Je vous remercie de nous accueillir aujourd'hui. Dans la mesure où nous nous sommes vus il y a un peu plus d'un an à l'issue de la crise sanitaire, je ne reviendrai pas aujourd'hui sur l'ensemble des données produites par l'Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT), je vous présenterai simplement les derniers chiffres concernant la consommation de cannabis en population adulte et de l'ensemble des drogues illicites pour les adolescents. Une partie de ces données ont été publiées au mois de décembre dans le cadre du Baromètre santé 2021 de Santé publique France, une autre partie sera publiée au mois de mars dans notre revue Tendances.
Nous avons réalisé en mars 2022, avec le soutien du ministère des armées, une enquête sur la santé et les consommations lors de la journée d'appel et de préparation à la défense (Escapad) auprès de 23 000 jeunes âgés de 17 ans. Dans la mesure où il s'agit de la première enquête de cette ampleur en population adolescente après la crise sanitaire, il me semblait important de la rendre disponible pour le grand public, les décideurs publics et les professionnels du champ le plus tôt possible.
Je ne reviens pas sur les missions de l'OFDT, que vous connaissez. Je vous signale simplement que, dans la mesure où le champ d'observation et le périmètre d'action de l'Observatoire ont été étendus, notre logo et notre nom ont été modifiés. Nous sommes désormais l'Observatoire français des drogues et des tendances addictives. Le terme « tendances » est important pour nous, notre rôle étant de mesurer les évolutions dans le temps.
Je vais aujourd'hui vous présenter ce que nous appelons les usages dans l'année, les pratiques au cours de l'année écoulée. Nous avons resserré la focale sur l'usage récent, c'est-à-dire dans le mois, et sur l'usage régulier, c'est-à-dire dix fois au cours d'un même mois. Dans le cadre de l'enquête Baromètre santé de 2021 sur l'évolution de l'usage du cannabis, près de 23 000 adultes, âgés de 18 à 64 ans, usagers de drogues illicites, ont été interrogés. Aujourd'hui, un peu moins de la moitié des 18-64 ans ont déjà expérimenté le cannabis, soit une légère hausse par rapport à 2017, notre année de référence. En revanche, en 2021, l'usage dans l'année est resté stable - un peu plus de 10 % des adultes ont consommé du cannabis dans l'année. Les usages réguliers, c'est-à-dire dix fois au cours d'un même mois, sont eux en baisse, tout comme l'usage quotidien chez les adultes.
Deux éléments sont marquants : une prédominance masculine dans les usages - c'est un invariant - et un vieillissement des usagers. C'est la première fois que le nombre d'expérimentateurs chez les 18-24 ans est en baisse par rapport aux années précédentes. Les consommations de cannabis dans notre pays sont aujourd'hui portées plus par les 25-45 ans que par les 18-24 ans. On note également une augmentation des usages dans l'année chez 55-64 ans. Le vieillissement des usages est continu depuis plusieurs années.
Nous avons publié une évolution des usages par région, y compris dans les territoires ultramarins, la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique et La Réunion. On a ainsi une carte de France assez hétérogène. Il existe un contraste entre le nord et le sud. Trois régions se distinguent par des usages plus importants que la moyenne nationale : la Nouvelle-Aquitaine, l'Occitanie et la Provence-Alpes-Côte d'Azur. Par ailleurs, on relève que l'expérimentation et la diffusion du cannabis sont moins importantes dans les territoires ultramarins. En revanche, les niveaux d'usage dans l'année n'y sont pas significativement différents de ceux du territoire hexagonal. Le produit est moins diffusé, mais il reste consommé par une même frange de la population que sur le territoire hexagonal.
Tels sont les premiers éléments que je souhaitais vous présenter.
J'évoquerai à présent quelques éléments de l'enquête sur la santé et les consommations lors de la journée d'appel et de préparation à la défense.
