Intervention de Guillaume Gontard

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 25 janvier 2023 à 10h00
Proposition de loi visant à réhabiliter les militaires « fusillés pour l'exemple » durant la première guerre mondiale — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Guillaume GontardGuillaume Gontard, rapporteur :

La proposition de loi que nous examinons aujourd'hui, écrite par le député Bastien Lachaud et adoptée par l'Assemblée nationale le 13 janvier 2021, vise à réhabiliter ceux que l'on appelle communément les « fusillés pour l'exemple » de la Première Guerre mondiale, condamnés à mort pour désobéissance militaire et exécutés entre 1914 et 1918, en particulier pendant les deux premières années du conflit. Elle prévoit également que leurs noms seront inscrits sur les monuments aux morts des communes et qu'un monument national sera érigé en leur mémoire.

À cette occasion, je tiens à saluer la mémoire de Guy Fischer, notre ancien collègue communiste et vice-président du Sénat, qui avait déposé un texte similaire en 2011.

Nous avons auditionné Jean-Yves Le Naour, spécialiste de ces événements, ainsi qu'Éric Viot, dont la compétence sur cette question est unanimement reconnue. Ces deux historiens nous ont permis de mieux cerner ces événements et le profil de ces fusillés. Nous avons également auditionné le député Philippe Gosselin, qui a évoqué la tragique affaire des fusillés de Souain, au cours de laquelle son grand-père a défendu les condamnés, avant de se battre pendant des années pour leur réhabilitation. De plus, nous avons pu nous appuyer sur le rapport rendu par la commission dirigée par Antoine Prost sur ce sujet en 2013, à la demande du Président de la République François Hollande. En revanche, l'historien Nicolas Offenstadt, spécialiste de cette question, n'a pas répondu à notre sollicitation ; il est vrai que nous avons dû travailler dans des délais particulièrement resserrés.

La proposition concerne des hommes ayant été condamnés pour des formes diverses de désobéissance aux ordres, pendant les cinq années du conflit, mais surtout en 1914 et 1915, lors des grandes offensives. Ce n'est pas en 1917, l'année des grandes mutineries, qu'ils furent, pour la plupart, exécutés : à ce stade tardif de la guerre, les abus les plus cruels de la justice militaire avaient déjà été corrigés sous la pression des soldats eux-mêmes, mais aussi de parlementaires de tous bords. Seule une trentaine de militaires, sur les 639 visés par ce texte, furent exécutés en 1917.

Avant leur condamnation, ces hommes avaient partagé le sort de leurs camarades, ces poilus confrontés à la violence inouïe des grands combats de 1914 et 1915. Rappelons que, en l'espace de six jours, du 20 au 25 août 1914, 40 000 soldats français moururent, dont 27 000 le 22 août 1914, qui reste la journée la plus sanglante de l'histoire de France. Puis il y eut la bataille de la Marne, en septembre, et les offensives de la bataille de Champagne, avant la grande boucherie de Verdun. Pendant ces terribles offensives et contre-offensives, une violence et un chaos inconcevables pour qui ne les a pas vécus ont désorienté et démoralisé les soldats, quand ils ne les ont pas rendus fous.

Beaucoup des militaires exécutés ont alors été purement et simplement victimes d'erreurs judiciaires.

Parmi les nombreux cas avérés figure celui du soldat Joseph Gabrielli, « simple d'esprit » qui n'avait pas été en mesure de rejoindre sa compagnie après s'être fait soigner d'une blessure, condamné pour abandon de poste le 14 juin 1915 et fusillé le jour même. Après le rejet d'un premier pourvoi par la Cour de cassation, il fut réhabilité en 1933 par la Cour spéciale de justice militaire de Paris, composée non seulement de trois magistrats, mais aussi de trois anciens combattants.

Il y eut aussi les célèbres « martyrs de Vingré », finalement décorés à titre posthume de la médaille militaire et de la croix de guerre.

D'autres cas individuels ont frappé les consciences, comme celui du sous-lieutenant Jean Chapelant, condamné après un procès sommaire pour désertion, alors que, blessé, il avait réussi à s'évader après avoir été fait prisonnier ; ou encore celui du soldat Léonard Leymarie, blessé à son poste, mais condamné pour mutilation volontaire. Nous pourrions, hélas ! citer de nombreux autres noms.

