Intervention de Serge Letchimy

Délégation sénatoriale aux outre-mer — Réunion du 18 novembre 2022 : 1ère réunion
Évolution institutionnelle outre-mer — Audition de M. Serge Letchimy président de la collectivité territoriale de martinique

Serge Letchimy, président de la collectivité territoriale de Martinique :

Merci beaucoup. Je suis ravi de revenir ici, et de retrouver des visages bien connus. C'est l'occasion, pour moi, de vous donner mon sentiment personnel. En effet, j'ai mes convictions intimes, bien que nous ayons défini un cadre dans lequel la responsabilité et l'obligation de respect de la pluralité des positions dans les outre-mer priment.

J'ai toujours un peu jalousé le Sénat, qui produit des rapports de qualité. J'ai lu avec attention celui portant sur la stratégie maritime qui est excellent. J'ai tout de même été frustré que l'apport écologique des outre-mer au monde, à la France, et à l'Europe n'y soit pas davantage abordé. Le service rendu par la Martinique notamment, n'est pas seulement du domaine de la beauté, de l'esthétique ou du loisir. Les outre-mer sont une richesse écologique, qui constituera une valeur ajoutée exceptionnelle de stabilisation du monde à venir, sur le plan environnemental, économique et maritime, mais aussi en termes de paix.

En créole, l'expression « nou bout » signifie que nous sommes arrivés au bout d'un système. Il risque de nous confronter à des murs infranchissables, mais aussi à des gouffres qui nous emporteront tous dans une relation hybride et incomprise, dans un contexte historique identitaire compliqué. Nous avons besoin d'air, d'énergie, en étant dans une République qui reste assez conservatrice dans ses principes et son organisation, malgré les évolutions que je citerai plus tard.

Nous n'arrivons pas uniquement au bout du système statutaire. La mondialisation a redéfini les conceptions classiques de l'indépendance, de l'autonomie, de la départementalisation, de la régionalisation en termes juridiques. Dès que j'entends un juriste parler de politique, je fuis. Le député Camille Darcia disait « les plus mauvais politiques sont les juristes ». Nous pourrions dire que les meilleurs politiques sont les poètes, comme Césaire.

Je pense que nous arrivons au bout d'un système sur tous les plans : économique, social, culturel, relationnel, de gouvernance, de démocratie. Le résultat des élections en Martinique a d'ailleurs un sens extrêmement précis. Nous ne sommes pas uniquement entrés dans une assimilation ou une aliénation qui va nous perdre. Nous observons la fin d'une conscience politique collective, créée par un système qui donne le sentiment de vouloir tout faire, mais dont les attitudes et postures du pouvoir sont étriquées, voire fraternalistes, paternalistes ou condescendantes. L'État structure les choses à sa manière, et nie les réalités locales et les identités. Tout dépend évidemment des individus. Tous ne font pas cela, mais certains montrent que le système passé n'est pas révolu.

Ensuite, nous devons sortir des économies, d'importations et de consommations massives. Nous devons absolument reprendre la main sur les résiliences sociales et économiques, par la construction de nouveaux modèles économiques différenciés d'un territoire à l'autre, et sur le droit à l'initiative. Je défie les juristes de me démontrer que j'ai un tel droit, si on ne le transcrit pas dans les articles 73 et 74. Ce droit passe par la co-construction de politiques publiques, avec l'État, mais aussi localement. Nous devons aller vers plus de pouvoirs normatifs, puisque nous n'avons que des compétences, distinction que je tiens à souligner.

Nous sommes également arrivés au bout d'un système en termes de particularismes, reconnus par l'Europe, par l'article 342 du traité de Lisbonne, et par la France par l'article 73 de la Constitution modifié successivement en 2003 et 2008. L'ouverture de nos espaces maritimes transfrontaliers doit absolument être une réalité. Nous ne pouvons pas considérer que le seul canal existant soit la relation entre Paris et la Martinique. On peut parfaitement être dans la République tout en étant en responsabilité, en signant des accords avec des pays voisins. Je parle ici d'une nouvelle diplomatie territoriale et économique, et pas de système de coopération existant. Elle passera par des connectibilités culturelles, identitaires, d'infrastructures, numériques, maritimes, qui n'existent pas aujourd'hui. La connectibilité infrarégionale est assez réduite au niveau maritime. Nous étions habitués à exporter de la banane, du rhum et de la canne, et sommes restés sur nos fondamentaux. Mais nous devons nous ouvrir. Nous nous trouvons en outre dans une dynamique qui nécessite une cohérence des politiques sur une zone géographique donnée.

