votre discours d'ouverture, au cours duquel vous disiez que nous avions la certitude que la lutte contre les viols et les violences sexuelles commises lors de conflits armés n'était pas séparable de la lutte contre toutes les violences faites aux femmes. Évidemment, j'adhère à vos propos. J'ajoute que cette lutte n'est pas non plus séparable de la question de la bonne gouvernance. Quand on parle de violences sexuelles dans les conflits armés, on parle de pays en conflits et donc de la question de l'État de droit et de la bonne gouvernance. En France, nous avons peut-être un rôle à jouer sur ces questions en termes de diplomatie. Le pays essaie d'ailleurs souvent de le faire.

Ensuite, quel est le bilan aujourd'hui, quelle est l'ampleur des violences sexuelles dans les conflits armés ? Il est très difficile de répondre à cette question. J'intervenais hier sur ces questions au Conseil économique, social et environnemental (Cese) car aucune étude mondiale n'existe sur l'ampleur des violences sexuelles dans les conflits et les zones fragiles. Depuis des années, nous demandons à être financés pour mener cette étude mondiale qui est urgemment nécessaire. Des chiffres ont été donnés sur le nombre de femmes déplacées ou se trouvant dans des zones de crise ou de conflit. Merci de l'avoir noté, car ils sont en augmentation. Pour autant, quelle est l'ampleur des violences sexuelles dans ces conflits et zones de crise ? Sur les routes de l'exil ? Quel est leur modus operandi ? Qui sont les violeurs ? Comment tout cela est-il opéré ?

Je suis juriste et enquêtrice criminelle internationale. Je travaille sur les crimes de guerre. J'ai fondé We are NOT Weapons of War en 2014. Nous sommes une toute petite structure qui n'a pas d'argent. Je travaille énormément sur le terrain. On parle aujourd'hui beaucoup des violences sexuelles dans les conflits et nous devons nous féliciter de ce progrès. J'aime à penser que la création de notre ONG en France a amené dans le pays un plaidoyer qui manquait sur ces questions. Je suis déçue qu'on ne puisse pas écouter Maurine Mercier, parce que son travail en Ukraine et en Libye, sur le viol des hommes, est très important. Je vous invite tous à regarder ses reportages.

Je mentionnais que j'étais juriste car en plus de la question de l'accompagnement, celle de la justice doit également être prise en compte. Comment rend-on justice à ces victimes ? Comment leur donne-t-on la parole ? Dans ce propos, je prends en compte le processus judiciaire, évidemment, mais il n'y a pas que cela. Les victimes veulent d'abord être crues, que leur histoire soit reconnue et validée. La plupart du temps, en droit commun, on a tendance à remettre en cause le témoignage des personnes lorsqu'il s'agit de violences sexuelles. Par ailleurs, quelle sorte de réparation donner aux victimes ? Ce sujet est en cours en Ukraine, alors que nous y sommes en plein conflit. Les réparations peuvent prendre différentes formes. Certaines passent par le processus judiciaire, mais pas uniquement. La parole et la prise de conscience publique de ce qui se passe est tout aussi essentielle et cette parole doit être celle de ces victimes sans intermédiaire.

Par ailleurs, la temporalité des victimes n'est pas celle des médias, des institutions internationales, des politiques ou des bailleurs de fonds. Les violences sexuelles dans les conflits créent des traumatismes gigantesques qui durent des années s'ils ne sont pas pris en charge. La justice est lente. Elle nécessite un travail invisible. C'est le secteur dont on parle le plus en matière de crimes de guerre et notamment de viols de guerre, en soulignant l'existence d'une impunité, qui n'est pas totalement vraie. Pourtant, paradoxalement, c'est aussi celui que l'on a le plus de mal à financer. Les projets qui appuient les processus de justice peinent à être financés par les bailleurs de fonds, qui souvent n'y voient pas les effets immédiats. Les appuis à la CPI, les tribunaux pénaux internationaux s'ajoutent à un travail d'enquête et d'analyse mené par les tribunaux civils, ou à une collaboration avec les unités d'enquêtes judiciaires. Nous travaillons avec les unités en France. Vous avez par ailleurs soulevé la question de la compétence universelle, extrêmement importante. Un appui est nécessaire sur ces questions non pas pour ces tribunaux uniquement mais pour les organisations de la société civile qui les appuient. Ce sont les organisations de la société civile qui aujourd'hui documentent, analysent, identifient les victimes et les témoins et c'est d'elles que les parquets, enquêteurs et tribunaux ont besoin pour construire leurs dossiers. Les victimes qui témoignent ont aussi grandement besoin d'être accompagnées, conseillées et ceci ne relève pas du travail de ces tribunaux.

Ensuite, comment identifier ces victimes qui restent en grande majorité invisibles ? Pour une victime qu'on entend aujourd'hui parler, grâce au travail des journalistes, ce sont des dizaines, voire des centaines d'autres qui ne parlent pas et n'ont accès à rien. La création de WWoW est née d'une réflexion face à ce qu'il se passait sur le terrain, visant à révolutionner le système, parce qu'il ne fonctionne pas. Et nous devons d'abord accepter ce constat : nous avons échoué, il faut donc réfléchir à comment faire autrement. On demande souvent aux victimes d'aller porter plainte, voir un médecin ou se rendre dans les services. Pourtant, elles ne le peuvent pas, parce que les conditions de sécurité ne sont pas réunies dans les zones de conflit, ou parce qu'elles-mêmes ne sont pas en capacité psychologique de le faire. J'ai donc pensé que nous devions mettre en place un système leur permettant de se signaler.