Si certains ont pu être réhabilités, toutes ces injustices avaient une cause bien identifiée : la mise en place d'un système destiné à condamner le plus vite possible pour faire des exemples, dans un conflit que l'on imaginait encore court, où la volonté d'efficacité rejetait au second plan la question de la culpabilité. Tous les fusillés sont passés sous les fourches caudines des tribunaux mis en place par des décrets de 1914, qui instauraient un système d'exception en lieu et place de la justice militaire ordinaire.

Oui, ce système était établi par des textes ; il était donc légal. Non, il n'offrait pas la moindre des garanties qu'évoque le terme de « justice » : pas de véritable instruction, pas de véritable défense, aucune procédure d'appel, plus de grâce présidentielle.

En outre, certaines notions du code de justice militaire recevaient une interprétation très large, de manière à faciliter les condamnations, notamment le fait de s'être trouvé « en présence de l'ennemi ». Or il s'agissait là d'un point décisif, puisque de cette circonstance dépendait l'application de la peine de mort. Ajoutons que beaucoup de militaires ont été condamnés par les mêmes officiers qui les commandaient.

Il ne s'agit en aucun cas de faire ici le procès de l'armée, de tout ramener à des « fautes de commandement », évoquées par Nicolas Sarkozy dans son discours de 2008 et qui expliquent certains actes de désobéissance. Tous les officiers n'eurent pas la volonté de « faire des exemples » : certains militaires du rang ont eu la chance d'avoir affaire à des officiers compréhensifs, qui ne seraient jamais allés jusqu'à réclamer des exécutions pour un moment de faiblesse. À l'inverse, Éric Viot constate que le nombre de fusillés augmente dans chaque division où passent certains gradés. Mais il faut aussi rappeler que les officiers qui ont condamné à mort les six fusillés de Roucy ont été désavoués et relevés par leur général.

Certains estiment que cette injustice était le prix de l'efficacité. En réalité, on s'aperçut assez vite que tel n'était pas le cas, tant ces exécutions dégoûtaient la troupe, qu'elles démotivaient profondément.

Quant à ceux qui avaient vraiment désobéi, ils étaient, en grande majorité, montés au front avec leurs camarades ; ils s'étaient battus, parfois héroïquement, avant de succomber à un moment de faiblesse, que ce soit à la suite d'un bombardement quasi ininterrompu de plusieurs jours, aux limites de l'épuisement, voire de la folie, ou encore en désobéissant à des ordres absurdes ou inapplicables. Certains furent fusillés parce qu'ils réclamaient des chaussures pour monter en première ligne. Tous furent victimes de cette justice expéditive qui empêchait toute réelle appréciation de la situation dans laquelle les faits reprochés s'étaient déroulés.

En revanche, les hommes condamnés pour des faits d'espionnage ou de droit commun n'entrent pas dans le champ de cette proposition de loi.

Au total, le présent texte concerne 639 personnes, selon la déclaration faite par le ministère de la défense le 27 octobre 2014. Cette liste n'a jamais été contestée depuis lors.

La cause de la réhabilitation des militaires fusillés a longtemps été assez consensuelle. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les soldats revenus du front haïssaient avant tout ceux qu'ils appelaient les embusqués et les profiteurs, pas ceux qui avaient subi à leurs côtés le grand massacre, même s'ils avaient eu un moment de faiblesse.

Ainsi les militants de la réhabilitation ont-ils obtenu d'indéniables succès dans l'entre-deux-guerres, avec l'adoption très large, voire à l'unanimité, de plusieurs textes : loi d'amnistie du 29 avril 1921 ; textes facilitant les procédures de réhabilitation, comme la loi du 9 août 1924 concernant les fusillés sans jugement ; procédures devant la Cour de cassation ; réforme du code de justice militaire en 1928 ; et même création d'une Cour spéciale de justice militaire, qui a siégé entre 1932 et 1935 pour examiner les cas de fusillés suivant des critères qui s'ouvrent à la notion de pardon. Au total, ces efforts ont conduit à la réhabilitation d'environ 40 soldats fusillés.

Le combat a continué et continue encore. Il est notamment mené par des familles sur lesquelles a longtemps pesé l'opprobre. En effet, les réhabilitations furent aléatoires : il fallait qu'il y ait des témoins, que les familles s'impliquent, qu'elles aient des relations haut placées et que la demande soit prise en charge par une association comme la Ligue des droits de l'homme.

Des familles et des associations se battent encore et toujours pour cette reconnaissance. Mais, en réalité, ceux qui plaident aujourd'hui pour poursuivre les réhabilitations au cas par cas demandent l'impossible. Le général Bach, historien du ministère des armées, l'a montré : 20 % à 25 % des dossiers manquent, et beaucoup d'autres sont vides ou si lacunaires qu'il est impossible d'en rien tirer.

