Merci d'inviter le CICR à participer à cette journée de réflexion, au cours de laquelle je mettrai l'accent sur les dispositions du droit international humanitaire (DIH) applicable dans les conflits armés. Il peut paraître un peu naïf de le dire, mais j'aime en revenir aux fondamentaux, surtout après avoir entendu les témoignages livrés lors de la première table ronde. Il est important de dire haut et fort que les femmes dans les conflits armés ont des droits qui tiennent compte de leurs besoins spécifiques et qu'il existe un cadre juridique, contraignant et obligatoire, tant pour les belligérants que pour l'ensemble des États parties aux Conventions de Genève, destiné à protéger généralement et spécialement les femmes. Nous pourrions penser que cela va sans dire, mais c'est encore mieux en le disant. Ce constat permet de mieux répondre aux questions que vous vous posez s'agissant de l'établissement des responsabilités, la recherche des responsables et la question des réparations.
Nous ne partons donc pas de rien. Des dispositions existent et depuis longtemps. Tant le DIH, applicable en période de conflit armé, que d'autres branches du droit international public, comme le droit international des droits de l'Homme (DIDH) ou le droit des réfugiés, répondent de façon plutôt adéquate aux besoins des femmes qui se trouvent dans ces situations. Autrement dit, le défi consiste donc à traduire le droit en pratique par divers moyens et, lorsque le droit n'est pas respecté, à mettre en jeu les responsabilités, y compris sur le plan pénal. C'est pourquoi, il est essentiel de mettre d'abord l'accent sur l'importance de prévenir ces violences, ce qui est aussi une obligation du DIH. Je ne parle pas ici de la prévention des guerres comme l'évoquait le sénateur Pierre Laurent tout à l'heure, car il s'agit là d'une ambition qui n'entre pas dans le but du DIH, lequel se borne à poser des limites aux guerres. La prévention passe également par une compréhension et une modification des comportements des belligérants. Le CICR a travaillé sur ces questions et a publié plusieurs brochures sur ce sujet.
En effet, le CICR est un acteur spécifique dans les conflits armés puisqu'il dispose d'un mandat qui lui a été conféré par les 96 États parties aux Conventions de Genève pour veiller au bon respect du DIH. Dans ce cadre, il porte naturellement une attention particulière aux femmes et aux violations que les délégués du CICR constatent sur le terrain, quels que soient les conflits armés.
Le CICR a beaucoup travaillé et travaille toujours au développement de divers outils utiles destinés à répondre aux besoins spécifiques des femmes dans les conflits armés. Je citerai notamment le guide pratique Répondre aux besoins des femmes affectées dans les conflits armés, qui s'inscrit dans le cadre de campagnes et d'une série d'études conduites par le CICR, notamment celle publiée en 2001, intitulée Les femmes face à la guerre, qui analyse l'impact des conflits armés sur les femmes (voir aussi la stratégie 2018-2024 du CICR sur les violences sexuelles : ( icrc_strategy_on_sexual_violence_2018-2024_eng_layout_0.pdf). Il nous est possible de faire plusieurs constats. D'abord, les problèmes rencontrés par les femmes dans les conflits armés ne sont ni une fatalité ni un aspect oublié par le droit. Deuxièmement, les violences qu'elles endurent dans les conflits armés sont de divers ordres. On pense en premier lieu aux violences sexuelles, mais il y a bien d'autres formes de violences, moins visibles, physiques et morales, souvent liées les unes aux autres, qui pourraient être évitées si le DIH était respecté.
Selon le DIH, les femmes bénéficient d'une double protection : une protection générale en tant que personnes civiles et une protection spéciale pour tenir compte de leurs besoins particuliers.
Or, et bien que ce soit interdit par le DIH, si tous les civils pâtissent des effets des hostilités, en Ukraine, comme dans tous les autres conflits armés, ce sont les femmes qui sont en première ligne de l'irrespect des normes et des règles relatives à la conduite des hostilités. Lorsque des biens civils sont endommagés ou hors d'état de fonctionner, lorsque les structures de santé, si essentielles pour les mères et les enfants, sont détruits, ce sont les femmes, devenues les chefs de famille puisque le plus souvent les hommes sont au combat, qui en subissent les premières et de plein fouet les conséquences douloureuses comme ne plus avoir de logement, de nourriture, d'eau, de carburant, d'électricité, d'école pour leurs enfants, d'accès aux soins, ce qui, de plus, les contraint souvent à se déplacer.
Autrement dit, si les belligérants ne respectent pas les normes relatives à la conduite des hostilités, il s'ensuit une cascade de conséquences, parmi lesquelles un risque accru de violences, sexuelles et autres, à l'encontre des femmes. Si, par exemple, un bombardement illicite occasionne des coupures d'eau, les femmes se voient obligées d'aller chercher l'eau en utilisant des moyens de déplacement peu sûrs et les risques d'agression sexuelle sont donc multipliés. C'est malheureusement la réalité de tous les conflits armés.
Mais relevons aussi que les femmes sont exposées à des risques accrus en temps de conflit car, déjà en temps de paix, elles sont victimes de stigmatisation et de discriminations. Que l'on parle d'emploi, de sécurité économique ou d'autres aspects, ces inégalités sont exacerbées en période de guerre.
