Intervention de Philippe Baptiste

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques — Réunion du 3 novembre 2022 à 9h40
Audition publique sur les enjeux du conseil ministériel de l'agence spatiale européenne des 22-23 novembre 2022 jean-luc fugit député rapporteur

Philippe Baptiste, président du Centre national d'études spatiales (CNES) :

Les questions que vous posez balaient des champs très larges. Sur le vol habité, la commission qui s'est mise en place sous l'égide de l'ESA répond à une demande du Président de la République. Lors du sommet spatial de Toulouse, il a clairement rouvert cette question. L'Europe, jusqu'à maintenant, a fait le choix de ne pas investir directement dans les vols habités, réserve faite de diverses coopérations spatiales avec l'agence spatiale russe Roscosmos dans un premier temps, puis avec nos amis américains aujourd'hui. Des partenariats se nouent, mais l'Europe n'a pas aujourd'hui la capacité, ni en termes de lanceur, ni en termes de station spatiale, d'avoir des astronautes qui seraient indépendants.

La question doit être posée et abordée sous des angles multiples. Quel est l'intérêt scientifique d'avoir des astronautes aujourd'hui ? Quel modèle économique pouvons-nous envisager ? Nous voyons de nombreuses entreprises aujourd'hui qui se positionnent sur le sujet, aussi bien des fournisseurs de technologies que des entreprises qui souhaitent faire de la R&D sur des matériaux ou de la recherche médicale. Des secteurs s'intéressent de plus en plus à ces questions et voudraient pouvoir réaliser des manipulations en microgravité.

C'est aussi une question de rayonnement européen. Peut-on concevoir une Europe du spatial demain sans capacité de faire accéder ses astronautes à des moyens liés aux vols habités ? Je rappelle que nos amis américains sont autonomes et se dirigent aujourd'hui très clairement vers une multiplicité de stations spatiales en orbite basse privée, ainsi que vers des programmes lunaires et martiens très ambitieux. Les Chinois ont évidemment des capacités d'accès et une station spatiale. Les Russes ont la volonté de continuer. Les Indiens ont un programme qui va se concrétiser l'année prochaine avec l'envol d'un premier astronaute indien sur un lanceur indien et dans une capsule indienne. Nous voyons bien la multiplicité de projets aujourd'hui. La question est simplement : peut-on imaginer demain une Europe sans un tel positionnement ?

La situation aujourd'hui est, je crois, très différente de celle d'il y a 20 ans. Par exemple, le coût d'une station spatiale européenne se chiffrerait à quelques milliards d'euros. C'est beaucoup d'argent, mais c'est envisageable à l'échelle européenne. Il y a 20 ans, une station spatiale internationale coûtait 100 milliards de dollars. Ainsi, ce qui était inenvisageable il y a 20 ans est peut-être envisageable aujourd'hui. Ce sont toutes ces questions que doit aborder ce groupe de haut niveau. Il doit éclairer justement les politiques, puisqu'à la fin, c'est bien une décision politique dont nous avons besoin.

Toutes les capacités techniques sont présentes en Europe pour faire du vol habité, pour avoir une station spatiale. Nous savons faire. Ce n'est pas une question technique. La question est : y a-t-il une volonté politique de le faire et quels sont les enjeux économiques, quels sont les intérêts ?

Je ne vais pas répondre à toutes les questions, mais au moins à celle portant sur l'organisation européenne du spatial au travers du rôle de l'Union, celui de l'ESA et des différentes agences. C'est une gouvernance qui est peut-être un peu complexe, où l'on voit beaucoup de recoupements, mais qui est en pleine évolution, et ce pour deux raisons. Tout d'abord, de nouveaux acteurs émergent, donc de nouvelles questions se posent en permanence ; ensuite l'Union a pleinement conscience du fait que le secteur spatial est un enjeu majeur pour l'Europe et veut donc y prendre toute sa part.

Pour parler de manière un peu simple et pour ne pas éluder les sujets compliqués, il existe des difficultés consubstantielles de notre organisation. Les périmètres de l'ESA et de l'Union ne sont pas les mêmes, ce qui induit un certain nombre de difficultés mécaniques de fonctionnement. Parfois, l'Union va vouloir faire des programmes réservés à ses membres, ce qui me semble absolument légitime. Le cadre de l'ESA n'est pas immédiatement adapté à cette démarche et il faut donc mener un travail institutionnel qui n'est pas sans difficulté.

De même, il me semble important que l'ESA évolue pour tenir compte de l'arrivée des nouveaux acteurs et soutenir le nouvel écosystème du New space plus fortement qu'elle ne le fait aujourd'hui. Une autre difficulté est un point de friction qui existe depuis très longtemps entre la France et plusieurs de nos partenaires, à savoir la question du retour géographique. C'est un mécanisme consubstantiel à la plupart des programmes de l'ESA, consistant à dire que chaque euro mis par chaque État participant à un programme ESA doit revenir au pays dans l'organisation industrielle de ce programme. C'est un outil extraordinaire pour faire émerger de nouveaux entrants. Vous avez vu la carte : de très nombreux pays ont pu développer ainsi des programmes spatiaux. Pour le dire simplement, vous faites un chèque à l'ESA de 50 millions d'euros, et vous êtes sûr qu'au bout de quelques années, vous avez 50 millions d'euros de dépenses industrielles en retour sur votre territoire. C'est très favorable.

Un côté plus complexe, moins enthousiasmant, est le fait que quand on doit monter des programmes industriels compétitifs, avec des coûts bas, le principe du retour géographique n'est pas le moyen le plus simple pour faire des programmes peu chers. En effet, il doit être organisé entre divers centres de production répartis dans toute l'Europe, donc des sous-traitants avec lesquels vous êtes quasi obligatoirement lié compte tenu des contributions géographiques des différents États. C'est une rigidité extrêmement forte. Or nous entrons dans une économie du secteur spatial beaucoup plus concurrentielle qu'elle ne l'était précédemment.

Le principe du retour géographique ne pose aucune difficulté en matière de programmes scientifiques, comme l'observation de la Terre, ou tout ce qui se situe sur le segment amont. Dès que l'on entre sur des marchés concurrentiels, comme les télécoms ou les lanceurs, il crée des difficultés et je pense qu'il faudrait le rénover. Ce que je dis là n'est malheureusement pas totalement partagé par tous nos partenaires européens, ce qui nous laisse le temps de discuter encore un peu.

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