Nous assistons également au début d'une prise de conscience de nos richesses géostratégiques. La Martinique, la Guyane, la Réunion ou encore Mayotte doivent prendre clairement conscience du service rendu au plan écologique notamment en tant que puits de carbone. Notre position géostratégique permet à la France d'être le seul pays sur lequel « le soleil ne se couche jamais ». Cette phrase, au-delà de son caractère symbolique, a un sens politique majeur.

Le développement intégré n'est pas suffisamment pris sous son sens géostratégique. Lorsque vous achetez des matières premières en France, il arrive qu'elles y soient simplement transformées. Le Guarana que je bois chez moi est transformé à Ivry, alors qu'il vient du Brésil, juste à côté. Ces absurdités illustrent les extrémités auxquelles nous sommes arrivés. 80 % de la biodiversité de la France se situe dans les outre-mer. Nous ne sommes toutefois pas entrés dans un processus de filières nouvelles. Nous pourrions pourtant en tirer des richesses et profits. Les exemples prouvant que nous sommes arrivés économiquement au bout d'un système, sont nombreux.

Nous sommes également parvenus au bout de réformes. L'année 1946 a été une consécration très importante du droit à l'égalité pour sortir du « système du gouverneur ». Des arrêtés étaient jusque-là pris à l'encontre des lois votées dans l'Hexagone. L'année 1958 a également permis quelques modifications, mais c'est surtout en 2003 qu'a été mis en place un système de statuts à la carte. Ainsi, nous avons observé une évolution de la différenciation et de la diversité des actions possibles. Aujourd'hui, les douze pays, départements ou territoires d'outre-mer ont presque tous un statut différencié. Saluons Jacques Chirac, qui a initié ce processus lors de la modification constitutionnelle de 2003, et l'a conforté en 2008, nous permettant de disposer d'un article 73 amélioré.

C'est tout de même une amélioration à contrainte qui a été apportée à l'article 73 de la Constitution. Celui-ci permet d'abord à l'Assemblée nationale ou au Sénat d'adapter ou modifier les textes. Il nous donne également la possibilité de passer par des habilitations pour apporter ces adaptations. Seule La Réunion a refusé ce texte. En tant que président de collectivité, il m'a fallu trois ans pour obtenir une habilitation. J'en ai obtenu trois, en matière d'énergie, de formation professionnelle et de transport. Mais pourquoi construire un tel système ? Il en va de même en matière d'énergie. Chaque point est discuté. Comment adopter une politique de l'énergie si on ne vous donne pas une habilitation globale et transversale sur le sujet ? J'ai mené les négociations moi-même dans chaque ministère pour savoir exactement ce que je pouvais obtenir.

À titre d'exemple, j'ai mis trois ans pour obtenir l'habilitation me permettant de créer Martinique Transport. Il m'a ensuite fallu six mois de négociation et de discussions pour gagner l'autorisation d'intervenir sur le versement transport. Ainsi, l'habilitation n'est vraiment pas une solution, même améliorée par l'État, comme Emmanuel Macron l'avait proposé en 2018 et 2019. L'équilibre politique du Congrès ne lui a pas permis de le faire. Il proposait de faire habiliter les projets directement pas l'Exécutif, et non par l'Assemblée nationale.

Je ne pense pas que ce soit une bonne solution. Je suis personnellement convaincu que nous sommes au bout de la possibilité d'obtenir par nous-mêmes, une habilitation. Devoir attendre 6 mois ou 1 an pour renouveler une habilitation en cours s'apparente selon moi à du « bricolage ». Je le dis sans insulte.

