Intervention de Thomas Charbonnier

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 24 novembre 2022 : 1ère réunion
Table ronde sur les femmes en temps de conflits armés

Thomas Charbonnier, gynécologue-obstétricien, administrateur de l'ONG Gynécologie sans frontières (GSF) :

Merci pour cette invitation qui nous donne de la visibilité. Nous sommes une petite ONG, mais avons beaucoup de travail. Notre expertise gynécologique et obstétricale est quasi exclusive dans le monde. Nous cherchons des financements parce que nous sommes mauvais en communication, puisque nous nous attardons davantage sur nos missions.

Permettez-moi de projeter une présentation, qui contient des images de contexte et de mission. Nous les manions avec précaution et ne diffusons pas d'images médicales, souvent assez brutales et techniques.

Nous travaillons beaucoup avec le professeur Denis Mukwege, évoqué plus tôt. Il est un ami de GSF. Comme il le dit lui-même, réparer une femme chirurgicalement est très difficile, mais c'est pourtant la part la plus simple du travail. On peut les soutenir, mais on ne peut jamais guérir la dimension psychologique.

GSF a été créée en 1995 sur l'initiative d'un groupe de sages-femmes et de médecins alertés sur la condition des femmes dans le monde, et notamment sur l'insuffisance d'accès aux soins sous toutes ses formes, médicales, psychologiques ou juridiques. Tout ce qui peut toucher les femmes nous intéresse. Nous tentons de nous déplacer en suivant l'actualité, sur tous les terrains qui existent. Nous agissons sur tous les sujets : la périnatalité, les souffrances médicales et psychologiques, les violences intrafamiliales, les violences conjugales, les discriminations de toutes sortes, et évidemment, les violences sexuelles en temps de conflits. Dès qu'il y a un conflit, tout comme un séisme, les femmes et les enfants sont les premières victimes, car ce sont les populations les plus fragiles, et ce sont des cibles.

Nous sommes aujourd'hui présents au Rwanda, dont nous revenons du campement de Mahama 2. Nous sommes également beaucoup en RDC, à Panzi et Otema, au Cameroun, en Centrafrique, au Togo. Nous nous sommes aussi installés en France en 2014, pour des raisons que nous exposerons plus tard. Nous allons peut-être intégrer SOS Méditerranée, toujours pour aider les femmes. Nous avons commencé par intervenir au Mali, au Burkina Faso, puis au Kosovo en 1999. Nous allons partout où nous sommes appelés. C'est ce qui s'est passé dans le nord de la France. Une sage-femme nous a contactés pour nous indiquer que les situations pour lesquelles nous intervenions à l'international se retrouvaient également dans la jungle de Calais. Nous avons effectivement retrouvé des conditions que nous observions ailleurs, voire pire, dans les camps du Nord de la France.

La presse nous appelle aussi partout. Il est aujourd'hui aisé de trouver des articles évoquant les violences sexuelles dans les conflits armés. Dès qu'il y a un conflit, des viols s'y associent. C'est systématique, depuis plusieurs siècles.

En RDC, au Kivu, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) estime les victimes de viol au nombre de 500 000. En 2004, le Docteur Mukwege signalait qu'il opérait 4 000 femmes par an, il en opère aujourd'hui 2 500. C'est moins, mais comme il le dit lui-même, les métastases sont là. Nous sommes loin d'arriver à un nombre de victimes inexistant.

Au Rwanda, plusieurs rapports soulignent la présence d'une majorité de femmes et d'enfants dans les camps de Mahama 1 et 2. En 2019, on y recensait 400 000 personnes. La surpopulation et la promiscuité occasionnent beaucoup de violences sexuelles, qualifiées de violences de genre, sur les adolescentes, les enfants et les femmes, sous toutes les formes : mariages forcés, grossesses forcées, rapports sexuels précoces... Nous avons été alertés sur les camps 1 et 2, qui devaient initialement accueillir 50 000 personnes. Le premier a été créé en 2015, et un second a été monté ensuite. Nous avons beaucoup travaillé avec Marguerite Barankitse, surnommée L'Ange du Burundi, la fondatrice de la Maison Shalom. Elle a dû fuir son pays en 2015 pour cela. Elle a énormément contribué à la protection des femmes et des enfants.

Nous menons trois types d'actions concernant le sujet évoqué - nous en menons bien entendu bien d'autres en sus. D'abord, l'action de terrain consiste à envoyer des équipes sur place, et à agir et opérer. Nous envoyons des chirurgiens, mais aussi des sages-femmes. Lorsque vous intervenez sur des violences sexuelles, vous devez nécessairement apporter un soutien psychologique englobant la femme dans toutes ses dimensions, mais aussi un suivi des grossesses, qu'elles soient forcées, non désirées, ou désirées. Ce suivi de terrain a une limite. Lorsque vous arrivez, que vous opérez, exposez toutes vos connaissances, puis que vous partez, le bénéfice est perdu à J+1. Si vous n'avez pas enseigné, vous perdez la pérennité de ce que vous faites. Il est presque plus important d'enseigner ce que vous savez faire que de le faire vous-mêmes. Je parlerai ensuite de la France, puisqu'il ne serait pas logique d'aller très loin, en Afrique, pour y aider les femmes victimes de viol, mais de les laisser être violées dans nos camps au terme de leur parcours migratoire.

