Intervention de Elsa Boulet

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 8 décembre 2022 : 1ère réunion
Table ronde — Santé des femmes et travail : une approche historique et sociologique

Elsa Boulet, docteure en sociologie à l'université de Nantes :

Merci de m'avoir invitée. Je me focaliserai sur la question de la grossesse au travail, sur la base d'un travail de recherche que j'ai mené auprès de femmes enceintes résidant en région parisienne, occupant des postes divers, à des niveaux hiérarchiques variés. Cette présentation se fonde également sur une exploitation de l'enquête nationale périnatale de 2016 réalisée par l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees).

Les femmes ont toujours travaillé et sont aujourd'hui majoritairement en emploi tout au long de leur vie. C'est aussi le cas lors de la grossesse, puisque 70 % des femmes étaient en emploi à cette période de leur vie. Nous savons par ailleurs que le taux d'activité des femmes diminue avec le nombre d'enfants. Des mesures spécifiques aux femmes enceintes existent dans le droit du travail français et les conventions collectives : congés, droit d'absence pour consultations médicales, protection contre le licenciement, aménagements du poste de travail... La France se caractérise également par un parcours de soins standardisé, financé par l'assurance maladie, très largement suivi par les femmes, bien que nous observions des inégalités socioéconomiques assez importantes en la matière.

Malgré ce contexte a priori favorable aux travailleuses enceintes, on remarque plusieurs difficultés. D'abord, le taux d'emploi est plus faible au moment de la naissance (65 %) que pendant la grossesse (70 %), ce qui signifie qu'elles ont perdu ou quitté leur emploi en cours de grossesse. J'y reviendrai plus tard.

Le taux de chômage est en outre beaucoup plus élevé au moment de la naissance que pour les femmes de la classe d'âge de 24 à 49 ans. En effet, 18 % des premières sont au chômage, contre 9 % des secondes.

La fréquence des discriminations déclarées en lien avec la grossesse ou la maternité interroge par ailleurs. Le défenseur des droits a dressé ce constat dans son rapport de 2017 sur les discriminations au travail. La grossesse et la maternité arrivent au troisième rang des motifs de discriminations dans l'emploi les plus fréquemment déclarés par les femmes. Les femmes ayant été enceintes ou les mères d'un enfant en bas âge ont été deux fois plus la cible de discriminations au travail que les autres femmes.

Dernier constat, les arrêts de travail de longue durée sont nombreux pendant la grossesse. Je renvoie ici au travail mené en 2016 par Solène Vigoureux et Marie-Josèphe Saurel-Cubizolles. Elles notent que plus d'un quart des femmes enceintes cessent leur activité rémunérée avant la fin du second trimestre de grossesse, bien avant le congé dit de maternité. Ce constat est noté depuis les années 1970 et les premières enquêtes périnatales.

Ces différents éléments nous amènent à nous interroger sur les obstacles auxquels sont confrontées les travailleuses enceintes et leurs conséquences sur le travail des femmes et sur leur santé.

Mon étude a mis en évidence une persistance de la stigmatisation de la grossesse en milieu professionnel. Elle prend des formes très diverses, subtiles, ou au contraire très frontales, et parfois très graves. Elle peut être matérialisée par des propos désobligeants ou des attitudes hostiles de la part des collègues directs ou de la hiérarchie. Ces attitudes n'étaient, je dois le souligner, pas systématiques dans les témoignages des femmes que j'ai rencontrées. Ils sont tout de même suffisamment fréquents et déstabilisants pour que toutes les femmes, même celles qui n'y sont pas confrontées directement, les anticipent et les craignent. Autrement dit, toutes les salariées, même lorsqu'elles ne sont pas confrontées à des attitudes hostiles, ont intériorisé la suspicion et l'hostilité potentielle de leur milieu professionnel vis-à-vis de leur grossesse. Certaines femmes occupant des métiers de cadre faisaient même état d'un véritable sentiment de trahison envers leurs collègues ou leur hiérarchie vis-à-vis de leur grossesse.