Si on est au bout du système, comment instaurer un droit à l'initiative locale, sans remettre en cause le droit à l'égalité ? Celui-ci n'est pas l'ennemi du droit à la différence. Par la différenciation des politiques publiques, nous pouvons parfaitement avoir des stratégies de développement propres à chaque territoire. Il me semble essentiel d'aller beaucoup plus loin en la matière.

La question de la différenciation me semble avoir été mal abordée dans les derniers textes. Elle correspond, selon moi, à la capacité qu'on donne aux différentes collectivités, d'adapter les lois et règlements sur des thématiques bien identifiées en y joignant des pouvoirs normatifs. Il s'agit également d'initier la loi, et pas uniquement de l'adapter. Conserver ces deux éléments, et les transférer, est très important pour nous. Ce ne doit pas être un transfert ponctuel, mais au contraire un transfert réel de pouvoir, avec tous les processus de contrôle que l'on peut imaginer. Dans certains rapports, des juristes évoquaient des mécanismes de contrôle des assemblées, qui pourraient tenir chaque année une réunion de contrôle allant au-delà de celui qui est réalisé par l'État. Le curseur de l'autonomie serait sous la responsabilité de chaque assemblée. Notre assemblée, en Martinique, peut parfaitement voter un curseur, qui sera différent de celui qui sera proposé en Guyane ou en Guadeloupe.

S'agissant de l'Appel-de-Fort de France, le vote aux présidentielles m'a beaucoup marqué. J'ai vu la démographie décliner, notamment ces cinq dernières années. La Martinique comptait 400 000 habitants, elle en comptera bientôt 250 000 si nous n'agissons pas. Nous ne pouvons être spectateurs de cette situation. Vous en connaissez parfaitement les raisons : mal-développement, sous-développement structurel, inégalités puissantes... Près de 80 000 personnes qui vivent sous le seuil de pauvreté et 40 % des jeunes qui sont au chômage. Tout le monde connaît ces indicateurs, mais quelle solution y est apportée ? Le système économique n'a pas évolué depuis 60 ans. J'observe une absence de démocratie économique vraie, et une application de l'égalité des droits bien souvent au « compte-gouttes » de la part de l'État. S'y ajoute un système d'assistanat et de quémande, devenu insupportable. Nous sommes de plus en plus étrangers à notre géographie et à notre culture.

Ces derniers temps, nous avons vécu quelques expériences difficiles avec l'État, qui ne considère pas les collectivités de Martinique, y compris les parlementaires et les élus, comme des personnes capables d'assumer des responsabilités. Pour se justifier, il invoque par exemple une ingénierie inexistante dans les pays. Il nous faut changer notre mode de relation avec lui, mais aussi avec nous-même, en construisant un processus.

Cet appel a été rédigé lors d'une réunion des régions ultrapériphériques, et a été signé par l'ensemble des présidents présents. Ils n'ont pas donné quitus à qui que ce soit pour parler en leur nom. Par ailleurs, tous les signataires ont des enjeux historico-politiques qui leurs sont propres. Notre pluralité de positionnements montre bien que les évolutions constitutionnelles récentes autour des outre-mer étaient utiles et inspirées par des besoins vitaux au regard de ce qui s'est passé ces trente dernières années. Parmi ces besoins figure celui de créer un système qui donnerait plus de place au développement et à l'ingénierie locale.

Ensuite, les signataires de l'Appel de Fort-de-France ne veulent pas de statu quo. Nous verrons, pour chaque pays, quelle trajectoire dessiner. Nous avons exprimé cette demande lors d'une nouvelle réunion à Bruxelles, il y a quelques jours.

Je tiens à remercier le président de la République, qui a réagi assez vite. La réunion a permis d'ouvrir les perspectives, en lien avec notre appel. Nous voulons travailler avec l'État en toute transparence, mais il n'est pas question qu'il préempte quoi que ce soit. Ce genre d'infantilisation et d'abrutissement de l'idée et de la pensée tue et aliène les gens. Laissons les élus mener leur combat politique.

Nous avons lancé deux processus pour la Martinique.

Le premier concerne la réalité locale. Où en sommes-nous sur le plan économique, culturel, politique ? Catherine Conconne a mené un très bon travail d'identification des besoins et de discussions. Elle a auditionné environ 150 personnes. Nous avons ainsi travaillé sur les inégalités économiques, les pistes pour les résoudre, les structurer. Nous avons également approfondi le sujet des personnes âgées, des jeunes, du chômage, des équipements, du transport, de l'éducation...

