Intervention de Rachid Temal

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 25 janvier 2023 à 10h00
Proposition de loi visant à réhabiliter les militaires « fusillés pour l'exemple » durant la première guerre mondiale — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Rachid TemalRachid Temal, rapporteur :

Les cartes qui sont projetées montrent bien la nécessaire révolution copernicienne de l'Europe, passant du centre du monde à sa périphérie. L'espace atlantique est désormais en périphérie du centre névralgique de la planète. L'Europe, et avec elle le territoire métropolitain de la France, qui se sont longtemps pensé comme centre du monde, se situent dans la très lointaine périphérie de l'Indopacifique. Paris est à plus de 16 000 kilomètres de Nouméa - 21 heures et demi de vol -, à plus de 15 000 kilomètres de Papeete - 18 heures de vol -, à plus de 12 000 kilomètres de Port-aux-Français - îles Kerguelen ; 16 heures de vol - et à plus de 9 000 kilomètres de Saint-Denis - 11 heures et demi de vol. En outre, il faut 43 jours en naviguant à 12 noeuds pour aller d'un bord à l'autre de l'Indopacifique. Les cartes utilisées pour illustrer la stratégie de défense française en Indopacifique montrent à la fois l'immensité de la région, son éloignement de la métropole, la dispersion des territoires français qui s'y trouvent et leur relatif isolement.

On peut se demander si la zone indopacifique, dans son acception la plus large allant de la côte orientale de l'Afrique à la Polynésie française en passant par les Terres australes et antarctiques françaises (TAAF), est un cadre d'analyse opérant compte tenu de son ampleur. Ce cadre coïncide avec la stratégie mondiale de certains acteurs tels les États-Unis, et la volonté ou la nécessité de recentrer les cartes du monde sur l'Asie. Dans ce contexte, chaque pays aura la tentation de définir un espace indopacifique qui serve au mieux ses intérêts, ses représentations et ses ambitions.

Le pivot asiatique des États-Unis, décidé par l'administration Obama, s'appuie sur une présence militaire forte de nombreux points d'appui - Guam, Diego Garcia, Darwin, Okinawa, les bases de Pyeongtaek en Corée du Sud, Subi Baya et Clark aux Philippines - et sur sa puissance navale. La stratégie américaine, dite Free and Open Indo-Pacific (FOIP), est fondée sur la promotion de valeurs partagées et sous-tendue par l'affirmation d'une volonté d'influence stratégique majeure dans la zone. Elle recouvre aussi un objectif d'endiguement de l'influence chinoise, assumé par les États-Unis. Ce positionnement de défiance affiché à l'égard de la Chine a longtemps limité l'adhésion des pays de la zone qui ne souhaitaient pas se trouver pris dans une logique de blocs, ni être entrainés dans l'affrontement sino-américain de plus en plus frontal. En témoignent la guerre commerciale et douanière que se livrent les deux pays et les multiples tensions qui se manifestent autour de Taïwan. D'autres stratégiques indopacifiques, dont celles de la France et de l'UE, proposent une troisième voie dite d'équilibre.

Une première question se pose : sans vision commune, les acteurs de l'Indopacifique peuvent-ils coopérer ? Basée sur la conception la plus large de l'Indopacifique, qui correspond à ses implantations et intérêts et se présentant comme une troisième voie entre les États-Unis et la Chine, la stratégie française ne perd-elle pas en lisibilité pour les acteurs de la zone qu'elle entend fédérer autour d'elle ? N'est-elle pas affaiblie par la multiplicité de ses orientations ? Peut-elle répondre aux attentes de chaque partenaire stratégique, demandeurs de sécurité pour les uns, de développement économique pour les autres, d'actions de protection de l'environnement ? La stratégie française ne choisit ni l'espace géographique - qu'elle conçoit comme maximaliste - ni les secteurs d'action - qu'elle souhaite tous embrasser. Elle ne sélectionne pas plus ses partenaires, souhaitant collaborer avec tous. Si un temps un triangle de grands partenaires stratégiques s'était dessiné avec le Japon, l'Australie et l'Inde, Aukus, la relance du format QUAD (Quadrilateral Security Dialogue), le souhait de rapprochement de l'OTAN du Japon, et la non-condamnation de la Russie par l'Inde ont fragilisé cette architecture. Les partenariats se multiplient, au gré des exportations d'armement, ou d'autres opportunités. S'il n'en faut refuser aucune tant qu'elle est favorable aux intérêts français, l'éparpillement qui en résulte ne nuit-il pas à la lisibilité de la stratégie française ? Et cette stratégie n'est-elle pas contrainte d'évoluer pour s'adapter au plus grand défi de l'Indopacifique : la place de la Chine ? Cela m'amène à notre première recommandation : réaffirmer une position française forte et réaliste face aux nouvelles ambitions agressives de la Chine.

