Intervention de Rachid Temal

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 1er février 2023 à 9h30
Audition du vice-amiral d'escadre 2s pascal ausseur directeur général de la fondation méditerranéenne d'études stratégiques

Photo de Rachid TemalRachid Temal :

Vous semblez penser que l'Afrique ne peut se déterminer que par rapport à la France et à l'Europe. Je considère au contraire qu'il faut se départir de cette approche. On ne peut pas reprocher à des États d'avoir l'ambition de se développer et de choisir leur modèle de développement.

Notre rapport à l'Afrique est le fruit d'une histoire, parfois très douloureuse. Et nous n'avons pas toujours soutenu que des démocraties ! Ne cédons pas à l'angélisme : tout en condamnant l'action de la Chine et de la Russie sur ce continent, je constate que ces puissances ne font rien d'autre que ce que nous avons fait en notre temps, bien qu'elles le fassent sans doute de manière plus dure. Le sujet est à mon avis, non pas le financement de l'Agence française de développement (AFD), mais celui du transfert de technologies.

Par ailleurs, nos territoires ultramarins ont bien conscience de leur vulnérabilité. C'est plutôt la métropole qui peine à prendre en compte leur situation. Les territoires ultramarins n'ont d'ailleurs pas été associés à l'élaboration de la stratégie française indopacifique.

La Méditerranée orientale n'est plus le centre du monde. Celui-ci se situe désormais dans la zone indopacifique, ce qui nous relègue dans la périphérie, dans la grande banlieue, et nous expose au risque de sortir de l'histoire. Il me semble que c'est cela qu'il faut mettre en exergue aujourd'hui.

Vice-amiral Pascal Ausseur. - Je ne suis pas complètement aux antipodes de ce que vous venez de dire : si vous avez pensé le contraire, c'est que je me suis mal exprimé.

Le sujet de l'Afrique est important. Dans un monde qui s'est globalisé, qui s'est fragmenté dans ses modèles, le Sud, en général, a des alternatives et peut faire des choix, et c'est très bien ainsi.

Oui, la France devient périphérique. C'est une puissance moyenne qui s'affaiblit. Cette vulnérabilité nous impose de réagir. À titre personnel, je n'ai pas envie de mourir, et le monde dans lequel j'aimerais que mes petits-enfants vivent n'est pas le monde à la chinoise que nos compétiteurs stratégiques semblent proposer. Mais chaque pays a le droit d'avoir son point de vue.

Pourquoi notre modèle est-il rejeté en Afrique ? D'abord parce que nous ne sommes pas à la hauteur du modèle que nous proposons et, dans le même temps, parce que notre modèle évolue : tous les six mois, nous inventons une nouvelle norme qui déstabilise profondément nos interlocuteurs, qui ne savent plus très bien où les Européens veulent aller. Or la pire des choses, dans la vie en général et dans les relations internationales en particulier, c'est de dire quelque chose et de ne pas le faire. Il faut se mettre en accord avec ses actes.

Quand on vend le discours de La Baule, qui plus est dans une interprétation maximaliste, et que la réalité nous rattrape, nous obligeant à faire des écarts avec notre parole publique, on perd sur tous les tableaux. On perd les démocrates comme les réalistes ou les autocrates. Au final, tout le monde nous déteste...

Je pense qu'il faut avoir une parole plus restreinte. Il ne faut pas mettre la barre trop haut. Cela n'avait pas de sens de tenter d'européaniser les Afghans. Cela n'a aucun sens d'essayer de transformer l'Afrique en petite Suisse. Cessons de nous faire plaisir à produire de la norme et de beaux textes. Nous devons être plus réalistes, et accepter le regard critique de nos interlocuteurs sur la vision que nous leur proposons. Tenons-leur un discours d'adulte à adulte ; ne leur imposons pas un modèle.

Je ne crois pas que nous péchions pour avoir soutenu tous les autocrates : nous péchons parce que, alors que nous nous sommes présentés comme de parfaits démocrates, nous ne mettons pas nos actes en conformité avec nos paroles, ce qui nous est logiquement renvoyé dans les dents.

Cela dit, il ne faut pas être naïf. Il y a une guerre, qui est une sale guerre, une guerre de la calomnie, une guerre de la désinformation. Cette guerre engendre de la haine, qui va nous revenir dans la figure comme un boomerang. Nous avons, à côté, de nous un continent, l'Afrique, qui nous déteste de plus en plus, alors même que la France est probablement le pays européen qui a le plus d'interactions avec lui. C'est extrêmement inquiétant, et c'est la raison pour laquelle le Sud doit être une priorité.

