Intervention de Didier-Roland Tabuteau

Délégation aux Collectivités territoriales et à la décentralisation — Réunion du 1er décembre 2022 à 9h00
Audition sur la simplification des normes applicables aux collectivités territoriales du conseil d'état

Didier-Roland Tabuteau, vice-président du Conseil d'État :

Merci madame la présidente, monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, nous sommes très honorés de venir contribuer à vos réflexions et à vos travaux sur un sujet auquel le Conseil d'État est tout particulièrement sensible. Même si nous contribuons à beaucoup de normes, la qualité du droit est évidemment la préoccupation première du Conseil d'État dans plusieurs de ses fonctions.

Je souhaite vous dire au préalable que nous sommes très heureux d'être devant vous aujourd'hui au titre des relations que nous entretenons entre nos deux institutions. Ces relations sont essentielles pour nous. Nous nous réjouissons de pouvoir contribuer à vos travaux sur des propositions de loi lorsqu'elles nous sont soumises et les échanges entre les deux institutions sont des éléments clés. Nous rencontrons aussi les commissions : elles sont venues au Conseil d'État pour que nous puissions mieux nous connaître et nous comprendre afin de travailler dans l'objectif que vous avez rappelé. Ce dialogue sera bien sûr poursuivi.

Je suis accompagné de plusieurs membres du Conseil puisque notre réflexion est collective sur ces questions. Il était par conséquent important que des représentants de différentes fonctions du Conseil soient présents, notamment Martine de Boisdeffre, présidente de la section du rapport et des études, et Patrick Gérard, président adjoint de la section de l'administration qui a été le rapporteur général d'études importantes, notamment en 2016 sur la simplification et la qualité du droit. C'est un sujet qui reste malheureusement d'actualité et sur lequel nous continuons à réfléchir.

À titre liminaire, je souhaiterais vous livrer quelques éléments sur les études et les principales conclusions du Conseil d'État, avant de terminer en évoquant le projet d'étude annuelle qui n'est pas sans lien avec les travaux que vous conduisez dans votre assemblée.

La simplification est évidemment au coeur des travaux du Conseil d'État lorsque nous sommes confrontés à des projets de loi, à des projets d'ordonnances ou à des projets de décret. Cette question revient systématiquement : l'abondance des textes impose de se la poser. Notre mission constitutionnelle fait que nous sommes attachés à la sécurité juridique et à l'intelligibilité de la norme qui n'est pas systématiquement synonyme de son raccourcissement. C'est d'ailleurs une question sur laquelle je m'interroge beaucoup. Je pense qu'il vaut mieux que la loi soit limpide et claire que nécessairement très ramassée. Notre mission est également de nous préoccuper de la bonne administration des services publics.

Nous nous attachons depuis longtemps à la simplification du droit avec des résultats qui ne sont pas toujours à la hauteur de nos attentes ou de nos ambitions. C'est en raison de ces intérêts partagés que le Conseil national d'évaluation des normes et le Conseil d'État ont organisé le colloque auquel vous avez fait référence dans votre introduction.

L'intérêt du Conseil d'État pour la simplification est bien antérieur à ces travaux puisque nous avions abordé ces questions dès l'étude de 1991, consacrée à la sécurité juridique. En 2006, nous avions également produit des travaux sur le lien entre sécurité juridique et complexité du droit et qui avaient recommandé de mener des études d'impact, études qui ont été consacrées deux ans plus tard avec la révision constitutionnelle de 2008 et la loi organique de 2009.

L'étude de 2016 porte sur la simplification et la qualité du droit et rappelle que, sous l'effet de plusieurs facteurs, le droit s'est densifié, rendant l'action publique plus complexe. Cette étude envisageait un certain nombre de remèdes. D'abord, elle rappelait que cette complexité est en partie due à des facteurs sur lesquels il est difficile d'agir : la technicité de certaines matières, qui rend parfois la loi un peu ésotérique au moins pour ceux qui ne sont pas des spécialistes de la matière, l'insertion de l'économie dans la globalisation, la constitutionnalisation, l'européanisation, l'internationalisation des sources du droit qui sont évidemment des éléments qui contraignent un certain nombre de dispositions dans la fabrique du droit.

