Intervention de Gabriel Serville

Délégation sénatoriale aux outre-mer — Réunion du 25 octobre 2022 : 1ère réunion
Évolution institutionnelle outre-mer — Audition de M. Gabriel Serville président de la collectivité territoriale de guyane

Gabriel Serville, président de la collectivité territoriale de Guyane (CTG) :

S'agissant de l'organisation institutionnelle actuelle de la Guyane, nous en dressons un bilan mitigé, pour ne pas dire un bilan insatisfaisant. Certes, la collectivité territoriale de Guyane, telle qu'elle est conçue depuis la loi de 2011 et mise en place en 2016, a constitué une avancée réelle par rapport à la situation précédente, car elle a apporté davantage de moyens et d'efficacité. Pour autant, les limites résultant notamment des normes et des difficultés à trouver de nouveaux leviers financiers constituent de très forts blocages. À partir de ces éléments d'analyse, toutes les voix convergent pour dire qu'il faut parvenir à lever ces normes qui ne sont pas conçues pour le territoire de la Guyane et qui ne prennent pas du tout en considération ce que sont nos réalités.

Nous avons de nombreux exemples de projets entravés par le système actuel. J'en citerai deux ou trois pour illustrer mon propos, en commençant par l'impossibilité qui a été faite au territoire guyanais de pouvoir explorer les côtes du territoire pour la recherche d'hydrocarbures. La collectivité régionale avait en effet la compétence pour délivrer les permis d'exploration, mais cette compétence est devenue caduque depuis la loi dite loi « Hulot » du 30 décembre 2017 qui a mis fin à la recherche ainsi qu'à l'exploitation des hydrocarbures, empêchant la Guyane de regarder son destin en face. Aujourd'hui, sur les côtes de l'Amérique du Sud, les pays limitrophes sont en train de mener de très beaux travaux d'exploration des ressources pétrolières. Je pense notamment au Suriname, au Brésil, au Guyana. Dans ce dernier pays, il a été trouvé une source très intéressante d'hydrocarbures. Il est vrai que les accords de Paris nous engagent à rechercher tout ce qui peut lutter contre le réchauffement climatique, mais il prévaut en Guyane un sentiment d'iniquité et d'injustice car les pays voisins vont pouvoir se développer, proposer de l'emploi, aménager et s'équiper durablement alors que nous allons devoir conserver cette politique de main tendue et quémander les quelques sous qui nous sont donnés par la France et par l'Union européenne. Cette situation pose problème.

Nous avons vu dernièrement toutes les difficultés pour implanter une centrale électrique, à cause d'une loi sur l'environnement mise en exergue par des associations de protection de l'environnement, ce qui a conduit à des recours judiciaires multiples. Le projet de construction de la nouvelle centrale électrique a été bloqué. Or il se trouve que la Guyane a connu récemment deux ou trois blackouts. Si nous ne réagissons pas très rapidement pour trouver une solution, nous allons nous retrouver dans des situations extrêmement compliquées dans les années à venir.

La question se pose aussi quant à notre capacité à nous approvisionner auprès de nos voisins en carburant. Nous avons les carburants les plus chers du continent sud-américain en raison de normes et de lois entravant notre capacité à avancer sereinement.

Par ailleurs, nous ne pouvons pas disposer du foncier comme nous l'aurions souhaité. 90 % du foncier guyanais est la propriété de l'État et nous n'avons pas beaucoup de foncier aménagé. À chaque fois que nous nous orientons vers des projets d'équipements structurants, la loi entraîne toute une série de difficultés bloquant l'évolution du territoire.

Je pourrais également citer la loi Littoral qui s'applique de façon incohérente sur l'intégralité du territoire guyanais et qui pose de véritables contraintes en matière d'aménagement du territoire. Lorsque nous avons voulu par exemple créer une installation de stockage des déchets non dangereux (ISDND) pour accueillir les déchets ménagers de Guyane, nous nous sommes rendu compte que cela n'était pas possible. La loi Littoral n'a pas été conçue pour la configuration du territoire guyanais.

Lors de mes passages sur certains médias, j'ai expliqué qu'on nous obligeait à importer du bois de hêtre de l'Union européenne pour procéder au boucanage des viandes, alors que cela fait des décennies, pour ne pas dire des siècles, que les Guyanais avaient l'habitude de boucaner leur viande avec le bois de Guyane, territoire couvert à 95 % de forêts tropicales primaires. Il s'agit d'un réel paradoxe.