Ce n'est pas une affaire de militaires. C'est d'abord une affaire de politique : que veut-on ? Que ne veut-on pas ? Quelles différences accepte-t-on ? Quelle est notre vision ?

La vision de la forteresse ne tiendra pas et la vision du « tout ouvert », qui s'appuie sur l'idée que nous serions, au fond, tous pareils, n'est pas vraie - les modèles sont alternatifs. Comment voulons-nous coopérer avec un continent gigantesque qui se trouve à nos portes ? Proposons-lui un choix correct.

D'une certaine façon, il est intéressant de faire le lien avec l'outre-mer. Nos partenaires occidentaux n'y comprennent rien. Ils estiment que les territoires d'outre-mer sont, comme l'Afrique, des restes de colonies qui partiront tôt ou tard, parce que nous n'avons rien à voir avec eux. Pour ma part, ce n'est pas le sentiment que j'ai.

Nous devons avoir une relation saine et équilibrée avec les populations d'outre-mer. Elles doivent se sentir complètement françaises et avoir l'impression qu'elles ont la même importance et les mêmes opportunités. Si l'outre-mer, c'est la France, et si la France est aussi outre-mer, cela implique énormément de choses : de la politique ; du développement ; du narratif, qui doit être en conformité avec nos actes ; du militaire, parce que nous sommes menacés. Nous sommes déjà attaqués sur le plan économique. Les zones économiques exclusives sont pillées, notamment par la Chine, mais pas seulement - tout le monde pille tout le monde... C'est le Far West ! Il convient de remettre de l'ordre dans notre maison.

Par ailleurs, il est important de recréer, avec l'outre-mer, la compréhension et la cohésion nationale, qui ont été cassées par des forces extérieures.

Enfin, nous devons montrer que nous sommes prêts à payer le prix pour défendre l'outre-mer, que nous considérons véritablement comme une partie de nous-mêmes. Or, actuellement, nos moyens militaires outre-mer sont complètement sous-dimensionnés. Je sais que la marine fait de gros efforts et a développé des bateaux beaucoup plus performants. L'armée de terre, qui est encore très présente, et l'armée de l'air sont également sensibles à cette question.

S'agissant de la Méditerranée orientale et de la Turquie, les tensions sont partout. La zone de la Méditerranée orientale est stratégique : elle est centrale pour la Turquie et pour la Russie.

Nous avons en face de nous des pays qui raisonnent en termes de puissance, donc qui sont tout à fait à l'aise dans le nouveau monde, à la différence des pays européens - ce monde n'est pas le leur. Je pense que notre conversation montre que nous sommes en train de nous approprier cette nouvelle logique. La puissance, ce n'est pas nécessairement mal ! Cependant, il faut que les choses se fassent de façon régulée. Il ne doit pas s'agir d'une régulation à l'ancienne, découlant d'une vision idéalisée où nous serions tous membres de la même communauté internationale et peu ou prou pareils derrière nos différences. Les visions du monde, les modèles intellectuels, culturels, politiques, économiques, militaires, les stratégies sont fondamentalement différents. Il faut faire avec.

Bien évidemment, il est crucial pour la Russie de tenir la Méditerranée orientale, à cause de l'équation énergétique, qui, pour elle, est vitale, et d'avoir une influence très forte sur les pays producteurs de gaz et de pétrole du Golfe. On voit que cela fonctionne, car ces pays ont désormais plusieurs clients, ce qui est assez confortable pour eux. La fracturation du monde est confortable pour beaucoup : elle permet de mettre en concurrence les différentes puissances et d'essayer de tirer les marrons du feu, en choisissant les meilleures options possible.

Les potentialités de guerre existent, le rapport de forces étant beaucoup plus désinhibé, avec des intérêts forts et des contradictions apparentes. L'un des bons moyens d'éviter la guerre, c'est gagner la guerre avant la guerre : il faut être capable de dissuader. Nous devons montrer à nos interlocuteurs que nous avons aussi des intérêts, que, s'ils ne sont pas convergents avec les leurs, nous essaierons de trouver un modus operandi, mais que, le cas échéant, nous ne nous laisserons pas complètement faire. Nous résisterons à la pression et n'avalerons pas toutes les couleuvres.

