Intervention de Pierre Laurent

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 1er février 2023 à 9h30
Audition du vice-amiral d'escadre 2s pascal ausseur directeur général de la fondation méditerranéenne d'études stratégiques

Photo de Pierre LaurentPierre Laurent :

Amiral, votre constat de départ devrait mener à une interrogation plus large. Face à la fragmentation du monde, l'unique réponse militaire est structurellement insuffisante. Si c'était la charpente de notre approche, ce serait même dangereux. Nous devrions toujours articuler la stratégie militaire avec une stratégie de sécurité globale.

À quoi sert un seul porte-avions ? Le Président de la République n'a annoncé le renouvellement que d'un seul.

Beaucoup de lignes rouges sautent dans le soutien à l'Ukraine. Que pensez-vous d'un objectif de reconquête militaire de la Crimée ? Ce serait inévitablement maritime.

Vice-amiral Pascal Ausseur. - Pour ma génération, la situation est compliquée, car nous sommes face à une évolution du monde que nous n'attendions pas. Nous attendions une européanisation du monde, notamment de l'Afrique. Or Mare Nostrum n'est plus du tout Nostrum. Chaque jour, le monde est un peu plus fragmenté. Cela peut-il durer, pacifiquement ? Je ne le crois pas, tant les différences entre le Nord et le Sud s'accroissent.

Le statu quo n'est pas une option. Dès lors, que fait-on ? Le premier réflexe est celui de la forteresse, de la ligne Maginot : on se ferme. Ce n'est pas une solution. À chaque fois qu'un pays s'est barricadé, cela a pu tenir un temps, mais les problèmes de fond n'ont pas été réglés.

Nous pourrions aussi accepter de mourir et de se diluer, en se disant que c'est le sens de l'histoire. Ce n'est pas une option non plus. Chacun a le droit de grandir dans un environnement propice, stable et en paix.

Ni le pont-levis ni les portes ouvertes ne sont possibles.

Nous avons, en face de nous, un continent en forte croissance, dont le modèle diffère du nôtre. Nous devons en accepter l'altérité, mais aussi prendre acte du fait que nous partons avec un écart de développement absolument considérable et que l'aide au développement est d'un niveau risible. Il faut un transfert de richesse majeur, qui soit conditionné, pour que les milliards transférés ne finissent pas en Suisse... Mais on ne peut pas demander à nos voisins du Sud de se transformer en petits Européens. Quand les talibans, au bout de vingt ans, sont entrés dans Kaboul, il n'y a pas eu un seul coup de feu. Pourquoi ? Parce que le modèle que nous avons proposé aux Afghans n'était pas suffisamment attractif pour qu'ils se battent. C'est peut-être une blessure narcissique pour nous, Européens, mais nous devons l'accepter.

Notre rapport à l'Afrique doit être remis à plat. Nous ferions fausse route si nous croyions que nous perdons l'Afrique à cause de la seule propagande russe. Or cette perte est majeure, alors que nous avons des diasporas croisées phénoménales. Comment imaginer que la France soit conspuée par tous au Mali et que tout se passe bien chez nous ?

Depuis quelques années, lors de mes conférences de l'autre côté de la Méditerranée, je sens une perception différente, de la part de personnes qui nous comprennent de moins en moins.

Si l'on regarde la Méditerranée vue du Levant, on comprend toute l'importance stratégique, pour les puissances continentales que sont la Turquie et la Russie, de tenir la Méditerranée orientale, et, partant, le canal de Suez. Un accord avec la Turquie est essentiel pour la Russie, car, sans le passage par les détroits turcs, les bateaux russes seraient bloqués en mer Noire. Or les Russes disposent de leviers suffisants, à commencer par les Kurdes, pour obliger les Turcs à négocier un accord.

Ce contexte pourrait évoluer défavorablement pour l'Égypte, qui tire d'importants revenus du péage qu'elle a mis en place sur le canal de Suez. Si les primes d'assurance augmentent en raison de la montée des risques et qu'il devient plus rentable d'éviter le canal, les bateaux emprunteront un itinéraire de contournement. Nous sommes ainsi assurés du soutien égyptien à notre politique en faveur de la liberté des mers.

Il est compréhensible que les Turcs s'agacent que des îlots grecs situés à quelques kilomètres de leurs côtes les empêchent d'accéder à la haute mer. La côte d'Anatolie est grecque depuis trois mille ans. Il se trouve que les traités de Sèvres, puis de Lausanne, humiliants pour l'Empire ottoman, ont entraîné une forme de « nettoyage ethnique », qui a chassé les Grecs des côtes de la mer Égée. À l'époque, Mustafa Kemal Atatürk, qui avait une conception continentale de son pays, s'est désintéressé de ces petites îles grecques, mais il suffit de consulter une carte pour comprendre que les Turcs estiment aujourd'hui que la situation est déséquilibrée.

Je crois qu'il faut comprendre les Turcs, tout en leur rappelant que la situation est le fruit d'une histoire, et que nos versions de celle-ci divergent. Quoi qu'il en soit, la Turquie est aujourd'hui une puissance régionale majeure, ce qui n'était pas vrai il y a quinze ans. Elle a rationalisé son outil militaire, et elle déploie une vision politique qui est partagée par la population turque, y compris de gauche. Dans ce contexte, le résultat des élections ne devrait pas changer fondamentalement le positionnement turc en Méditerranée orientale. Il nous faut accepter que, dans ce nouveau monde que nous n'avions pas prévu, les uns et les autres défendent leurs intérêts, tout en ne nous laissant pas imposer leur vision, et surtout pas manu militari. La géopolitique est de retour !

Vous m'avez interrogé sur l'utilité des porte-avions. Ces derniers sont essentiels pour protéger nos espaces maritimes, en particulier outre-mer. Un porte-avions est une manière de faire peser une menace à des centaines, voire des milliers de kilomètres, tout en restant invulnérable ou beaucoup moins vulnérable. Il est bien évident qu'il faut être certain, avant de déployer un porte-avions, que notre capacité de dissuasion conventionnelle est suffisamment forte pour qu'on le laisse passer - nul n'aurait l'idée, par exemple, d'envoyer un porte-avions dans le corridor de la mort en mer Rouge.

Dans ce contexte, Chypre, qui constitue un porte-avions européen insubmersible qui est déployé en Méditerranée orientale, est tout à fait essentiel. Nous devons en effet suivre avec attention l'évolution de la situation à Chypre, car un tiers de l'île ayant été annexé, un scénario comparable à celui de la Crimée pourrait s'y nouer.

En ce qui concerne, enfin, la reprise de la Crimée, une opération maritime ne semble pas envisageable, car la mer Noire est tenue par les Russes, non plus qu'une opération terrestre, du fait du goulet d'étranglement géographique qu'il faudrait affronter. Par ailleurs, je rappelle qu'il n'y a pas eu un coup de feu quand les Russes sont arrivés en Crimée. La question de la réaction de la population face à une éventuelle opération reste donc entière.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion