Intervention de Cyrille Melchior

Délégation sénatoriale aux outre-mer — Réunion du 20 octobre 2022 : 1ère réunion
Évolution institutionnelle outre-mer — Audition de M. Cyrille Melchior président du conseil départemental de la réunion

Cyrille Melchior, président du conseil départemental de La Réunion :

Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je tiens en tout premier lieu à vous remercier, et à travers vous la Délégation sénatoriale aux outre-mer, pour cette initiative que vous avez lancée concernant l'avenir institutionnel des outre-mer. Bien sûr, tout le monde en a conscience, l'enjeu est majeur, tant pour les territoires, que pour la France continentale. En effet, la France rayonne, on le sait bien, par ses outre-mer, sa population, sa biodiversité, sa richesse culturelle et culinaire, sa force d'influence sur les bassins océaniques environnants, ainsi que sa zone maritime faisant de la France l'une des plus grandes puissances maritimes du monde.

Mais nous sommes aussi, chacun en a pleinement conscience, confrontés à une dure réalité, et, en ma qualité de président du conseil départemental de La Réunion, je voudrais évoquer le cas de mon île qui fait face à divers fléaux tels que le chômage, l'illettrisme, l'illectronisme, les violences, notamment malheureusement, les violences intrafamiliales, le coma circulatoire et les difficultés de déplacement, les limites liées à son insularité, à son exposition au changement climatique, ou encore, la vie chère qui, aujourd'hui, prend un accent tout particulier. Les crises successives de ces dernières années ont fortement impacté nos populations, qui, malgré toutes les qualités de résilience et de détermination, expriment aujourd'hui leurs limites.

La Réunion, terre de France et d'Europe dans l'océan Indien s'est bâtie en surmontant bien des épreuves pour construire une société du « bien vivre ensemble » apaisée, mais aussi résiliente. Les Réunionnaises et les Réunionnais aspirent à vivre mieux avec davantage de proximité, d'écoute et de dialogue. Nos concitoyens réclament davantage de solidarité, d'accompagnement envers les plus fragiles. Ils aspirent au développement économique créateur d'emplois, de richesses et de compétitivité. Mais ce développement ne pourra se faire sans développement social, sans accompagnement social, sans développement humain. Sur tous ces aspects, il convient de saluer l'intérêt et le sens de l'écoute de l'ensemble des gouvernements successifs. Force est de reconnaître que nous avons su, malgré les difficultés, faire reconnaître la place particulière des outre-mer dans les politiques publiques, ce qui a permis une certaine adaptation des mesures nationales au niveau local. Un exemple emblématique est la recentralisation du revenu de solidarité active (RSA) à La Réunion, intervenue en janvier 2020, permettant de libérer des marges de manoeuvre nouvelles pour notre collectivité en matière d'accompagnement des bénéficiaires du RSA vers leur insertion.

Bien évidemment, tout n'est pas parfait. De nombreux freins demeurent, qui ne permettent pas une prise en compte pleine et entière de nos spécificités locales. Il faut aussi noter l'existence de certains blocages, soit d'origine européenne, soit en provenance de l'administration française ou parfois aussi, en raison d'insuffisances financières.

Aujourd'hui, se pose avec acuité la question d'une évolution du modèle réunionnais, pas forcément d'un point de vue institutionnel, mais en posant les bases de propositions visant à permettre à notre territoire de retrouver le chemin du progrès sur lequel il a pu avancer depuis la départementalisation intervenue en 1946.

En ma qualité de président du département de La Réunion, je propose une trajectoire pour La Réunion qui pourrait être la base d'un contrat de territoire co-construit pour les prochaines années à l'horizon 2030. J'ai ici ce document que je peux vous faire parvenir qui propose quatre axes de développement : promouvoir l'excellence et la résilience réunionnaise, prioriser l'accès à l'emploi comme levier d'amélioration du niveau de vie grâce à une loi-programme, bâtir une stratégie régionale d'économie verte et bleue, renforcer la décentralisation des décisions administratives.

Mais pour réussir notre trajectoire, la poser et obtenir les résultats que nous souhaitons, il nous faut un cadre institutionnel stabilisé qui nous offre des possibilités d'adaptation et d'expérimentation. Nous ne devons pas nous tromper de débat. Le sujet institutionnel est un outil au service des institutions, et non pas un remède miracle à la crise de confiance que ressentent nos populations dans les outre-mer.