D'ailleurs, les historiens ont désormais fait leur travail. Les archives ont été exploitées. Les faits ont été, autant que possible, établis. Après le temps des historiens vient naturellement celui des politiques, qui ont à se prononcer, non pas sur l'histoire, mais sur la mémoire de la Nation.

Dans ce domaine, un premier pas important a déjà été accompli par des hommes d'État. Lionel Jospin, puis Nicolas Sarkozy ont ainsi fait des déclarations importantes, en 1998 à Craonne et en 2008 à Douaumont. Nicolas Sarkozy a également évoqué, sous l'Arc de Triomphe, en 2009 avec la Chancelière Merkel, ces « fusillés qui attendent encore qu'on leur rende justice ». Pendant la présidence de François Hollande, un espace a même été aménagé au sein du musée des armées.

De nombreuses collectivités territoriales ont par ailleurs adopté des voeux visant à réhabiliter les fusillés pour l'exemple. Il s'agit d'environ 2 000 communes, de 31 conseils départementaux - rien de moins - et de 6 conseils régionaux, souvent dans des territoires portant les stigmates de la Grande Guerre.

Aujourd'hui, nous estimons que le tour du Parlement est venu. C'est le Parlement qui a commencé ce travail dès 1916, notamment sur l'initiative du député Paul Meunier, et c'est le Parlement qui doit le terminer. En parallèle, l'opinion générale a sans doute évolué. Elle peut désormais considérer qu'un moment de faiblesse n'efface pas tous les sacrifices accomplis, que l'opprobre doit finir et que, à côté de tous les militaires morts au combat, il faut se souvenir de ces soldats fusillés pour l'exemple : leur destin aussi nous parle - si j'ose dire - de ce que fut cette guerre atroce.

Nous avons un moment songé à proposer une modification du texte pour en faciliter l'adoption. Toutefois, cette nouvelle rédaction n'aurait sans doute pas changé l'appréciation des uns et des autres sur le fond. En revanche, elle aurait empêché une adoption conforme. D'ailleurs, le texte voté par l'Assemblée nationale n'a pas vraiment suscité de levée de boucliers.

Certains estiment qu'une telle réhabilitation, en invalidant des décisions de justice, constituerait une atteinte à la séparation des pouvoirs, mais une telle crainte ne me paraît pas fondée. Le Conseil constitutionnel a, en réalité, une interprétation très souple de la notion d'amnistie, qui peut aller jusqu'à la réhabilitation. Il souligne ainsi, dans sa décision du 20 juillet 1988, qu'une amnistie peut remettre en l'état la situation de ses bénéficiaires sous réserve de ne pas léser les droits des tiers.

Pour ce qui concerne l'inscription sur les monuments aux morts, le débat me semble en grande partie derrière nous. Aucune disposition législative ni réglementaire n'empêche aujourd'hui les communes d'inscrire les noms qu'elles souhaitent sur leurs monuments aux morts. D'ailleurs, le tiers environ des 639 militaires visés par la proposition de loi y figurerait déjà, car beaucoup de communes n'ont pas voulu laisser sans réponse l'appel à la justice lancé par les familles ou par les associations. Il s'agit donc simplement de dire que cette démarche est la bonne.

Enfin, la création d'un monument national perpétuant la mémoire de ces fusillés pour l'exemple permettrait de disposer d'un lieu mémoriel spécifique pour que tous puissent connaître l'histoire de ces hommes. Il existe déjà un monument de cette nature dans la commune de Chauny, dont nous avons auditionné le maire : il s'y est parfaitement intégré, ne suscitant aucune réaction négative. C'est le fruit d'un travail mené avec différentes associations, notamment les associations d'anciens combattants.

Ce texte ne divise pas ; au contraire, il rassemble la Nation, car le souvenir des injustices commises à l'encontre de ces fusillés reste très vif, plus de cent ans après, notamment au sein de leurs familles.

Cette proposition de loi parachève la reconnaissance esquissée par Lionel Jospin, Nicolas Sarkozy, puis François Hollande. Elle clôt un chapitre douloureux et offre l'apaisement à quelques centaines de morts. Les intéressés représentent une goutte d'eau dans l'océan des morts de la Grande Guerre, mais cette goutte d'eau empêche d'en constituer complètement et définitivement la mémoire. C'est pourquoi je vous propose d'approuver ce texte sans modification.

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