En outre, la production de normes s'autoalimente avec les décrets d'application pour les rendre effectives. Les producteurs de normes sont par ailleurs de plus en plus nombreux et dispersés, tout comme leurs vecteurs. Nous sommes frappés par la place que prend le droit souple dans ce paysage avec des constructions qui sont peut-être de nature plus complexe que le droit positif classique. Dans certains secteurs professionnels, ce droit souple a pris une importance très grande.

L'étude de 2016 dessinait des pistes d'amélioration.

Le premier axe visait à renforcer l'impératif de simplification et à soutenir les initiatives confortant les capacités d'évaluation du Parlement. Se pose ici la question lancinante des études d'impact auxquels nous attachons beaucoup d'importance. Dans les avis que nous rendons sur les projets de loi, c'est une question systématiquement étudiée. Certains avis ont beaucoup insisté sur la place de l'étude d'impact, et parfois son insuffisance, pour inviter le gouvernement, avant le dépôt au Parlement, à compléter une étude d'impact pour qu'elle soit conforme, à nos yeux, aux dispositions de la loi organique.

Le deuxième axe de réflexion visait à maîtriser l'emballement de la production de textes. Elle invite aussi à maîtriser la programmation de cette production, objectif difficile à atteindre à certains moments de l'année. Le recours aux ordonnances de simplification et à la codification se pose puisque ce sont des éléments importants de simplification du droit.

Le Conseil d'État recommande aussi le renforcement de l'évaluation ex ante en procédant à une étude d'option avant d'engager un projet de réforme et en élargissant le champ de celle-ci, éventuellement aux amendements et propositions de loi pour que l'on puisse disposer de l'ensemble des informations qui sont nécessaires aux choix qui doivent être faits avant d'expertiser l'option retenue.

Il recommande également un recours plus fréquent à l'expérimentation et à l'évaluation ex post, non seulement pour en tirer des conséquences sur la disposition mais peut-être aussi pour en tirer des conséquences sur d'autres dispositions qui pourraient relever de la même logique en prévoyant des clauses de réexamen des lois et ordonnances.

Je précise toutefois que l'étude de 2016 ne préconisait pas d'instituer, à titre de sanction pour défaut ou retard d'évaluation ex post, une clause « guillotine » entraînant la caducité du texte non évalué mais reconduit dans la mesure où nous avions estimé, à l'époque, que ces clauses engendraient une grande insécurité juridique et contribuaient à aggraver l'instabilité de la norme voire à supprimer toute norme applicable à un secteur, ce qui pourrait entrer en contradiction avec les obligations européennes.

Le troisième axe visait à faciliter l'application de la norme grâce à la codification. Un très gros effort a été fourni puisque nous observons une extension des codes mais elle peut encore être poursuivie. Cet axe portait aussi sur la clarification des normes applicables outre-mer ou encore le développement des guichets uniques ou du dispositif « Dites-le-nous une fois » (DLNUF) qui impose à l'administration de dupliquer l'information pour les usagers concernés par plusieurs démarches.

Le Conseil d'État attache aussi une importance aux conditions d'entrée en vigueur des textes qui sont parfois délicates à apprécier. Dans notre fonction consultative, nous consacrons beaucoup de temps à ces conditions ainsi qu'au rôle du juge dans son office simplificateur, qui doit garder cette préoccupation à l'esprit lorsqu'il interprète les textes.

Cette étude a connu des suites et des prolongements. Les propositions qu'elle formulait ont été en partie poursuivies par des travaux récents. Le premier porte sur les expérimentations qui peuvent permettre, lorsqu'elles sont couplées à des évaluations, d'identifier des gisements de simplification. C'est ce qui a été démontré dans l'étude de 2019 faite à la demande du premier ministre et c'est pourquoi l'étude proposait notamment d'étendre et de rationaliser les dispositifs juridiques permanents d'expérimentations ouvertes, c'est-à-dire celles qui ouvrent une potentialité d'expérimentation au bénéfice d'adaptations de normes qui ne sont pas définies à l'avance. Je citerai à titre d'exemple l'article 51 de la loi de financement de la Sécurité sociale pour des expérimentations en matière d'assurance-maladie, qui ont donné lieu à un certain nombre de dispositifs qui ont permis d'apprécier ces éléments. Les principaux champs concernés par ces dispositions sont la santé, l'éducation nationale et la réglementation s'appliquant aux entreprises.