Les différentes conceptions de l'Indopacifique ne traitent pas de la question de la Chine directement. La plupart d'entre elles, et celle de la France ne fait pas exception, énumèrent les partenariats souhaités et ignorent « l'éléphant dans la pièce », c'est-à-dire la Chine dont le poids et la politique sont essentiels dans la zone indopacifique.

Dans la stratégie de la France pour l'Indopacifique, les revendications territoriales chinoises ne sont nommées que de façon très prudente, ainsi que sa rivalité avec les États-Unis, mise au même niveau que sa rivalité avec l'Inde - pourtant bien moins structurante, à ce jour, pour l'Indopacifique. Ces revendications territoriales de la Chine ont d'ailleurs fait l'objet d'une condamnation par la Cour permanente d'arbitrage (CPA) de La Haye, en 2016. Les revendications chinoises dites « ligne en neuf traits » sur la mer de Chine méridionale ont bien été déboutées ; pourquoi ne pas le dire ? La stratégie de la France s'arrête à la réaffirmation de l'attachement de notre pays à un ordre multilatéral fondé sur le droit, attachement partagé par l'Inde, l'Australie, le Japon et l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (ASEAN). La condamnation des positions chinoises nuirait à la stratégie de troisième voie, voie d'équilibre ou de stabilisation pour reprendre les termes de la stratégie indopacifique. Mais celle-ci est-elle tenable face aux réalités de l'Indopacifique et aux ambitions chinoises ?

Les pays de l'ASEAN, le Japon, l'Inde et l'Australie défendent la même autonomie et refuseraient de s'impliquer dans la rivalité sino-américaine, selon le document français. Toutefois, les positions japonaise et australienne sont sans doute plus ambiguës, en témoignent le QUAD, Aukus et les accords de défense liant ces pays aux États-Unis. L'objectif politique français nous amène, selon les analystes, à « surjouer une différence d'approche, en partie artificielle, avec les pays anglo-saxons tout en favorisant les exportations d'armes vers certains pays comme l'Inde, les Émirats arabes unis et l'Indonésie, qui restent l'un des moteurs, bien que non assumé, de la politique étrangère française dans la région ».

Pourtant, cette « troisième voie » française n'a pas convaincu l'Australie qui a renoncé au partenariat stratégique conclu avec la France et à la fourniture des sous-marins de la classe Barracuda. Le discours français est parfois contre-productif auprès de certains de ses partenaires : la position de notre pays paraît ambiguë, et nos ambitions d'être une puissance d'équilibre ne sont pas en adéquation avec notre poids réel, ce qui pose in fine des questions sur la crédibilité même de la stratégie française. Enfin, être une puissance d'équilibre, si l'on s'en donnait les moyens, n'est possible que si la situation le permet. Or, la politique et les ambitions chinoises fragilisent l'équilibre indopacifique. L'aspiration au statut de puissance internationale de la Chine se manifeste par une stratégie planifiée dans le temps long par le parti communiste chinois (PCC), visant à la doter du statut de première puissance mondiale d'ici 2050, année du centenaire de la création de la République populaire de Chine, comme le soulignait le rapport de nos collègues Pascal Allizard et Gisèle Jourda. Le XXe congrès du PCC, qui s'est tenu en octobre 2022, a été l'occasion d'un nouveau durcissement des positions chinoises : la légitimité du parti repose désormais sur la promesse du rétablissement du rang impérial de la Chine, garanti par Xi Jinping.

Dans ce contexte, la France devra réaffirmer une position ferme si les aspirations chinoises sont défavorables aux intérêts français et aux valeurs qu'elle défend, tels le multilatéralisme, la libre navigation, l'État de droit et les droits de l'homme. La stratégie française doit tenir compte du positionnement chinois, de son agenda et de sa volonté de s'affirmer en première puissance mondiale, et définir une réponse forte et réaliste.

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