Pour terminer, la guerre en Ukraine a montré quelque chose d'extrêmement important. Avant celle-ci, le monde entier, notamment le Sud, considérait que les Européens étaient des gosses de riches, nantis et oisifs, qui profitent égoïstement du système, au détriment des autres, que l'on adore détester, qui sont incapables de se défendre et ne font peur à personne. Les Ukrainiens, au nom des valeurs de l'Europe, de l'Occident, de la démocratie, ont montré qu'ils étaient capables de se défendre, alors même que leur système était déjà très poreux avec le système russe. Ils savaient donc - y compris les russophones d'Ukraine - pourquoi ils se battaient.

Est-on en train de s'aligner sur une guerre qui n'est pas la nôtre - la guerre Est-Ouest, la guerre entre États-Unis, Russie et Chine ? Je pense que les intérêts de la France convergent généralement, mais pas toujours, avec les intérêts des Européens - nous avons notre singularité stratégique -, et que les intérêts des Européens convergent, mais pas toujours, avec ceux des Américains. Je ne suis donc pas pour un alignement bête et méchant, au contraire. Je pense qu'il faut identifier qui l'on est et ce que l'on veut faire, avec qui et contre qui. C'est cela la stratégie.

Si l'Europe n'avait pas soutenu l'Ukraine, c'en était fait de son image : tout le Sud aurait estimé qu'elle s'est dégonflée, qu'elle était une fois de plus incapable de mettre ses actes en conformité avec ses paroles et, que, derrière ses leçons, son arrogance et ses tentatives de croisade, elle était incapable de prendre le moindre risque.

Je fais un parallèle avec la guerre des Malouines. En 1982, c'était la guerre froide ; on sortait de la crise des euromissiles. « Les pacifistes sont à l'Ouest, et les missiles sont à l'Est », disait le président Mitterrand : c'était parfaitement vrai. Les Anglais étaient presque en train de brader les Malouines, comme ils avaient bradé Hong Kong peu de temps avant. Mais, si Thatcher était d'accord pour donner ce territoire, elle refusait qu'on le lui vole. Le Royaume-Uni s'est battu, et a récupéré les Malouines. Après la chute du Mur, on a su que les Russes avaient changé leurs plans à l'égard de l'Europe, considérant qu'il y avait chez nous un peu plus de combativité et de « fighting spirit » qu'ils ne l'avaient pensé et que les choses pourraient se passer moins facilement que prévu.

De la même manière, les Ukrainiens démontrent aujourd'hui la capacité de l'Ouest à se ressaisir, à défendre un modèle et à mourir pour une cause, ce que beaucoup dans le monde nous croyaient incapables de faire. Je pense que la posture de la France et de l'Europe vis-à-vis de l'Ukraine n'est pas un alignement, même si je suis parfaitement lucide sur les intérêts divergents qui peuvent exister entre les États-Unis, l'Europe, la France et l'Ukraine. Cette posture est intelligente et a plutôt joué en notre faveur sur le regard que porte le monde sur les Européens.

Cela ne suffira pas pour autant. Nous avons, devant nous, des épreuves, militaires comme économiques, autrement plus complexes. Il y a, derrière, une forme de renationalisation : face à un monde qui se fragmente, la question de notre identité se pose. Je pense que cette question est saine - René Girard a écrit que de l'indifférenciation naissait la violence mimétique. Quand on accepte sa différence, quand on sait qui l'on est, on accepte plus facilement de cohabiter avec l'autre sans essayer d'en faire un miroir de soi-même.

Il vaut la peine de se demander qui nous sommes, nous, Français. Quelle est notre singularité stratégique ? Qui sommes-nous en tant qu'Européens ? Qui sommes-nous en tant qu'Occidentaux ? Si nous parvenons à répondre à ces questions, nous aurons une relation apaisée à la fois avec les Européens, avec les États-Unis, avec les partenaires du Sud, dont nous pouvons, dans certains domaines, être plus proches que de certains Européens.

Je fais partie d'une génération qui a porté l'Europe de la défense pendant quasiment toute sa vie professionnelle. Nous devons, au fond, faire le deuil d'une espérance que nous avons portée. Il faut admettre humblement que ce que nous avons défendu avait ses limites internes. Nous ne sommes pas revenus en arrière, mais nous devons nous adapter au nouveau monde qui est devant nous.

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