Sur le terrain, je vous présente les quatre grands hommes que sont le professeur Richard Villet, président de l'Académie de chirurgie ; Claude Rosenthal, président d'honneur de Gynécologie sans frontières ; Étienne Vincent, chirurgien viscéral très engagé dans l'humanitaire ; et Bernard Creze, ami personnel de Denis Mukwege, chirurgien gynécologue à Angers. Il a créé un partenariat de formation de chirurgiens au CHU d'Angers. Ces hommes ont mené une mission pilote de 2012 à 2018 à Panzi, en RDC, dans la zone où se trouvaient des femmes mutilées et violées ayant besoin de soins. Nous nous sommes rendus dans la structure montée par le Docteur Mukwege pour y enseigner des techniques. Nous y expliquons notamment une technique reproductive sécure consistant à traiter par voie basse des femmes souffrant de prolapsus, sur des séquelles handicapantes, mais aussi sur tout ce qui peut concerner des violences sexuelles et des réparations.

Vous connaissez le Professeur Mukwege, prix Nobel de la paix en 2018. Il a soigné plusieurs dizaines de milliers de femmes depuis vingt ans dans son hôpital. Il a échappé à six tentatives d'assassinat, et est protégé par Monusco.

Sur la formation, nous avons créé et soutenu un diplôme universitaire de chirurgie vaginale et pelvienne, reconnu par l'université évangélique d'Afrique, très valorisée sur le territoire. Nous avons formé dix-sept personnes en 2019, qui savent opérer les femmes. Nous faisons du compagnonnage, comme nous le faisons en France, pour vraiment enseigner la chirurgie.

La dernière mission s'est tenue du 6 au 18 décembre 2021. Le Covid nous a un peu ralentis, comme tout le monde. Le matin, nous étions au bloc pour enseigner des interventions vaginales et coelioscopiques face à de vraies patientes. Les violences sexuelles, contrairement aux mutilations traditionnelles, peuvent être de toutes sortes. Nous pouvons être confrontés à de très mauvaises surprises, raison pour laquelle nous avons étendu l'expertise à la chirurgie viscérale et urologique. Ces chirurgiens doivent être capables de prendre en charge des interventions qui n'existaient pas jusqu'alors. L'après-midi, le Professeur Mukwege dispensait des formations théoriques sur l'anatomie ou la chirurgie générale avant de délivrer un véritable diplôme universitaire. Celui-ci a été reconnu et inauguré le 19 janvier 2021, en présence du Président de Panzi et du doyen de l'université. Ainsi, les jeunes médecins qui sortiront de cette formation seront véritablement reconnus.

À Otema, un petit hôpital a été monté par Tony Elonge, élève du Professeur Mukwege. Il se trouve plus au centre, dans une zone plus sûre. Nous y recueillons des patientes qui fuient la zone est. Il a créé une structure qui opère les femmes victimes, mais il leur donne également du travail. Elles peuvent rester et discuter entre elles. Il a créé un lieu de vie ne leur imposant pas de partir après la chirurgie. Elles peuvent se réinsérer, bénéficier d'un soutien psychologique et retrouver une vie qu'elles ont perdue. En effet, la plupart d'entre elles peuvent être rejetées et mises au ban de la société parce qu'elles ont été violées. Nous avons déjà réalisé une mission de compagnonnage chirurgical là-bas. Nous y retournerons en février.

Enfin, une migration s'opère en trois étapes : le pays de départ, dans lequel les femmes peuvent avoir subi des violences sexuelles ; le parcours, où elles sont soumises à la loi des passeurs ; et les camps à l'arrivée, où s'applique la loi du plus fort. Ainsi, si elles ne prennent pas la même forme à chaque étape, les violences sexuelles y restent bien présentes. Nous devons donc prendre en compte l'ensemble du parcours.

Nous pouvons intervenir au départ. C'est ce que nous essayons de faire. Au milieu, il nous est très difficile d'agir. Si elles se présentent chez nous à l'arrivée, nous avons le devoir de prendre ces femmes en charge. Elles échappent aux lignes dessinées par les pouvoirs publics, notamment dans les camps créés de façon illégale. La police ne s'y rend pas nécessairement. La sécurité n'y est pas assurée. Ces femmes sont les premières cibles. Elles sont parfois dans une tente inaccessible au fond d'un camp. S'il y a des viols ou une pression des services ou des passeurs, nous n'y avons pas accès.

La condition féminine est complexe. Des questions bêtes deviennent vitales. Comment uriner, gérer ses règles, se laver ou laver ses enfants ? Nous avons créé Caminor dans cette optique en 2015, sur l'appel d'Alexandra Duthe, sage-femme dans le nord de la France. Nous avons mené 150 missions depuis cette date. Nous avons depuis fondé Camifrance à Paris, dans le sud, à Lyon. Nous avons réalisé qu'il y avait des femmes migrantes partout en France, et pas uniquement dans le nord. Ce dispositif consiste à faire des maraudes pour aller chercher ces femmes, qui ne se présentent que très rarement pour faire part de leurs soucis. Nous avons même dû cacher l'estampille GSF sur notre camion, parce que nous avons réalisé que les hommes ne savaient pas trop ce que ces femmes allaient chercher lorsqu'elles y entraient. Nous avons donc rendu la consultation « silencieuse », en effaçant tout et en rendant le camion blanc comme celui de Médecins sans frontières. Nous nous sommes rendu compte que les femmes venaient davantage si nous n'affichions pas la signature de notre organisation. Nous les écoutons et les accompagnons, les prenons en charge, nous mettons en place toute la logistique de prise en charge d'infections sexuellement transmissibles et de grossesses associées aux viols. Nous fournissons également un accompagnement juridique.

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