Votre questionnaire porte aussi sur notre souhait ou non d'exercer de nouvelles compétences, notamment normatives. La réponse est oui pour ce qui concerne la gestion de l'environnement, la pêche, l'agriculture, l'énergie, la biodiversité, le sport, le transport, le logement, le bâtiment, les hydrocarbures, la fiscalité, les programmes scolaires, etc. Je vous transmettrai la réponse par écrit. À chaque fois que nous abordons une thématique, nous voyons une foule de normes qui posent des contraintes et qui nous empêchent d'évoluer favorablement. J'avais dit, quand j'étais député, qu'il fallait que les études d'impact passent en revue les effets bénéfiques ainsi que les effets contraignants de la mise en application des lois sur nos territoires. Les députés m'avaient répondu que cela risquait d'alourdir considérablement les études d'impact qui précèdent l'écriture de la loi. S'il n'est pas possible de le faire dans ce sens, il faudrait donner la possibilité aux outre-mer de faire leurs propres lois du pays soumises au Conseil constitutionnel. Notre objectif en effet n'est pas de couper le cordon ombilical, mais de dire que notre République, à travers la Constitution, devrait se montrer plus intelligente en nous permettant de rédiger les normes, quitte à ce que ces normes soient censurées par le Conseil constitutionnel si elles contrevenaient au texte fondamental.

En sens inverse, nous réfléchissons à la restitution de la compétence de l'aide sociale à l'enfance (ASE) car nous nous rendons compte qu'il s'agit d'un véritable sac de noeuds avec des obligations faites aux conseillers territoriaux sans leur donner les moyens adaptés. La décision n'est pas encore prise, mais nous nous interrogeons réellement.

S'agissant de la prise en compte de nos souhaits et avis lors de l'élaboration de la loi ou des décrets, j'ai une appréciation très réservée, car la collectivité territoriale de Guyane est souvent consultée tardivement et il n'est quasiment jamais tenu compte de ses observations. À titre d'exemple, je rappelle que la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dans son article 81, a autorisé le Gouvernement à prendre des ordonnances pour réformer le code minier. Par courrier du 4 mars 2022, le préfet de la région de Guyane a saisi la collectivité territoriale d'une demande d'avis. Cette demande concerne plusieurs ordonnances et décrets. L'avis de la collectivité devait être émis avant le 4 avril 2022, soit un mois après le courrier de demande d'avis, ce qui est matériellement impossible. Nous avons répondu le 30 mars 2022, mais entre le courrier et l'avis rendu, ce fut un réel parcours du combattant. Deux ordonnances intéressaient particulièrement la Guyane, à savoir l'ordonnance relative aux fondements juridiques, aux objectifs du code minier français et aux conditions d'attribution des demandes de titres miniers (la Guyane étant un territoire minier), et l'ordonnance DROM. La CTG a adopté une délibération le 30 mars 2022, dans laquelle elle a émis des avis défavorables. Cependant, aucune des observations de la CTG n'a été retenue. Or nous savons bien que la Guyane possède beaucoup de gisements d'or et sans doute d'hydrocarbures. Le nouveau code minier est tout simplement inadapté à la configuration de notre territoire et pourtant, il s'appliquera pendant les cinq prochaines années en Guyane, avec des conséquences extrêmement désastreuses. Cet exemple permet d'illustrer à quel point nos avis ne sont pas pris en compte dans la production de normes et de lois au niveau national et, par voie de conséquence, au niveau européen.

Sur la question du passage au principe de spécialité législative, cela nous paraît plus que nécessaire, et même indispensable. J'avais précédemment cité toute une série de thématiques qui, par ailleurs, feront l'objet de discussions dans le cadre des travaux que nous allons entreprendre avec le Gouvernement sur l'évolution statutaire. Il s'agit de thématiques tournant autour de l'environnement, de la pêche, des programmes scolaires, de l'agriculture, de l'énergie, tout ce qui fait le quotidien de la politique guyanaise et des habitants de ce territoire.

