Intervention de Muriel Salle

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 8 décembre 2022 : 1ère réunion
Table ronde — Santé des femmes et travail : une approche historique et sociologique

Muriel Salle, historienne :

Vous l'avez évoqué, un récent rapport du HCE portait sur la prise en compte du sexe et du genre pour mieux soigner. J'y avais collaboré avec Catherine Vidal. Un rapport de la Haute Autorité de santé (HAS), Sexe et genre en santé, un tout petit peu plus récent, recense également un certain nombre de points très intéressants. Il porte notamment sur la participation des femmes aux essais cliniques, sujet abordé lors de la dernière audition.

Je structurerai mon propos autour de trois points. D'abord, lorsque l'on croise les domaines de la santé et du travail, on constate que les femmes y sont largement invisibilisées, essentiellement pour des raisons historiques. Puisque je suis historienne, j'adopte souvent cette perspective. L'androcentrisme des savoirs médicaux, pensés par et pour les hommes, fait que le corps de l'homme a longtemps été considéré comme le standard de la médecine. Ce point est largement démontré par des travaux historiques multiples. Il a été rappelé lors de l'audition du 17 novembre, à travers l'exemple des études précliniques et cliniques et des études pharmaceutiques. Malgré certaines évolutions remarquables, j'aime rappeler certaines curiosités. Ainsi, si nous atteignons presque la parité en matière d'essais cliniques, le rapport de la HAS relève que 76 % des participants aux études dans le domaine de l'ophtalmologie sont des femmes, alors qu'elles sont absentes des essais sur les produits de contraste pour l'imagerie médicale. Il y a là une curiosité, puisque les spécialités médicales dont il est question ici ne sont pas marquées par une différence femmes/hommes quelconque. Il y a donc encore des points sur lesquels nous devons progresser, bien que des évolutions favorables soient à souligner. N'oublions pas l'invisibilisation des femmes en santé, en citant notamment l'exemple canonique des maladies cardiovasculaires et des symptômes atypiques que présentent la moitié des femmes qui font un infarctus du myocarde. Nous avons largement montré par l'histoire que les femmes étaient mal soignées ou mal diagnostiquées, parce qu'elles sont invisibilisées ou, au contraire, sur-visibilisées sur des spécificités. La santé sexuelle et reproductive fait par exemple l'objet d'un intérêt particulier, mais on oublie souvent que les femmes ont aussi un coeur, un cerveau, des poumons, et qu'elles ne sont pas réductibles à leurs fonctions sexuelles et reproductives.

Cette invisibilité observée dans le domaine de la santé est également présente dans le monde du travail. Qui n'a jamais entendu dire que les femmes avaient commencé à travailler lors de la première, voire de la Seconde Guerre mondiale ? J'enseigne l'histoire, et j'entends très fréquemment cette affirmation. C'est parfaitement faux. Les femmes ont toujours travaillé. Nous ne reviendrons pas ici sur les différences entre le travail et le salariat. Mais cette idée reçue est très révélatrice. Aujourd'hui, le taux d'emploi des femmes s'élève à presque 70 % pour la tranche des 15-65 ans. Pourtant, on prend rarement la mesure de leur participation au monde du travail, sauf lors de la crise sanitaire lorsqu'on s'est rendu compte qu'elles formaient le gros des travailleurs de première ligne. Surtout, on mesure mal la pénibilité des emplois occupés par les femmes. Pour quelle raison ? Il existe dans notre pays des emplois dits « féminins ». Par exemple, le métier d'infirmière est occupé à 88 % par des femmes. Puisque ces emplois sont perçus comme féminins, on imagine qu'ils sont naturellement occupés par des femmes. Nous devons comprendre par là que les femmes sont faites pour les exercer, qu'elles ont les qualités requises pour le faire. Ce mécanisme est documenté en sociologie des professions. Considérer qu'un travail requiert des qualités plutôt que des compétences revient à se référer à l'inné plutôt qu'à l'acquis. Surtout, cela empêche de prendre la mesure du niveau de qualification requis et du niveau de pénibilité associé au travail. Ces mécanismes intellectuels sont importants.

