Je souhaite commencer par dire que je suis très heureux de la relation organique évidente qui existe entre le Sénat et l'AMF, relation qui est encore plus organique entre votre délégation aux collectivités territoriales et l'Association des maires de France. Bien plus encore, les relations personnelles que nous avons avec vous et un certain nombre de sénateurs nous permettent d'avancer concrètement au gré de l'agenda législatif imposé en grande partie par l'exécutif, comme le veulent les règles de la Vème République.
Dans votre propos liminaire, vous placez la barre là où il le faut, c'est-à-dire qu'il est temps de faire des renversements complets d'approche. Vous me demandez : « Alors que faire ? ». La réponse qui a toujours été apportée à cette question depuis 30 ans est de faire des normes pour supprimer des normes ! Je vais donc vous dire comment et pourquoi, à mon sens, nous pourrions procéder autrement avec une liberté de ton qui - je l'espère - n'ira pas à l'encontre de ma responsabilité de président de tous les maires.
Je vous remercie également de votre participation à notre congrès. C'est le plus grand rassemblement d'élus, peut-être au monde, car notre structure communale est particulière. Cet événement est très bien organisé par une petite structure. L'AMF est un commando de personnes très motivées. La fréquentation au salon et au congrès de 2022 a été très importante avec 400 événements organisés, dont une quarantaine sur le congrès lui-même. Ces manifestations de haut niveau nous ont permis d'informer, de dénoncer et de proposer en bonne interaction avec l'exécutif. Plusieurs ministres se sont déplacés et la première ministre y a veillé.
Vous qui êtes à la chambre haute, à la « grande Chambre des communes », comme le disait Gambetta, je vous invite à lire le texte de la résolution votée à l'unanimité des membres de l'AMF, y compris par les non-encartés qui sont dominants parmi les maires. Ce texte n'est pas un petit dénominateur commun mais un haut multiplicateur commun, un peu différent des résolutions des années précédentes, y compris sur le ton. Cette résolution fait valoir des principes forts pour les communes et les intercommunalités.
Je suis disposé à répondre à toutes vos questions sur l'actualité budgétaire et financière, mais aussi sur le ZAN, qui est un sujet qui nous préoccupe et que nous voyons comme une bombe à retardement (et même comme une bombe à fragmentation territoriale, politique, civique et économique). L'enfer étant pavé de bonnes intentions, cette approche qui veut lutter contre l'artificialisation se traduit, une fois de plus, dans une approche centralisatrice. Si nous avons le temps d'en parler, je vous dirais que l'AMF changera de ton sur les formes de centralisation, quelles qu'elles soient. Ce culte des grands ensembles n'est plus possible, notamment sur la thématique de la simplification.
Les réponses apportées jusqu'à maintenant aux besoins de simplification sont des complications, et cela pour plusieurs raisons, d'abord parce que la France a pour pratique d'ajouter. Nous en sommes tous responsables depuis des décennies. Les maires, les sénateurs, les députés, les ministres, les présidents ont souvent l'impression d'apporter quelque chose en ajoutant une disposition. Cela peut être le cas, mais cette solution peut aussi nous éloigner de la performance et être source de complications. C'est aussi ensuite parce qu'il existe un conformisme dans la pensée lorsque l'on arrive au prisme de l'exécution des décisions politiques. Je vais essayer d'être plus précis en vous donnant un exemple. Avant cela, je souhaite préciser que je distingue complication et complexification. La complexité est souvent un progrès mais la complication est quasiment toujours une régression. La complexité renvoie à une subtilité humaine pour répondre à des situations, par exemple complexifier les normes de construction des bâtiments pour qu'ils résistent mieux à des tremblements de terre, aux incendies ou soient accessibles aux personnes en situation de handicap est pertinent. En revanche, la complication, c'est lorsque nous sommes incapables d'aller jusqu'au bout du geste et que nous ajoutons des dispositions de précaution qui alourdissent le quotidien. C'est une nuance sémantique très importante à mes yeux. Les entreprises sont également confrontées aux mêmes problèmes d'excès de normes et d'excès de complications, car la problématique n'est pas liée au statut mais à la taille. Nous voyons bien que les grandes entreprises luttent contre les complications de process. Je vous renvoie ici à la lecture d'un petit livre de la philosophe Juliette de Funès sur la dictature des process. La complication, c'est quand la modalité devient finalité et que nous en oublions même la finalité.
À titre d'exemple, François Hollande avait confié une mission de simplification à Thierry Mandon, secrétaire d'État qui venait du secteur privé. Cette personne remarquable et très concrète avait formulé des propositions extrêmement pertinentes, malheureusement la « machine à broyer », dont nous sommes parfois nous-mêmes des acteurs, est intervenue ensuite. L'une des propositions de Thierry Mandon était de poser le principe que l'absence de réponse vaudrait acceptation. Cependant, alors que la disposition se voulait simple, les travaux qui ont suivi ont conduit à déterminer 3 000 dérogations à la règle. Dans une mairie, au lieu de rédiger des courriers inutiles, cette disposition revenait de manière absurde à recruter une ressource dont la fonction aurait été d'analyser si la demande exigeait une réponse ou non. Au final, il a donc été pris la décision de répondre à tous les courriers.