Pourtant, le DIH protège spécialement les femmes en tant que femmes et en tant que mères. En outre, elles sont spécialement protégées contre le viol, la prostitution forcée et tout autre forme d'attentat à la pudeur. La violation de ces dispositions constitue une infraction grave du DIH, qualifiée de crime de guerre, qui s'applique à toute personne quel que soit son genre.
Comme pour toute victime, la réparation des préjudices subis est essentielle. C'est aussi une obligation du DIH. Cette réparation doit s'exprimer par des voies diverses, le procès pénal, l'indemnisation, la restauration dans l'état antérieur, la réhabilitation physique, entre autres. À cet égard, la parole des victimes doit être libérée et favorisée. Sur ce point, beaucoup reste à faire.
Enfin, je l'ai dit, la prévention et la sanction des violations quelles qu'elles soient, relèvent de la responsabilité première des belligérants, qu'il s'agisse d'États ou de groupes armés non étatiques. Elles relèvent également de la responsabilité de tous les États, y compris ceux qui ne sont pas parties au conflit. Tous se sont engagés à « faire respecter » le DIH.
Il y a deux autres points que j'aimerais souligner : tout d'abord, lorsque l'on parle des femmes, il va de soi que cela englobe aussi les jeunes filles. Dans le monde entier, elles sont exposées à nombre d'abus, physiques ou psychologiques, qui s'accroissent en période de conflit armé. Nous avons une pensée particulière pour les jeunes filles enlevées par Boko Haram au Nigéria, ou pour les petites filles qui se trouvent dans des camps d'Al-Hol en Syrie. La liste n'est pas exhaustive. Pour ce qui les concerne, les dispositions qui s'appliquent particulièrement aux enfants s'ajoutent à celles qui protègent spécialement les femmes. N'oublions pas que nombre de ces jeunes filles, à l'instar de jeunes garçons, sont enrôlées de force dans les conflits armés, par des États ou des groupes armés non étatiques. Dans ce cadre, elles doivent également bénéficier d'une protection particulière. Ce sont avant tout des victimes.
Ensuite, les femmes dans les conflits armés ne peuvent pas être considérées comme un groupe homogène. Elles ne sont pas toujours ou pas seulement des victimes passives. Beaucoup sont actives. Et, on l'oublie souvent, elles peuvent aussi être « combattantes » au sein de forces armées gouvernementales ou de groupes armés non étatiques. D'ailleurs, les dispositions du DIH protectrices des femmes trouvent leur origine dans la Convention de Genève de 1929 sur les prisonniers de guerre. À l'époque, on avait réalisé que de nombreuses femmes avaient combattu pendant la Première Guerre mondiale, ce qui a occasionné l'introduction d'une protection spécifique des prisonnières de guerre. Cette protection a ensuite été étendue aux femmes en général dans les conflits armés.
Pour ce qui est des réponses opérationnelles, le CICR a élaboré et conduit sur le terrain de multiples programmes pour apporter son soutien aux femmes dans les conflits armés. Je ne saurais tous les citer ici mais parmi ceux-ci mentionnons la fidèle incorporation du DIH dans les législations nationales, l'enseignement du DIH, la formation de tous les acteurs, y compris des personnels humanitaires, à la prise en charge des victimes de violences sexuelles, la sensibilisation et le dialogue avec les belligérants, qu'il s'agisse de forces armées gouvernementales ou de groupes armés non étatiques, le développement de moyens divers pour réduire les risques de violences sexuelles, etc. En France, par exemple, avec le ministère des armées, le CICR a participé à plusieurs sessions spécialement consacrées aux violences sexuelles et basées sur le genre. Nous travaillons aussi sur le terrain à convaincre les parties au conflit de permettre le ravitaillement adéquat des civils car le DIH oblige en effet les parties à un conflit à autoriser et faciliter le passage rapide et sans encombre des secours humanitaires distribués de manière impartiale et sans aucune distinction de caractère défavorable aux personnes civiles dans le besoin.
En conclusion, si les femmes sont toujours si peu respectées et si peu protégées dans les guerres, ce n'est pas faute de normes. Cela est essentiellement dû à l'ignorance ou à l'irrespect du DIH. Comme le CICR l'a récemment rappelé lors de l'Assemblée générale de l'ONU, nous demandons à ce que davantage soit fait pour prévenir les violations et appelons les États à prendre des mesures de précaution spécifiques dans la conduite des hostilités mais aussi à intégrer une perspective de genre dans l'application du DIH. À ce propos, je vous signale la parution en juin 2022 d'un rapport du CICR sur l'impact des conflits armés sous l'angle du genre et les implications dans l'application du DIH (voir : Gendered impacts of armed conflicts and implications for the application of IHL | Comité international de la Croix-Rouge (icrc.org)). Il n'existe pour l'instant qu'en anglais.
C'est donc dès le temps de paix, avant le déclenchement d'un conflit armé, que tous ensemble, il nous faut travailler à prévenir toutes les violences et à promouvoir un respect fidèle du DIH.