Intervention de Muy-Cheng Peich

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 24 novembre 2022 : 1ère réunion
Table ronde sur les femmes en temps de conflits armés

Muy-Cheng Peich, directrice de l'éducation, de l'impact et de la recherche de Bibliothèques sans frontières (BSF) :

Merci de nous offrir l'opportunité de vous présenter nos actions et merci pour ces échanges très intéressants. Permettez-moi de faire un petit pas de côté en commençant par vous expliquer le mandat de Bibliothèques sans frontières avant d'entrer dans le vif du sujet. Je pourrai ainsi illustrer en quoi ces espaces communautaires et de sociabilité peuvent devenir des espaces sécurisés pour la prise en charge des femmes et plus globalement des victimes de violences sexuelles dans les conflits. Notre ONG a été créée il y a quinze ans dans le but de faciliter l'accès et l'accessibilité à la connaissance partout dans le monde, notamment auprès des populations les plus vulnérables. Ces bibliothèques peuvent être des lieux d'émancipation et de prise en charge psychologique.

Je reviendrai sur trois aspects qui me semblent primordiaux. Le premier est la notion de l'aller vers, au plus près des populations qui ont besoin d'un accompagnement, d'une aide humanitaire, d'un soutien psychologique. Les victimes sont confrontées à une multitude de barrières sociales, psychologiques ou symboliques pour aller chercher cette aide et être identifiées par les acteurs humanitaires. La question de la temporalité est également importante : celle de la prise en charge immédiate, médicale et urgente, mais aussi celle de la reconstruction et de la possibilité de se projeter dans un avenir à nouveau, cela pour les victimes de violences sexuelles, mais aussi pour leur entourage et tous ceux qui ont été traumatisés par ces violences, même s'ils ne les ont pas subies directement. La capacité d'agir nous touche également beaucoup. La notion d'empowerment a été évoquée plus tôt. Les femmes victimes de violences sexuelles sont souvent mises à l'écart, stigmatisées, ostracisées. Il leur est nécessaire de pouvoir se reconstruire, reconstruire leur dignité, d'avoir accès à des moyens de subsistance, de s'autonomiser financièrement et socialement. Cet enjeu est tout aussi primordial dans la lutte contre les violences sexuelles dans les conflits.

Le docteur Charbonnier parlait plus tôt de catastrophes naturelles. Voici une photographie du camp de déplacés de Port-au-Prince, à Haïti, après le tremblement de terre. Il a accueilli nos premières interventions dans une situation humanitaire. BSF travaillait à Haïti, auprès des bibliothécaires et universités locales, pour construire un réseau d'accès à la connaissance partout dans le pays. Lorsque le tremblement de terre a eu lieu, notre organisation est rentrée en France, en disant que nous n'étions pas une ONG humanitaire, et que d'autres besoins étaient primordiaux. Nous pensions notamment aux questions de santé, d'accès au logement, aux soins, à des vêtements ou à de la nourriture. En réalité, ce sont nos partenaires haïtiens qui nous ont rappelés après deux semaines. Ils nous ont dit que nos actions avant le tremblement de terre étaient devenues encore plus importantes après la catastrophe. Des rumeurs circulaient dans les camps de déplacés. L'accès à l'information y était devenu très difficile. La protection des populations les plus vulnérables, des femmes et des enfants, était encore plus difficile. C'était les premières victimes de violences. Les ONG peinaient à toucher ces populations. Nous sommes donc retournés sur le territoire, aux côtés de l'Unicef, et y avons créé des bibliothèques sous tentes. Elles étaient des espaces d'accès à la culture, à l'éducation, à l'information au sein des camps de déplacés. Les humanitaires se servaient d'un tableau noir comme d'un point d'information pour le reste de la population. En créant ce lien humain, les bibliothécaires et volontaires ont créé un lieu de confiance permettant aux humanitaires de diffuser de l'information vérifiée auprès des populations déplacées. Très vite, ces endroits sont devenus des lieux éducatifs de prise en charge des populations, mais aussi des lieux sécurisés pour les personnes déplacées. Elles savaient que l'information qui leur y serait distribuée serait fiable et vérifiée.