C'est d'ailleurs un constat partagé par une majorité de Réunionnaises et de Réunionnais. Une enquête d'opinion commandée par le département de La Réunion révèle que nos populations souhaitent un cadre institutionnel apaisé. Construisons une trajectoire ensemble. La départementalisation au cours des 76 dernières années a permis à La Réunion de franchir un pas de géant. À titre d'exemple, l'espérance de vie était en 1953 pour les femmes de 70 ans en métropole et de 53,5 ans à La Réunion. En 2020, elle était de 85,3 ans pour les femmes de métropole et de 84 ans pour les femmes réunionnaises. Pour les hommes, en 1953, l'espérance de vie en métropole était de 64 ans et à La Réunion de 47,5 ans. En 2020, l'espérance de vie en métropole pour les hommes était de 79 ans et à La Réunion, de 77 ans. Cela représente pour les femmes, 31 années gagnées, et pour les hommes, 30 ans avec un écart qui s'est fortement réduit à moins d'une année entre la métropole et La Réunion. Cela démontre bien que la départementalisation a eu des effets bénéfiques sur l'élévation du niveau de vie, et nous avons pu constater des progrès sur les plans sanitaire et éducatif, et en termes d'aménagement.

Cette enquête révèle que 68 % des Réunionnais estiment que la départementalisation a été une très bonne chose pour La Réunion. 76 % estiment qu'il vaut mieux avoir les mêmes lois qu'en France. 86 % veulent que La Réunion garde son statut actuel. Ma responsabilité d'élu est d'être à l'écoute des Réunionnais et de porter leur voix.

Je pense aussi, comme une majorité de mes concitoyens, que les problèmes ne viennent pas des institutions. La Réunion a réaffirmé, à maintes reprises, son attachement à l'organisation institutionnelle en vigueur, tout en sachant faire preuve d'intelligence dans la répartition des compétences. Parfois même, nous avons pu adapter nos compétences au contexte réunionnais, lorsque la région et le département se sont accordés sur une juste répartition, avant même que les lois ne les précisent, notamment dans le domaine agricole. C'est ce que nous voulons poursuivre.

Je plaide pour une stabilité institutionnelle, mais cela ne veut pas dire un statu quo, il nous faut instiller davantage encore d'intelligence. Il s'agit très clairement de revoir notre mode opérationnel qui, grâce à une plus grande décentralisation des décisions administratives, permettrait aux élus locaux d'adapter au mieux les politiques publiques locales dans leur territoire. Je voudrais citer à titre d'exemple la gestion de la ligne budgétaire unique (LBU). D'ailleurs, le rapport de la Cour des comptes rappelle que les crédits dédiés aux outre-mer sont largement sous-consommés.

Nous formulons des propositions, car nous avons, en matière d'accompagnement des personnes âgées, un modèle réunionnais qui fonctionne bien : le maintien à domicile. Mais pour cela, nous devons améliorer l'habitat de nos aînés, et nous demandons la décentralisation d'une partie de la LBU au profit de l'amélioration de l'habitat. Ces crédits pourraient être décentralisés et portés par le département. En matière d'adaptation des normes au contexte local, nous notons la demande des professionnels locaux du BTP qui souhaitent que l'État pérennise le financement des commissions locales de normalisation et accélère la création des cellules locales de validation des produits.

Dans le domaine de la coopération, nous l'avons expérimenté. Malheureusement, pour des raisons réglementaires, il nous a été demandé de stopper cette expérimentation. Mais nous voulons avoir la possibilité de développer localement des contrats aidés de coopération dont l'expérimentation a déjà démontré toute sa pertinence. D'autant qu'elle participait du rayonnement de la francophonie dans la zone océan Indien et permettait de faire en sorte que de jeunes Réunionnais, à travers les ambassades et les alliances françaises dans la zone océan Indien, puissent faire rayonner la francophonie et ses valeurs. Cela leur permettait aussi de revenir, enrichis d'une belle expérience dans un pays voisin.