Je travaille notamment en République démocratique du Congo (RDC). Le Kivu est immense. On y parcourt des centaines de kilomètres pour arriver au fond de nulle part et trouver une victime. J'espère que nous pourrons écouter Justine Masika Bihamba, qui réalise elle aussi un travail extraordinaire dans ce pays. Toujours est-il que nous devons mettre en place des moyens pour les victimes de se signaler et leur apporter les services là où elles sont. La plupart d'entre elles ont effectivement d'importantes difficultés à accepter de se déplacer, surtout au départ, et d'aller suivre un appui psychologique. Tout ce que nous pouvons leur proposer ne correspond pas à leurs besoins. Je rencontre beaucoup de victimes qui, quand elles ont subi ces viols, ne sont pas prêtes pour la justice. Elles réalisent les examens médicaux urgents, bien entendu, parce qu'elles n'ont pas le choix. Souvent, elles ne sont pas prêtes pour le reste et nous ne pouvons pas les y forcer. Plusieurs mois, voire des années plus tard, elles viennent car elles veulent aller en justice, parce qu'elles ont besoin d'un soutien psychologique, parce qu'elles souhaitent raconter leur histoire - ce qu'elles ne parviennent souvent pas à faire au début. Nous devons créer des espaces leur permettant de le faire, et donc les identifier dès le départ pour ensuite les accompagner tout le long de leur process et surtout, travailler à leur rythme plutôt qu'au nôtre. C'est également valable pour la justice. C'est toute la difficulté des témoignages et du recueil des éléments de preuve.

Dans cette perspective, nous avons créé l'outil Back-Up, que nous nous apprêtons à lancer en Ukraine début 2023 et dans le monde entier. Il s'agit d'un système d'alerte sécurisé sous la forme d'un site web application, à travers un lien vers un questionnaire judiciaire. Il permet aux victimes de se signaler, de s'enregistrer, de donner des éléments de preuve. Ainsi, nous pouvons les identifier, ce qui facilite leur assistance et l'avertissement des services sur place. De l'autre côté, un outil d'analyse criminelle récupère ces informations et les analyse. Elles peuvent être utilisées pour des poursuites judiciaires ou en appui d'enquêtes. Les gendarmes en France ou les enquêteurs de la CPI peuvent nous contacter pour obtenir les informations dont ils auraient besoin. L'outil nous permet aussi de raconter et mémoriser leur histoire, à travers leur voix à elles. C'est certainement la partie la plus essentielle pour moi, leur donner une voix. Cet outil a été développé dans une première version pour répondre aux besoins liés aux viols de guerre, mais il peut être adapté. Par exemple il pourrait et devrait être mis en place au niveau national pour les victimes de violences et de violences sexuelles, il pourrait aussi être adapté afin de permettre aux femmes iraniennes et afghanes qui, en ce moment, luttent comme beaucoup d'autres, de porter leur voix, de raconter ce qu'il se passe pour elles et donc de le documenter.

Nous l'avons dit, nous avons beaucoup regardé ces jeunes filles et ces femmes comme des victimes, et elles le sont, mais elles sont aussi actrices. Elles luttent et prennent de la place pour raconter leur histoire, à travers leur voix. C'est très important. Nous devons les soutenir dans cette démarche. Elles n'ont pas besoin d'intermédiaires. Elles doivent pouvoir parler. Elles sont en mesure d'exprimer leurs besoins en termes de justice, de réparation, de structures. Elles connaissent leur culture et savent ce qu'il est possible de faire.

À titre d'exemple, je travaille beaucoup en Libye. Une femme y ayant été violée ne peut accepter qu'un médecin vienne la voir. Nous avons donc fonctionné avec un système de photographies à travers l'outil Back-Up, permettant de voir les blessures, et créant un vecteur et un premier contact. Ce qui a permis ensuite de pouvoir l'accompagner. S'adapter aux besoins de chacune et de chacun, c'est cela une grande partie de la solution.

Enfin, nous allons lancer un nouveau site Internet regroupant de nombreuses informations, dont une carte vouée à être interactive, si nous y parvenons. Elle donnera une vision de l'ampleur des violences sexuelles dans le monde depuis la Seconde Guerre mondiale. Elle permet de voir que ce problème n'a pas de religion, de culture, de frontière. De l'Ukraine à la Centrafrique en passant par le Rwanda, la Libye ou la Syrie. Ce sont les mêmes modus operandi, les mêmes objectifs de terreur et d'humiliation et de destruction. À titre d'exemple, en Bosnie-Herzégovine, il y avait des camps de viols mis en place pour violer les femmes et les « purifier », outil de nettoyage ethnique. Le viol de guerre n'est jamais un dommage collatéral ou un incident, il est une arme à déflagrations multiples, un crime silencieux et quasi parfait qui laisse peu de traces et vise à détruire.

Merci beaucoup.

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