Après cette intervention, nous sommes allés voir le Haut-commissariat aux réfugiés (HCR), en réalisant à quel point la dimension intellectuelle de l'être humain était peu prise en compte dans les lignes directrices d'intervention humanitaire. Le HCR a été extrêmement touché par cette interpellation. Il nous tout de même indiqué que tant que notre action n'entrerait pas dans les standards humanitaires, qu'elle ne serait pas facilement déployable sur le terrain, reconnaître ce droit d'accès à la connaissance serait nécessairement compliqué.

Dans ce contexte, nous avons créé l'Ideas Box, avec le HCR et le designer Philippe Starck. Il s'agit de modules comme on en utilise pour transporter des instruments de musique en tournée, tenant sur deux palettes. Lorsqu'on les déploie, ils créent un espace d'une centaine de mètres carrés contenant l'équivalent d'une petite bibliothèque. On y retrouve des livres papier, un accès à Internet, un serveur permettant d'accéder à des milliers de contenus sans connexion Internet, des possibilités de créer soi-même du contenu. Il est en effet très important de faire entendre la voix des réfugiés et des populations déplacées par elle-même.

Nous avons aujourd'hui déployé près de 150 Ideas Box dans le monde, visitées par environ un million de personnes par an, de populations très diverses. Nous en avons déployé dans des centres de réfugiés en Europe, aux frontières de l'Ukraine, où nous avons travaillé immédiatement après le début du conflit, ou en Colombie, dans les zones de démobilisation des ex-FARC. Le partenariat avec l'ONU est né de la visite d'une de ces Ideas Box en Pologne, à la frontière ukrainienne, par la représentante spéciale du secrétaire général des Nations unies sur les violences faites aux femmes dans les conflits. Elle a jugé ces espaces extrêmement intéressants car ils permettaient de toucher de façon quasiment anonyme des personnes qui ne viendraient pas nécessairement vers les ONG en leur apportant de l'aide médicale ou un soutien psychologique. Elle a qualifié ces boxes de « magical boxes ». Elle y voyait des endroits un peu magiques dans lesquels les personnes étaient capables de renouer avec un sens de normalité, et une dignité humaine mise à mal par les violences qu'elles ont subies.

Dans toute situation de conflit, les violences sexuelles et le viol sont toujours utilisés comme arme de guerre. Il est néanmoins extrêmement compliqué de disposer d'informations vérifiées et de recueillir des témoignages. Ainsi, l'ONU surveille dix-neuf contextes internationaux, parce que des témoignages vérifiés y ont été collectés.

Nous lançons cette année ce partenariat, avec la volonté de travailler sur trois aspects. D'abord, une approche holistique permettra de prendre en charge de façon globale, psychologique et sociale, ces femmes victimes de violences sexuelles et leur entourage. Il s'agit de créer des espaces sécurisés grâce au déploiement de ces Ideas Box dans des situations de conflit, pour y proposer l'aide d'experts du sujet, y recueillir des témoignages de façon sécurisée, proposer de stocker des documents juridiques. Nous permettrons ainsi à ces femmes, lorsqu'elles seront prêtes, de porter plainte. Nous travaillerons également sur la capacité d'agir au travers d'activités éducatives, du renforcement de compétences, de la formation professionnelle. Il s'agit également de leur donner les moyens d'entreprendre et de prendre en charge les enfants victimes de violences directes ou collatérales. Les premiers déploiements à l'étude pour 2023 auront vraisemblablement lieu en Ukraine, en Afghanistan et dans le Kivu, en RDC.

Deux autres aspects nous semblent tout aussi importants. D'abord, la formation de professionnels de terrain permettra d'identifier et de prendre en charge toutes les composantes de soin des victimes de violences sexuelles dans les conflits. Nous accompagnerons des professionnels de santé, infirmières, médecins n'étant pas nécessairement spécialisés dans les questions de gynécologie ou de soutien psychologique aux victimes. Nous leur donnerons les éléments permettant de les identifier, de les accompagner, de les diagnostiquer et les référer à des experts capables de les accompagner durablement. Nous ferons également de la prévention et formerons les acteurs de terrain, les forces armées et les populations qui côtoient les populations déplacées et les victimes. Cette notion de prévention, si elle est compliquée, est primordiale pour adopter l'approche la plus complète possible de la gestion avant conflit jusqu'à la prise en charge durable des victimes.

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