Dans le privé, plusieurs chercheurs, notamment américains, ont démontré que lorsque l'on multipliait par deux la complexification, on multipliait par dix la complication. Les directions de la qualité créées par beaucoup d'entreprises au début des années 2000 ont-elles-mêmes été consommatrices de moyens et productrices de soft norm non réglementaire. Je souhaitais vous donner cet exemple, car cette question restera un serpent de mer si nous ne renversons pas complètement la problématique en partant du principe que le risque paie plus que la couverture absolue. L'ordre spontané, pour citer Raymond Boudon, fonctionne très bien. La puissance publique doit donc intervenir a posteriori et pas a priori. Cela paraît évident mais, dans la réalité, on passe notre temps à recréer des contraintes a priori. Je crois que la simplification, c'est celle qui permettra de revenir à l'essence même de l'État, c'est-à-dire des dispositions d'ordre public, contrôlées a posteriori et sanctionnées rapidement et fortement lorsqu'elles ne sont pas respectées.
J'observe que nous sommes passés d'un régime de liberté à un régime d'autorisation. Or, ce régime conduit à perdre du temps, mais aussi de l'efficacité et de l'argent, comme le rappelait la présidente, mais également nos nerfs. Nous perdons aussi du civisme, car nous alimentons ainsi l'impuissance publique. La crise civique majeure que nous vivons aujourd'hui se traduit par le taux d'abstention, par l'extrémisme des positions proportionnel à la vacuité de la pensée, par le dénigrement, par la dictature de l'instantané, par la violence, y compris à l'encontre des élus. Or, une des causes majeures de la crise civique, même s'il faut invoquer aussi des causes structurelles (doute occidental, post-modernité, absurdité de la guerre de 14-18, Shoah, etc.), est l'impuissance publique. Un exemple peut être donné lorsque l'on condamne avec la plus grande fermeté une agression qui ne sera plus jamais tolérée, mais que, le lendemain, l'agresseur est libéré. Tout cela crée l'énervement des âmes et des coeurs comme le disait Tocqueville. La complication normative crée de l'impuissance publique et c'est une spirale de la défiance. La puissance publique dit que les individus doivent être contrôlés a priori : normes, excès de réglementation, encadrement, schéma directeur, et tous les « machins » que l'on ne cesse de créer pour de bonnes raisons.
Je me suis rendu dernièrement dans l'Allier et la présidente des maires de l'Allier, qui est une femme très dynamique qui a su réunir au-delà des clivages partisans pourtant très marqués, m'a montré que le nombre de démissions d'élus municipaux (maires, adjoints, conseillers) avait doublé sur la période 2020-2022 par rapport aux six années précédentes. Une des causes majeures est la difficulté à exécuter des décisions. Cependant tous les projets de mandat ne sont pas fantaisistes. Dans leur immense majorité, les maires sont très concrets et pragmatiques. Les projets de mandats sur lesquels ils sont élus tiennent compte des contraintes de la commande publique et de la difficulté décisionnelle. Cependant, même en mettant en place des filets de sécurité financière, juridique et temporelle, nous avons de plus en plus de mal à exécuter nos projets de mandat. Cela alimente la spirale infernale de la défiance. Vous avez donc raison de mettre cette question au coeur de vos travaux, car elle est fondamentale.
L'AMF a créé le comité législatif et réglementaire aussi dans cette optique. Nous participons aux travaux du CNEN qui est présidé en la personne formidable d'Alain Lambert qui a une vision didactique des choses. L'année dernière, nous avons eu à nous prononcer sur plus de 300 décrets pour les deux tiers en urgence. Ces décrets sont aussi de plus en plus longs. Sur le ZAN et la loi Climat et résilience, nous avons vu non seulement le caractère abscons des décrets - par exemple concernant la nomenclature du ZAN - mais aussi leur caractère contraire à la loi, par exemple pour les schémas régionaux d'aménagement, de développement durable et d'égalité des territoires (SRADDET).
Je proposerai donc à l'AMF de changer de ton. Nous avons voulu dialoguer, bien faire, ne pas bloquer, mais la gangrène bureaucratique continue de prospérer, y compris pour les textes que nous sommes en train d'examiner (énergies renouvelables, ZAN, loi Climat et résilience). J'ose dire ici que la loi Climat et résilience est une mauvaise loi et sera encore pire à appliquer localement que d'autres grandes lois que nous ne cessons de détricoter pour les rendre applicables, comme la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains (SRU). La seule issue est donc de sortir du cadre pour redire que la subsidiarité doit s'appliquer.
Je crois que la responsabilité est la seule matrice de l'efficacité. Or, pour qu'il y ait responsabilité, il faut deux choses : la liberté et le contrôle assorti de sanctions. Je plaide en effet pour davantage de liberté et pour que les personnes qui « sortent des clous » soient sanctionnées, y compris au plan pénal. Sur le ZAN, nous sommes en train de nous demander comment ajouter un filet de sécurité ruralité, sauf que les communes moyennes seront les plus impactées, c'est-à-dire qu'il faudra trouver aussi un instrument pour que les communes moyennes puissent se développer. Mais, les grands projets nationaux sont souvent dans les métropoles. Or comment territorialiser le foncier de ces grands projets nationaux ? Ceci montre bien que nous allons créer des usines à gaz.
La simplification renvoie simplement à notre propre capacité à accepter le risque. Je pense qu'il vaut mieux, de temps en temps, un non-respect des dispositions assorti de sanctions que tout prévoir. La norme est à mon sens, une fausse croyance de la planification qui revient à penser que tous les cas de figure de la vie humaine peuvent être anticipés. Cela renvoie à des modes de pensée. Nous avons tous été formés pour planifier, pour créer de la règle et mon propos paraît peut-être très naïf mais ce sont les propos naïfs qui font avancer les choses.