Je serai beaucoup plus rapide sur mon second point, que vous avez développé en introduction. Sur la santé des femmes en général, on a longtemps eu des connaissances erronées voire pas de connaissances du tout. Sur la santé des femmes au travail, c'est encore le cas. Vous avez rappelé qu'on communique souvent sur la baisse des accidents du travail, en soulignant qu'elle concerne les hommes. L'augmentation est en revanche considérable chez les femmes, puisqu'elle s'élève à 40 %. Ce constat s'explique par le fait que certains métiers dits masculins ont connu des baisses d'effectifs, dans le domaine de l'industrie, du bois, de la chimie ou de la métallurgie. Le travail de Florence Chappert, de l'Anact, l'illustre. Cela s'explique par ailleurs par le fait que les femmes sont de plus en plus nombreuses sur le marché de l'emploi, notamment dans les secteurs de la santé et du social, où les risques d'accident du travail sont largement sous-estimés. On travaille également peu sur la question des conditions de travail. Celles-ci, au-delà de la nature des emplois exercés, sont déterminantes.

Je terminerai en développant un exemple extrêmement révélateur de ce que je viens de vous exposer : celui des TMS. Les TMS sont la première maladie professionnelle dans notre pays et concentrent 88 % des 50 000 malades reconnus atteints d'une maladie professionnelle en 2018. 55 % de ces malades sont des femmes. Le coût direct de ces TMS pour les entreprises, évalué par l'assurance maladie, s'élève à 2 milliards d'euros. Les coûts indirects sont probablement deux à sept fois plus élevés, si on réfléchit en termes de coûts de production, d'absentéisme ou d'impact sur les autres employés. En effet, lorsque des personnels commencent à s'absenter, la charge de travail se redéploie sur les présents.

Pourquoi cette surexposition féminine en matière de TMS ? D'abord, les causes physiques ne doivent pas être négligées. Il y a bien sûr des différences entre le corps des hommes et celui des femmes. Ces facteurs ne suffisent pourtant pas à expliquer cette surexposition. Je prends les TMS pour exemple car ils font office de miroir grossissant du monde du travail. Les facteurs physiques, tels que la répétition de gestes à des cadences rapides, s'ajoutent à de multiples conditions de travail, telles qu'une posture pénible ou un poste mal adapté - notamment lorsque l'outil de travail n'a pas été pensé pour qu'une femme s'y installe. Dans le cadre d'un contrat précaire, avec un temps partiel subi ou des horaires décalés - on parle ici de conditions d'emploi - articulés à une vie personnelle parfois compliquée, le cocktail devient explosif. Le travail fait mal, d'autant plus quand ces conditions s'installent dans le temps. C'est le cas pour les femmes. Nous savons que moins les salariés ont de perspectives d'évolution professionnelle, plus leur risque de TMS augmente. Or nous remarquons en sociologie des professions que, dans les métiers qu'on dit féminins, les progressions de carrières sont plus faibles et que le plafond de verre existe encore. Ces femmes qui vivent des conditions de travail et d'emploi difficiles y restent, et le risque de TMS s'en trouve augmenté.

Par ailleurs, ceux-ci se manifestent en différé. Il faudrait travailler davantage sur la prévention. Sophie Le Corre, de l'Anact, m'indiquait qu'il était nécessaire de rester vigilants aux signaux faibles. L'absentéisme constitue une alerte jaune, les restrictions d'aptitude déclarées par la médecine du travail, une alerte orange. Lorsque la reconnaissance pour maladie professionnelle survient, il est trop tard. Des problématiques spécifiques touchent les femmes sur leur lieu de travail. Elles sont souvent invisibles, mal comprises, sous-évaluées, pour toutes les raisons évoquées dans mon introduction.

J'aimerais rappeler les propos de Karen Messing, ergonome québécoise ayant réalisé un travail remarquable sur les métiers dits « féminins ». Elle dit que « le travail léger pèse lourd » et que les femmes, parce qu'elles semblent épargnées par les métiers connus comme pénibles et dangereux, sont en dehors des radars, raison pour laquelle le travail leur fait particulièrement mal.

La prise en considération, dans le monde du travail, des souffrances spécifiques et du déploiement de solutions concrètes est bénéfique aux femmes, mais aussi à l'ensemble des personnes qui travaillent. À la Poste, par exemple, depuis que la distribution du courrier est aussi assurée par des femmes, le chariot à roulettes a remplacé la besace. Quelques facteurs « à l'ancienne » ont fait preuve de résistance, puisqu'ils considéraient la besace comme un objet symbolique. Pourtant, depuis son remplacement, la santé du dos et des épaules des factrices et facteurs se porte bien mieux.

Ainsi, prendre en considération la santé des femmes au travail leur serait bénéfique au premier chef, mais elle le serait également, de manière générale, dans un objectif d'amélioration des conditions de travail et d'emploi pour les femmes comme pour les hommes.

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