Il serait également opportun que les collectivités locales puissent être associées en amont dans l'élaboration des lois et des décrets. Bien souvent, on nous demande de formuler des avis, alors même qu'il est déjà trop tard, parce que les décrets sont à paraître. À ce moment-là, notre avis ne compte que peu.

Ce n'est pas en accusant le 5ème alinéa de l'article 73 de la Constitution d'être le responsable de tous nos maux que nous allons avancer. Le processus actuel d'habilitation a démontré toutes ses limites. Ce chemin n'est en aucun cas une solution, pas plus que ne l'est la fusion des articles 73 et 74 de la Constitution qui pourrait fragiliser notre appartenance aux régions ultrapériphériques (RUP) et leurs avantages financiers. Il apparaît très clairement que c'est en poursuivant notre chemin, en faisant preuve d'intelligence institutionnelle que nos politiques publiques vont gagner en cohérence et en constance dans nos actions.

Il nous faut aussi une très bonne coordination territoriale et de la contractualisation sur les projets et les résultats attendus. Pour ce faire, il apparaît nécessaire de réactiver la conférence territoriale de l'action publique (CTAP). J'ai entendu que la présidente de région va réunir cette conférence début décembre. C'est une bonne chose, et nous y participerons, bien évidemment.

Un comité de gouvernance concertée, comme en Guadeloupe, mais élargi, réunissant l'État, la région, le département, le conseil de la culture, de l'éducation, de l'environnement, les chambres consulaires, pourrait être mis en place et devenir une véritable instance de décision locale pour concrétiser cette ambition de renouveau démocratique et institutionnel. L'occasion nous serait aussi donnée de relancer la concertation autour de la mise en oeuvre du plan de convergence pour La Réunion en réactivant notamment les comités de pilotage techniques indispensables à la construction d'une stratégie territoriale sur le long terme.

Ainsi, expérimentation et adaptation deviendraient des outils réels et pragmatiques au service du développement du territoire. Ils offriraient à La Réunion, une capacité d'innovation et d'action réelle qui lui fait malheureusement défaut aujourd'hui. Ce document est une contribution qui, bien évidemment, n'est pas figée. Lorsque le Gouvernement nous écrit pour nous proposer de participer au travail qui sera mené dans les prochaines semaines et les prochains mois, nous prenons acte de cette volonté. À ce propos, il est indéniable que le courrier qui nous a été transmis le 12 octobre 2022 ne prend pas suffisamment en compte les aspects sociaux et humains. Or, si nous en sommes là aujourd'hui, dans cette crise de confiance, c'est justement parce que nos concitoyens portent un regard critique sur la façon dont ils sont accompagnés. Nous allons proposer, en plus des neuf titres retenus, un titre consacré à l'action sociale et au développement humain, notamment pour les publics les plus fragiles.

Quand on parle de difficultés dans le fonctionnement des institutions, l'échelon communal est un sujet qui me paraît important, car aujourd'hui, La Réunion compte près de 870 000 habitants. Or, le découpage communal actuel date de l'époque où La Réunion comptait 350 000 habitants. J'estime que le modèle qui est le nôtre est obsolète. Il convient de mettre en oeuvre une réforme indispensable dans un souci de respiration démocratique pour rapprocher le citoyen du niveau qui lui est le plus proche, à savoir l'administration communale. Je propose donc une réforme tendant à aller vers plus de communes, sans, bien évidemment, aller vers un émiettement territorial communal. Mais 24 communes pour 870 000 habitants, cela donne matière à réflexion.

Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, nous traversons une période décisive, difficile. Les défis à venir sont immenses sur le plan économique, social, mais aussi en matière de transition écologique et solidaire. La Réunion, par le passé, a toujours su faire face à son histoire.

L'affermissement de notre statut de département français porte toute la richesse de notre nation et il permet la prise en compte de nos particularités et de nos difficultés. À l'aube des grands changements qui nous attendent, nous avons besoin que l'État nous accompagne, non pas vers une évolution institutionnelle, mais plus vers une trajectoire, un projet de développement consolidé, créateur d'emplois, de richesses, de compétitivité, de solidarité et d'accompagnement envers les plus fragiles. Dans ce cadre, c'est le besoin d'écoute et de concertation qui doit être renforcé, afin que notre île puisse continuer à faire rayonner notre pays dans ce grand bassin indo-pacifique.

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