Le second porte sur l'évolution institutionnelle. Nous ne pouvons pas ignorer le besoin de compétences et de pouvoirs supplémentaires pour diriger la structuration du développement local. Nous avons besoin de ce paramétrage, qui revêt une importance capitale dans la configuration des enjeux du développement, la fiscalité, les réglementations. Je rappelle que mon équipe, dans ma collectivité territoriale, ne compte pas que des membres du Parti progressiste martiniquais (PPM). Je suis entouré de personnes de plusieurs appartenances.

Nous devons profiter de la fenêtre qui risque de s'ouvrir avec l'opportunité d'une réforme de la Constitution. Nous nous y préparons, comme vous le faites d'ailleurs au Sénat. J'ai souhaité que notre congrès - car nous avons un congrès, contrairement à d'autres départements - se tienne dans un cadre légal. Il ne peut ainsi être vu comme une revendication isolée. L'État doit le savoir. Je l'ai dit, l'Appel de Fort-de-France est un cri politique. Nous avons organisé son cadre institutionnel dès le mois de juin. Emmanuel Macron a décidé de négocier politiquement et institutionnellement. Il a répondu à l'Appel de Fort-de-France au Congrès, sur le pouvoir des élus du peuple martiniquais qui demandent d'entrer dans une négociation. Nous en posons le cadre, car nous en sommes à l'initiative. Je pense que la réforme de la Constitution doit se construire de façon très moderne. J'ai vécu toute ma vie aux côtés d'un homme qui nous a donné la ligne : le droit à l'initiative (pas la différenciation communautariste), le respect de nos identités, de notre personnalité collective, de notre identité, de notre capacité à faire autre chose. Sinon, on laissera ce pays à la merci des instances budgétaires de l'État, sans corpus, sans racines, sans fondations. Un nouvel élan pourrait encourager les jeunes de rester dans les pays. Le dépérissement démographique, social et global du peuple commence à se ressentir en Martinique, mais aussi un peu partout.

Un troisième Congrès se tiendra le 6 décembre, afin de présenter les propositions issues du diagnostic de Catherine Conconne et de son équipe. Nous aborderons ensuite les résolutions à discuter avec le Gouvernement, tant sur le volet institutionnel que du développement économique. Deux rendez-vous sont d'ores et déjà pris. Le comité interministériel des outre-mer (CIOM), d'abord, se tiendra à la fin du mois de mars. Ce rendez-vous visera à examiner tout ce qui relève du social, de l'économie, des infrastructures ou de la santé, etc. Les propositions d'évolutions institutionnelles seront abordées en juin ou juillet.

Nous avons absolument besoin d'une dynamique. Je rencontre cet après-midi la présidente de l'Assemblée nationale. Je pense que l'ensemble des personnes qui en ont la charge doivent conjuguer leurs efforts pour que nous trouvions la meilleure formule. Je n'entrerai pas dans les questions de rédaction des articles 73 et 74. J'ai souhaité rester au niveau purement politique, pour vous dire que nous comptons sur le Sénat et l'Assemblée nationale. Nous sommes déterminés. Nous avons l'obligation, si ce n'est la responsabilité, d'interroger et de pousser la population à participer collectivement à ces discussions. Nous avons organisé près d'une centaine de réunions dans les quartiers et les communes pour les sensibiliser à ces enjeux institutionnels, constitutionnels ou économiques. Nous faisons intervenir des spécialistes, des investisseurs, des agriculteurs, des pêcheurs... Ouvrir des perspectives constitue notre dernière chance, sans quoi le sujet sera récupéré par une revendication plus identitaire qu'autre chose. Ce combat est également noble, mais nous risquons une incompréhension entre l'État d'un côté, et les élus de l'autre, avec le peuple en enclume. Chaque crise comme celle de la Covid risquerait alors d'occasionner une résurgence des violences de plus en plus fortes. Je ne souhaite pas que nous en arrivions là, raison pour laquelle je me suis engagé aussi fortement.

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