Vous nous interrogez aussi sur les mécanismes qui permettent, en application des troisième et quatrième alinéas de l'article 73 de la Constitution, de solliciter des habilitations à adapter les normes dans les domaines de compétence de l'État. Je vous ferai grâce de la lecture des alinéas 1 et 2 de l'article 73 de la Constitution et de tout ce qu'ils prévoient, et je vous dirais que ces dispositions peuvent être sollicitées en attendant une évolution statutaire de la Guyane. Mais il s'agit de procédures très longues et nous considérons que cela ne peut pas être la solution à nos problèmes. Nous n'allons donc pas nous y attarder.

En ce qui concerne la création de la collectivité unique et l'amélioration de l'efficacité des politiques publiques, nous estimons tous que l'avènement de la collectivité territoriale de Guyane a constitué une avancée certaine, mais le manque de moyens et la dépendance encore trop forte à l'égard de l'État constituent des points de blocage. Cependant, contrairement à la Martinique, ce cadre institutionnel n'a pas créé de blocage particulier car le continuum de compétences n'a pas été toxique en soi. Mais il manque des moyens.

Une de vos questions porte sur la prise en compte des populations amérindiennes et bushinenges et s'il faut aller plus loin, le cas échéant en modifiant le cadre statutaire actuel. À droit constant, d'une part, nous allons pouvoir continuer à renforcer le rôle du grand conseil coutumier des populations amérindiennes et bushinenges et, d'autre part, nous allons continuer les travaux pour organiser la rétrocession des quatre-cent-mille hectares de terres, question fondamentale dans le cadre des accords de Guyane signés en avril 2021. La question de l'accès et du partage des avantages tirés de la biodiversité peut selon nous également être réglée dans le cadre actuel. En revanche, aller plus loin et créer un Sénat coutumier nécessiterait probablement de sortir du cadre institutionnel actuel, car cela ferait appel à d'autres définitions de compétences. Cela ne constitue pas la priorité pour le moment. Il n'y a pas de demandes en ce sens.

L'évolution statutaire de la Guyane, selon ses élus, est donc désormais inéluctable car les défis internes sont vraiment prégnants. Il s'agit de défis qui s'imposent au niveau régional et international en termes environnementaux, migratoires et économiques. Il est donc nécessaire d'anticiper et, dans cette anticipation, que nous soyons entendus par le Gouvernement. Il faut agir rapidement pour nous adapter en permanence à cet environnement amazonien qui peut être porteur de tous les espoirs, mais également de tous les dangers. Je pense notamment au phénomène de criminalité sur le territoire, à la circulation des armes à feu venant du continent sud-américain et à la circulation des drogues qui transitent par la Guyane avant de prendre l'avion pour l'Hexagone.

Nous avons également parlé de défis climatiques, certains estimant que la Guyane risque de subir toutes les conséquences négatives du réchauffement climatique, tandis que d'autres estiment au contraire que le plateau de la Guyane pourrait constituer un véritable refuge climatique, auquel cas la Guyane devrait s'attendre à voir affluer sur ses côtes un nombre très important de réfugiés climatiques.

Sur la question du rôle et de l'accompagnement de l'État dans l'exercice de nos compétences, il s'agit du principal sujet de discussion que nous avons depuis quelque temps avec le ministère des outre-mer et que nous allons continuer à approfondir dans les mois qui viennent. Travailler sur la question de l'évolution statutaire de la Guyane ne doit pas nous exonérer d'oeuvrer à l'amélioration du cadre financier, et notamment dans le cadre de la contractualisation pluriannuelle entre la CTG et l'État. Nous pensons que l'État n'a pas un langage suffisamment clair sur l'appui qu'il entend fournir dans le cadre du prochain contrat de convergence et de transformation du territoire, pour tout ce qui concerne l'aménagement du territoire et notamment les infrastructures routières. La Guyane est un territoire de 84 000 km², vaste comme le Portugal et avec des communes très éloignées de la bande littorale et de Cayenne, uniquement accessibles par les airs ou par les voies fluviales. La Guyane souffre d'un enclavement historique ; cela fait plus de 400 ans que l'État français est sur le territoire guyanais, mais il n'a construit que 400 kilomètres de routes. Il existe donc une réelle problématique concernant les infrastructures routières, qui devrait être prise en charge à la fois par la collectivité et par l'État.

Vous nous interrogez ensuite sur la déconcentration de l'État et si elle permet à celui-ci d'adapter ses propres politiques au contexte local. Je souhaiterais citer deux exemples, à savoir le réseau routier et la lutte anti-vectorielle. Concernant le réseau routier, comme dans l'Hexagone, l'État confie à la région la compétence, mais garde les axes stratégiques. Or le réseau territorial, dont nous avons la responsabilité, vient trop souvent au secours des routes nationales. Le réseau national souffre en effet d'une situation dégradée qui n'est pas du tout prise en considération par les services de l'État.