Le Conseil d'État proposait aussi de transposer des dispositifs aux projets des collectivités territoriales en offrant notamment la possibilité de susciter elles-mêmes des expérimentions, en créant par exemple un guichet permanent qui leur permettrait de soumettre au Parlement ou au gouvernement des projets de modification des normes régissant leurs compétences.

La loi organique du 19 avril 2021 relative à la simplification des expérimentations mises en oeuvre sur le fondement du quatrième alinéa de l'article 72 de la Constitution a permis d'avancer dans ces expérimentations locales avec la volonté, entre autres, de créer des guichets locaux en préfecture pour apporter aux collectivités un appui dans leurs expérimentations et la fin du régime d'autorisations préalables pour entrer dans les expérimentations.

Enfin, la loi 3DS de 2022 est une nouvelle étape dans la trajectoire de simplification des expérimentations.

L'évaluation ex post des normes, au coeur des études de 2016 et 2020, peut aussi permettre de simplifier, ou plutôt de ne pas adopter des textes qui complexifieraient le droit. Je crois que cet effort est aussi important que l'effort de simplification puisque le flux normatif se poursuit. Sans pouvoir présenter ici cette étude, je voudrais souligner que la qualité du droit a beaucoup à gagner de l'évaluation. C'est ce que nous soulignions en 2016 et c'est ce que vous rappelez régulièrement dans vos travaux. Les évaluations ex ante devraient, par exemple, systématiquement déboucher sur une étude d'options comparant les mérites du recours à un texte avec les autres solutions possibles. L'action publique ne se résume pas à de la production de normes mais peut passer par d'autres voies. L'absence de création de normes doit être envisagée dans un grand nombre de cas.

La simplification procédera alors d'une réelle évaluation qui mène au choix de légiférer ou non alors qu'il peut être tentant de procéder à une évaluation d'habillage ou trop rapide, une fois que le choix du législateur a déjà été arrêté. C'est probablement sur ce point fondamental que butent les obligations de renforcement du spectre de l'évaluation, car il est toujours possible pour l'administration de remplir formellement ses obligations.

Je souhaite ainsi souligner que le Conseil d'État est attaché à examiner de plus en plus fréquemment les différentes options au regard des objectifs des textes, d'où cette préoccupation sur l'étude d'options.

Les évaluations ex post posent une autre question. Elles devraient, quant à elles, conduire à abandonner des normes ou des volets de politiques publiques inefficaces, trop complexes, pour les remplacer par des dispositifs plus simples. Il conviendrait de tirer des enseignements de ces évaluations pour qu'elles ne soient pas de simples bilans. C'est ce que j'évoquais avec, toutefois, la réserve sur les clauses guillotines. En guise d'exemple, on peut évidemment citer les clauses de réexamen des lois de bioéthique : la dernière loi de 2021 devra faire l'objet d'un nouvel examen par le Parlement dans un délai de sept ans.

Dans la suite de notre étude de 2016, le Conseil d'État a accru son contrôle des projets de textes et nous essayons de mieux mesurer l'inflation normative. S'agissant de nos méthodes de travail, outre les recommandations que j'ai évoquées, le Conseil d'État, dans son étude annuelle de 2016, a pris six engagements avec le même souci d'ancrer un changement de culture normative. Nous avons progressivement relevé notre niveau d'exigence sur la qualité des études d'impact et nous signalons régulièrement leur insuffisance éventuelle. Depuis juin 2019, nous vérifions l'insertion d'indicateurs dans les études d'impact des projets de loi délibérés en conseil des ministres. L'avis consultatif récent sur le projet de loi relatif à l'accélération des énergies renouvelables adopté par l'Assemblée nationale en septembre dernier constitue un bon exemple du contrôle renforcé de la qualité du droit, car il pointe avec exigence les insuffisances de l'étude d'impact du projet de loi et se montre soucieux d'un certain nombre de questions de lisibilité du droit et du niveau adéquat, législatif et réglementaire, des dispositions soumises. Il formule des propositions de codification de certaines dispositions, plus ou moins pérennes, dans les codes correspondants, mais aussi salue les dispositions tendant à la réduction du nombre de procédures requises. C'est donc un exemple topique de ce travail.

