Intervention de Hugues Saury

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 25 janvier 2023 à 10h00
Proposition de loi visant à réhabiliter les militaires « fusillés pour l'exemple » durant la première guerre mondiale — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Hugues SauryHugues Saury, rapporteur :

Ce deuxième volet s'attache à déterminer des zones d'actions spécifiques au sein de la stratégie indopacifique. Du fait de l'immensité de cet espace, qui couvre 50 % de la surface terrestre et abrite les trois quarts de la population mondiale, il est vain de le considérer comme une entité uniforme. La lisibilité de la stratégie indopacifique gagnerait à distinguer des zones en son sein. En cela, il s'agit ici, de prendre en compte la diversité des États qui la composent, la disparité de leurs priorités et les intérêts de la France dans ces différentes parties du monde.

Il apparaît donc nécessaire de différencier quatre zones pour structurer et rendre plus opérationnelle la stratégie française.

La première zone correspond à l'océan Indien occidental qui englobe les côtes africaines, les Terres australes et antarctiques françaises, La Réunion, Mayotte, le nord-ouest de l'océan Indien, le Pakistan, la côte occidentale de l'Inde. La vision indopacifique française qui s'étend aux côtes africaines et au nord-ouest de l'océan Indien apparaît parfois peu lisible aux yeux des pays qui revendiquent leur centralité dans l'Indopacifique, notamment les pays de l'ASEAN. La tyrannie des distances s'impose puisque 6 500 kilomètres séparent Jakarta du nord-ouest de l'océan Indien. Les États-Unis n'incluent d'ailleurs pas ces zones dans leur stratégie indopacifique, mais reconnaissent à la France un rôle de maintien de la sécurité à jouer dans ces secteurs. Il n'est pas exclu que cela serve ainsi le dessein américain d'accentuer son pivot stratégique asiatique en incitant d'autres pays à intervenir au large des côtes du Moyen-Orient - Yemen et Oman. La France a ici une place particulière à tenir, où sa légitimité est reconnue, notamment grâce à ses forces armées de la zone sud de l'océan Indien (FAZSOI), et ses deux forces de présence que sont les forces françaises basées aux Émirats arabes unis (FFEAU) et les forces françaises stationnées à Djibouti (FFDj).

La deuxième zone couvre l'Indopacifique central qui s'étend de la côte orientale de l'Inde à la Nouvelle-Calédonie, en incluant l'ASEAN et en remontant jusqu'au Japon. Ces pays forment le cinquième « bloc économique » mondial et sont davantage demandeurs de développement de libre-échange que de sécurité dans l'océan Indien qu'ils assurent par eux-mêmes. La stratégie indopacifique française, basée sur la sécurité, ne correspond pas à leurs préoccupations premières. Leur thématique de sécurité concerne plus directement l'un des impensés de la stratégie française - j'y reviendrai à la fin de mon propos -, à savoir Taïwan et le risque de déstabilisation. Par ailleurs, l'inclusion de l'Inde et du Pakistan dans cette zone correspond à l'importance des échanges maritimes avec l'Inde et au rôle que pourrait prendre le port de Gwadar, basé au Pakistan et développé par la Chine, dans la circulation maritime de ce secteur.

La troisième zone se situe Pacifique Sud ; elle englobe les États du Pacifique Sud ainsi que les territoires français du Pacifique. Les États du Pacifique Sud placent la défense de l'environnement en tête des sujets d'importance ; ils sont demandeurs de protection de la biodiversité et des moyens la garantissant. Cela correspond d'ailleurs aux objectifs de la France et à la nécessité de protéger son immense zone économique exclusive (ZEE), ce qui est aujourd'hui rendu très difficile par le sous-équipement chronique des forces de souveraineté : les forces armées de la Nouvelle-Calédonie (FANC) et les forces armées en Polynésie française (FAPF). Celles-ci ne peuvent pas, de fait, couvrir une zone si vaste et répondre le cas échéant aux pillages des ressources halieutiques, ou aux démonstrations de force des puissances régionales qui testent la souveraineté française. Il arrive ainsi que notre armée ne puisse pas être présente lors du passage de navires militaires dans la ZEE française, ou qu'elles ne soient pas en mesure de répondre à plusieurs urgences concomitantes. Compte tenu de ses capacités, l'exercice de la souveraineté française sur ces zones s'en trouver fragilisé voire déconsidéré. Outre des moyens militaires adéquats, la stratégie française pour l'Indopacifique pourrait prendre en compte les spécificités du Pacifique Sud. Il s'agit notamment d'un territoire où le dialogue, dit Pacific way, prend une forme particulière basée sur la recherche permanente du consensus dans le traitement des affaires intérieures de la région. Enfin, cette zone, caractérisée par une montée des actions de la Chine, est dans l'attente de l'évolution institutionnelle de la Nouvelle-Calédonie. Dans ce contexte, retrouver de la clarté semble indispensable ; y définir un cap précis, lisible, avec des échéances et des moyens serait considéré favorablement.