Cette stigmatisation, réelle ou anticipée, intériorisée, n'est pas sans conséquence. Les salariées vont chercher à minimiser la visibilité et les conséquences de leur grossesse sur leur lieu de travail. Elles vont alors renoncer à certains droits, pourtant prévus par le code du travail, les accords de branche ou les conventions collectives, notamment concernant l'aménagement du temps de travail. Elles vont par exemple ne pas demander la réduction d'une heure par jour de leur temps de travail, ou renoncer à l'autorisation de s'absenter pour se rendre à leurs consultations médicales. Dans la mesure où les salariées enceintes sont très rarement remplacées durant leur congé de maternité - du moins c'était le cas de bon nombre de femmes que j'ai rencontrées -, elles vont anticiper le fait que la charge de travail qu'elles ne pourront plus effectuer durant leur congé sera redistribuée sur leurs collègues. Cela peut les amener à redoubler d'efforts en amont pour clôturer leurs dossiers, avec, ici encore, des conséquences sur leur santé en termes de stress et d'épuisement.

À titre d'exemple, j'ai rencontré une cadre m'expliquant qu'elle avait augmenté son temps de travail et qu'elle ne prenait plus de pauses durant sa grossesse, en anticipation de son départ en congé maternité.

J'ai pu constater au fil de ma recherche que les aménagements du poste de travail étaient très rares, voire inexistants, en raison d'une méconnaissance de leurs droits de la part des salariées, en premier lieu. Elles sont souvent peu informées de ce qu'elles peuvent demander et de ce qui est possible ou non. Cette méconnaissance est rarement compensée par l'intervention du supérieur hiérarchique ou du service des ressources humaines. Les aménagements sont rarement organisés par la hiérarchie. Il s'agit plus souvent d'arrangements informels entre collègues. Les salariées enceintes peuvent compter sur la solidarité et l'entraide de leurs collègues directs pour se ménager et éviter certains risques professionnels. Une chercheuse en biologie, amenée à manipuler des produits tératogènes pendant ses expériences, n'a par exemple pas obtenu d'aménagement de son poste de travail pour éviter ces manipulations. Elle s'est arrangée avec ses collègues pour limiter son exposition à ces produits chimiques.

Il me semble en outre important de souligner que les salariées interrogées faisaient souvent état d'une pénibilité et de risques généraux, concernant l'ensemble des salariés, et pas spécifiquement et uniquement les femmes enceintes. Étaient notamment cités le port de charge, le stress, les risques de contamination biologiques ou chimiques... Quand on s'intéresse à la santé des femmes au travail, on peut en réalité parler de santé au travail de manière plus générale. Chercher à améliorer les conditions de travail et la santé des femmes présente des conséquences positives pour tout le monde.

Les effets de ces phénomènes sur la santé des salariées enceintes sont de plusieurs ordres : une dégradation de l'état de santé, de la fatigue, des malaises, une aggravation de pathologies préexistantes ou encore des menaces d'accouchement prématuré.

Il est important de signaler que toutes les femmes ne sont pas à égalité. Les inégalités socioéconomiques sont à prendre en compte. Elles sont imbriquées au genre lorsqu'on parle de santé au travail. Les femmes occupant des postes de cadre ou des professions intermédiaires ont en effet plus de marge de manoeuvre que les employées pour adapter leur poste de travail ou leurs horaires et ainsi préserver leur santé. Les employées en situation de subordination hiérarchique ont bien moins de possibilités d'adaptation. Vigoureux et Saurel relèvent dans leur étude que les arrêts de travail dits précoces - au cours du second trimestre de grossesse - sont plus fréquents parmi les femmes peu qualifiées ou en situation de précarité, même en l'absence de problème de santé préexistant. L'arrêt maladie de longue durée (jusqu'au congé prénatal) fait ainsi bien souvent office de palliatif à des conditions de travail inadaptées mettant en danger la santé des femmes et la bonne issue de la grossesse.