Grâce à un partenariat avec le ministère des armées, qui existe depuis un peu plus de 20 ans, nous pouvons à cette occasion interroger toute une classe d'âge de manière régulière. Il s'agissait du dixième exercice depuis 2000, et du premier depuis 2017. Cette enquête est représentative des consommations chez les jeunes Français de 17 ans. Sa formulation ne varie pas dans le temps, mais, depuis 2011, nous y avons ajouté des questions sur les jeux d'argent et de hasard, ainsi qu'un module sur la santé physique et mentale. Elle a eu lieu en mars 2022. Le ministère des armées nous a permis de convoquer près de 25 000 jeunes en une semaine sur le territoire hexagonal. Cette année, nous la conduirons dans les territoires ultramarins.
En tout, 22 430 jeunes de 17 ans ont répondu à notre questionnaire. Nous sommes encore en cours d'analyse des résultats, que nous présenterons en mars, mais il en ressort déjà une baisse très forte du tabagisme. En 2021, l'enquête en classe de troisième montrait déjà une très forte diminution de la consommation de tabac. Cette baisse s'accentue, et l'on perd quasiment dix points de pourcentage entre 2017 et 2022 : 15,6 % des jeunes de 17 ans se déclarent fumeurs quotidiens, contre 25 % il y a 5 ans. Par contraste, l'usage de la e-cigarette a doublé, alors même que les jeunes ont souvent du mal à dire ce qu'elle contient. D'ailleurs, on observe parfois des incidents sanitaires lorsque certains produits de synthèse y sont absorbés.
En tous cas, l'ensemble des usages déclarés est en baisse, qu'il s'agisse de produits licites ou illicites : consommation d'alcool dans le mois, usage au moins dix fois par mois du cannabis... L'usage du CBD a fait l'objet de nombreux débats. On observe que 14 % des jeunes en ont consommé au cours du dernier mois. Pour les autres produits illicites, l'usage passe de 6,8 % à 3,9 %. L'enquête révèle une baisse de 25 points de l'usage quotidien de tabac. Le chiffre était de 41 % en 2000, il est désormais de 16 %. La baisse a été de neuf points entre 2007 et 2022. L'interdiction de vente aux mineurs, l'interdiction de fumer dans les lieux publics, le paquet neutre : tous ces éléments ont diminué l'accessibilité de ce produit et ont eu un effet marquant.
Un bémol, toutefois, est constitué par la dégradation de tous les indicateurs de santé, physique et psychique, des adolescents. Si la consommation de médicaments est globalement comparable à celle de 2017, les jeunes perçoivent davantage leur santé comme mauvaise. Avec leur taille et leur poids, nous mesurons leur indice de masse corporelle, ce qui révèle une augmentation du surpoids et de l'obésité de 2,5 points en cinq ans. Nous mesurons le risque de dépression légère ou sévère, et observons une hausse de dix points des indicateurs correspondants. Nous constatons enfin une forte hausse des pensées suicidaires ainsi que des tentatives de suicide déclarées.
Cette évolution est inverse à celle des usages... À la différence des adultes qui ont pu expérimenter certains produits, ces jeunes n'ont pas eu l'opportunité, en particulier pendant les périodes de confinement, d'accéder à d'autres modes de sociabilité, de découvrir des produits, mais aussi d'avoir des activités qui leur permettraient de lutter contre le risque de dépression légère ou sévère et les pensées suicidaires, et d'éviter d'avoir cette perception globale d'une santé mauvaise. C'est là un élément de vigilance et d'attention.
Nous publierons ces résultats début mars, avec un focus spécifique sur les jeux d'argent et de hasard et sur des analyses régionales.
Dr. Jean-Michel Delile, psychiatre, président de la Fédération Addiction. - Merci, madame la présidente, d'avoir évoqué en introduction la crise qui frappe actuellement tout le système de santé, et particulièrement le système de santé mentale. J'y suis sensible en tant que psychiatre, surtout parce que j'exerce dans le secteur médico-social, où la crise est également massive, y compris sous forme de pénurie de ressources humaines.
Je préside la Fédération Addiction, qui regroupe environ 80 % des établissements au niveau national. Les équipes pluridisciplinaires y proposent une prise en charge globale.