La quatrième zone correspond au Pacifique oriental, constitué du Sud-Est de la Polynésie française, englobant les bordures occidentales de l'océan Pacifique, c'est-à-dire les côtes américaines. L'Amérique du Sud est absente de la réflexion stratégique de la France dans l'Indopacifique, laissant la zone sans « bord » oriental. Or, la Polynésie française pourrait être un hub entre l'Asie et l'Amérique dans plusieurs secteurs, notamment ceux de l'aviation civile et du numérique. D'ailleurs, la perspective de relier la Polynésie française au Chili et aux États-Unis par câbles sous-marins se précise. Dans le domaine de l'aviation civile, le projet de hub est porté par la Chine qui souhaiterait faire de la Polynésie un point de passage vers l'Amérique latine. De tels enjeux devraient pouvoir être intégrés dans la stratégie française.

Enfin, des impensés marquent encore la stratégie indopacifique française de l'ouest à l'est de la zone. Alors que celle-ci englobe le nord-ouest de l'océan Indien, elle s'appuie essentiellement sur des partenariats stratégiques avec l'Inde. La relation privilégiée - dont nous nous félicitons - qui se tisse avec ce pays doit faire l'objet d'une attention particulière. Elle ne doit toutefois pas conduire à sous-estimer l'importance du Pakistan dans l'équilibre régional, mais aussi dans l'accès aux nouvelles voies maritimes commerciales et stratégiques. Les efforts en faveur de la reconstruction d'un dialogue entre la France et le Pakistan ne doivent pas être relâchés, même si ce dialogue pose de nombreuses questions.

De même, la question de Taïwan ne doit pas être éludée. Le Sénat a adopté le 6 mai 2021 une proposition de résolution en application de l'article 34-1 de la Constitution, en faveur de l'association de Taïwan aux travaux de plusieurs organisations internationales oeuvrant à la sécurité et à la préservation de l'environnement telles l'Organisation mondiale de la santé (OMS), Interpol, l'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI) et la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques. La stratégie de la France dans l'Indopacifique pourrait renforcer certaines coopérations, notamment dans le cadre de programmes de protection de l'environnement avec Taïwan.

Enfin, j'ai précédemment évoqué la question de l'Amérique latine qui demeure une zone blanche de la politique extérieure française.

Pour conclure, nos recommandations sont donc les suivantes : décliner la stratégie indopacifique de la France en quatre sous-zones pour mieux associer les pays concernés dans l'océan Indien occidental, l'Indopacifique central, le Pacifique Sud et le Pacifique oriental ; et réduire les impensés de la stratégie, à savoir mieux intégrer le Pacifique Sud, Taïwan et l'Amérique latine à la stratégie indopacifique.

Vous l'aurez compris, ces recommandations ne se limitent pas à un découpage géographique de la zone indopacifique. Elles sont la première étape d'une nouvelle conception de la stratégie française, à la fois transversale et régionale, mais aussi plus habile, plus adaptable et surtout mieux adaptée. Ces zones vont permettre de définir des priorités et des objectifs différents, en lien avec les acteurs locaux selon chaque secteur géographique et chaque thématique. Ce zonage amorce la proposition de la mise en place d'un pilotage politique plus différencié et plus opérationnel, qui nous paraît indispensable pour que la France conserve - ou acquiert, selon les opinions - une place essentielle dans cette vaste zone aux enjeux majeurs dans le monde de demain.

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