La grossesse va également de pair avec des ruptures en termes d'emploi. L'enquête périnatale de 2016 montre qu'une femme sur dix perdait ou quittait son emploi en cours de grossesse. Malheureusement, les données ne sont pas suffisamment précises pour que l'on connaisse la raison de cette sortie de l'emploi. S'agit-il d'une démission, d'un licenciement ou de la fin d'un CDD ? Nous savons en tout cas que cette sortie de l'emploi concerne une femme enceinte sur dix, et que plus de 90 % de ces femmes se déclarent au chômage ou en recherche d'emploi. Elles considèrent que leur sortie d'emploi est donc subie ou temporaire. Elles ne quittent pas leur poste pour devenir femmes au foyer.

Ces éléments quantitatifs corroborent les témoignages que j'ai pu recueillir de salariées enceintes qui faisaient état d'une rupture de leur contrat de travail après avoir annoncé leur grossesse à leur employeur, ou de la difficulté, voire de l'impossibilité, de retrouver un emploi si elles se trouvaient au chômage durant leur grossesse. Là encore, il est nécessaire de prendre en compte les inégalités socioéconomiques, puisque les conséquences sur l'emploi des femmes sont très différenciées selon les caractéristiques des travailleuses.

Les sorties de l'emploi pendant la grossesse concernent 20 % des femmes occupant des emplois ouvriers et de service, contre 5 % des cadres et indépendantes. Elles concernent également 16 % des femmes à temps partiel contre 9 % des travailleuses à plein temps. On aurait pu penser que le temps partiel était une configuration bénéfique et protectrice, donnant aux femmes plus de temps à dédier à leur vie personnelle, occasionnant moins de fatigue liée au travail rémunéré. Finalement, nous constatons qu'il est plutôt un facteur de fragilisation. Cela tient à la structure des emplois en France. Les temps partiels se retrouvent très souvent dans les secteurs féminisés, peu qualifiés, précaires, peu rémunérés, avec des conditions de travail difficiles. Enfin, les femmes nées à l'étranger sont beaucoup plus souvent concernées par les sorties de l'emploi que celles qui sont nées en France. Nous savons par ailleurs que les indicateurs de santé périnatale sont bien moins bons pour les premières que pour les secondes.

Tous ces éléments mettent en exergue l'imbrication entre le travail et la santé. En matière de santé périnatale, on sait que le fait de ne pas avoir d'emploi est corrélé à un état de santé moins bon, tant pour la mère que pour l'enfant. La grossesse exacerbe les inégalités préexistantes en termes d'emploi et de santé. Elle joue le rôle de miroir grossissant de ces différents phénomènes.

Je terminerai mon propos en vous exposant quelques pistes de réflexion, à commencer par la nécessité d'une meilleure information des travailleuses. Elle passe sans doute, en partie, par le rôle des employeurs et des services des ressources humaines. Je citerai également un recours à la médecine du travail, encore faut-il qu'elle soit correctement formée et outillée. Ces éléments pointent également le besoin d'une application réelle des mesures destinées aux travailleuses enceintes, puisque nous constatons un hiatus important entre ce qui est prévu par le droit et ce qui se fait réellement. J'espère que je vous ai également convaincus du fait que s'intéresser aux conditions de travail et à la santé des salariées enceintes pose en réalité des questions plus larges sur l'organisation du travail et les risques professionnels généraux, qui ne sont pas spécifiques aux femmes enceintes. Enfin, nous avons parlé des modèles familiaux et de l'implication des hommes dans le travail domestique et parental. Cette notion soulève la question d'un congé second parent qui pourrait commencer avant la naissance pour assurer un réel relais des femmes enceintes de la part de leur conjoint.

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