En matière de prévention, vous avez raison de souligner qu'avec la crise sanitaire et l'isolement dans lequel elle a placé les jeunes, on constate une dégradation extrêmement sensible de la qualité de vie, reflétée par celle des indicateurs de santé mentale chez les adolescents. Cela pose le problème des conduites suicidaires et accroît la vulnérabilité pouvant conduire à des consommations et conduites addictives. C'est donc un point à surveiller de très près.
Nous continuons donc à promouvoir les actions de soutien aux compétences psychosociales et à développer tous les programmes liés aux consultations jeunes consommateurs. J'avais souligné, lors d'une réunion en décembre à l'Assemblée nationale, co-présidée d'ailleurs par le sénateur Iacovelli, et en présence du ministre, l'importance des structures de terrain, réparties sur tous les territoires et qui permettent de recevoir des jeunes en difficulté au plan psychologique, social, familial. Le point d'appel peut être une prise de substances ou un abus d'écran, mais il permet de faire un bilan général.
La prise en charge doit bien sûr s'adapter à l'évolution des pratiques et des consommations. Des données sont disponibles, notamment sur le tabac et l'alcool. L'action conjointe des pouvoirs publics et des professionnels a conduit à une prise de conscience dans l'ensemble de la population et à un véritable effondrement des niveaux de consommation par rapport aux années 1960. D'ailleurs, on constate une mutation complète des modes de consommation, avec une réduction drastique des consommations quotidiennes de vin à table et une évolution vers d'autres modes de consommation, qui posent d'autres problèmes. L'usage du tabac continue à se réduire, même si on observe un ralentissement de la tendance actuellement.
Moins il y aura de personnes dépendantes de ces produits, plus les personnes qui vont y rester accrochées présenteront des comorbidités et des vulnérabilités psychologiques et sociales. C'est déjà évident pour le tabac, qui devient un facteur majeur d'inégalités sociales. C'est vrai aussi pour l'alcool, et cela commence à l'être pour le cannabis. Il faut donc prendre en charge ces personnes et ces vulnérabilités. D'où l'intérêt des équipes pluridisciplinaires et des établissements comme les nôtres. Même si, historiquement, ceux-ci étaient plutôt spécialisés sur l'héroïne ou la cocaïne, ils vont devoir développer encore davantage des activités liées au tabac, à l'alcool et au cannabis.
Une autre évolution sensible est celle des problématiques de comportement alimentaire, avec des boulimies à dimension manifestement addictive.
Le temps passé devant les écrans a explosé, notamment avec le confinement. Les écrans sont peut-être moins dangereux pour la santé physique, mais ils ne sont pas bons pour la santé psychique, car ils constituent un facteur d'isolement, de dépression, de conduite suicidaire. Ils induisent aussi de vraies addictions, aux jeux d'argent et de hasard, à la pornographie... Cela nous oblige à adapter nos savoir-faire. La covid, qui a permis de développer des outils de santé numérique, nous aura aussi contraints à développer des modalités d'intervention plus proches de ces patients bien réels, mais éloignés de nous par un espace virtuel.
Avec internet, on constate aussi que se développe l'usage de produits de synthèse comme la cathinone, le 3-MMC ou les cannabinoïdes de synthèse, sans parler du protoxyde d'azote, qu'on peut commander assez facilement.
Nous devons faciliter l'accès à nos structures, en les débarrassant de l'image qu'elles ont d'être des lieux où l'on se débarrasse intégralement d'une addiction. Beaucoup d'usagers, en effet, sont rebutés par une telle perspective et veulent simplement redevenir des consommateurs maîtrisés. Pour autant, leur consommation excessive est dommageable à leur santé.
Nous avons donc développé des actions au plus près des demandes des patients, comme la sécurisation des consommations et la diminution des niveaux, notamment pour l'alcool. Nous le faisons aussi dans les centres sociaux, ce qui permet d'élargir le spectre de personnes accueillies. Cela fonctionne très bien pour les jeunes ayant une addiction aux écrans : ils ne veulent certainement pas arrêter, mais simplement réduire les risques.