Concernant la lutte anti-vectorielle, une loi récente entend tirer les conséquences de la gestion d'une répartition hasardeuse des compétences. Aujourd'hui, l'agence régionale de santé (ARS) cherche à conserver des crédits qui auraient pu être utilisés différemment, pour financer ses propres politiques publiques au lieu de les mettre au service de la lutte anti-vectorielle qui est désormais dévolue à la CTG. Nous sommes en discussion avec l'ARS pour une meilleure gestion de ces crédits.

Une autre question, porte sur un projet de fusion des articles 73 et 74 de la Constitution, ouvrant la voie à des statuts sur mesure et à la fin de la dichotomie historique DOM COM. Les articles 73 et 74 ont montré leurs limites. Plusieurs territoires ont déjà dépassé ces cadres. Il s'agit d'expériences ayant débouché sur des conclusions plus ou moins heureuses et l'essentiel est de permettre aujourd'hui à chaque territoire de créer un cadre institutionnel tenant compte de la différenciation entre les outre-mer et l'Hexagone. Le principal garde-fou serait que la fin des articles 73 et 74 ne signifie pas la fin du statut de région ultrapériphérique.

Vous m'interrogez sur le sens donné aux notions de différenciation, de responsabilisation et d'autonomie. Je vous enverrai par écrit mes réponses qui rappellent les différences entre ces deux notions. Quant à l'autonomie, il s'agit selon nous de la capacité à forger ses propres lois, ses propres règles et ses propres valeurs. Nous sommes tous d'accord pour dire que c'est la direction que nous devons prendre.

Une autre question porte sur notre demande d'inscrire la Guyane dans la Constitution en tant que collectivité territoriale autonome à statut particulier. Vous souhaitez également savoir si un statut à la carte, dans le cadre de l'article 74 actuel ou d'un article issu de la fusion des articles 73 et 74 pourrait satisfaire nos demandes d'évolution. Nous pensons qu'un statut sur-mesure serait tout à fait capable de répondre à nos problématiques et constituer un levier pour notre développement économique et social. Nous l'avons dit et répété, mais nous avons souvent le sentiment d'une grande frilosité à ce sujet de la part des gouvernements successifs.

Sur le statut de région ultrapériphérique, nous ne craignons pas que l'évolution institutionnelle souhaitée remettre en cause ce statut européen. Nous nous basons en cela sur le statut des régions espagnoles ou portugaises qui sont dotées d'une très forte autonomie sans pour autant avoir perdu leur statut de région ultrapériphérique de l'Union européenne. Cela pose cependant des contraintes différentes nécessitant la mise en oeuvre d'une approche différenciée.

Une question porte sur le degré d'adhésion de la population à la perspective d'une évolution des institutions ou à une extension des compétences. Mon travail en tant que président de la CTG sera d'apporter les réponses aux inquiétudes réelles ou supposées de la population. Le consensus entre les élus, la population civile et les différents corps constitués semble cependant se dessiner. Nous sommes plutôt sereins par rapport à cette problématique. Nous nous sommes dotés d'une cellule communication qui aura pour mission d'aller sur le terrain à la rencontre des populations, afin que ces dernières comprennent le processus engagé. Si le travail d'information et de communication est correctement réalisé, nous estimons qu'il n'existe pas de raison que la population s'y oppose.

Enfin, vous nous interrogez sur un amendement de réécriture des dispositions constitutionnelles outre-mer directement inspiré des travaux de Michel Magras et qui avait été présenté lors de l'examen d'une proposition de loi constitutionnelle en octobre 2020 au Sénat. Cet amendement constitue une excellente base de travail s'appuyant sur le principe de la différenciation. La difficulté que nous avons cependant relevée a trait au fait qu'il n'évoque pas réellement des transferts de moyens humains et de moyens financiers. Cet amendement constitue donc une bonne base de travail, mais il faut le faire évoluer vers une contractualisation entre l'État et les différents pays d'outre-mer. Sur les aspects financiers, nous sommes en discussion avec l'inspection générale des finances et l'inspection générale de l'administration sur la manière de réformer la fiscalité de la CTG dans la perspective de l'évolution statutaire.

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