Je tiens toutefois à souligner une limite importante à ce rôle du Conseil d'État. Ces dernières années, un bilan montre que 50 % seulement des dispositions législatives votées par le Parlement ont été préalablement examinées par le Conseil d'État. C'est évidemment plus délicat pour notre office d'appréciation de la cohérence et de la simplification des textes. Les ordonnances présentent, à l'opposé, l'avantage de ne pas comporter de dispositions qui n'ont pas fait l'objet d'une analyse juridique et d'une évaluation de leur impact par le Conseil d'État.

S'agissant enfin de la mesure de l'inflation normative, pour la mise en oeuvre des propositions de 2016, le vice-président Jean-Marc Sauvé avait initié une étude réalisée en 2018 en lien avec le secrétariat général du gouvernement et intitulée « Mesurer l'inflation normative » ayant vocation à créer un référentiel objectif de celle-ci. Cette étude a abouti à la publication sur le site Légifrance, dans la rubrique « Qualité et simplification du droit », d'une synthèse inédite des statistiques de la norme qui sont une sorte de tableau de bord de l'inflation normative. Ce tableau de bord permet de suivre le nombre de textes promulgués par catégorie depuis 2002, l'allongement des textes en cours de débat parlementaire, le volume absolu des textes, etc. Ces indicateurs couvrent également le taux d'application des lois, le nombre des articles, le nombre de mots dans les textes et leur stabilité dans le temps.

Ces indicateurs pourraient, à l'avenir, inclure la production des ministères non publiée au Journal officiel. Le droit mou (« soft law »), c'est-à-dire recommandations, bonnes pratiques, référentiels, envahit progressivement un certain nombre de secteurs, pour de bonnes raisons, mais qui constituent pour les acteurs de ces secteurs des instruments de l'inflation normative, même si ce droit mou n'est pas une norme au sens classique du terme mais plutôt de la quasi-norme. Le droit souple des autorités indépendantes ou d'un certain nombre d'établissements est très important. Prendre en compte l'origine de la norme pour apprécier les éventuelles surtranspositions de directives ou le coût réel d'une loi au regard de ses textes d'application nous paraît une priorité, au moins un élément important de l'action publique. À cet effet, l'ensemble de ces indicateurs pourrait offrir des perspectives intéressantes d'amélioration de cette inflation.

Je souhaite terminer en indiquant que le Conseil d'État, à l'occasion de sa rentrée devant les représentants des pouvoirs publics, a annoncé que l'étude annuelle du Conseil d'État serait consacrée cette année au « dernier kilomètre ». Cette étude retiendra un certain nombre d'exemples d'actions publiques et mènera une analyse avec l'ensemble des membres de la juridiction administrative pour remonter les éléments qui apparaissent à travers les problématiques contentieuses, notamment. Cette étude très large nous conduit à rencontrer de nombreuses personnalités, d'institutions, d'associations pour essayer de comprendre et d'analyser ce qui fait que l'application concrète de la volonté du législateur ou de la politique publique a échoué ou a, au contraire, parfaitement réussi. Cette étude nous positionne sur le dernier segment de l'application de la norme alors que nous sommes plus habitués à être sur l'amont de la production de la norme pour un certain nombre de nos travaux. J'espère que nous aurons l'honneur de vous rencontrer pour échanger au cours de ces travaux et que les conclusions que nous pourrons en tirer (et que nous présenterons en septembre prochain) pourront également être utiles et constituer une contribution complémentaire aux travaux que vous menez.

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