Intervention de Jacques Attali

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 26 janvier 2023 à 8h30
Audition de M. Jacques Attali sur son livre histoires et avenirs de l'éducation

Jacques Attali :

Merci de votre invitation. Depuis de nombreuses années, j'écris sur l'avenir en m'appuyant sur le passé dont il faut tirer les leçons. Beaucoup de secteurs ont ainsi été étudiés. Le secteur particulièrement important de l'éducation est le dernier de la série. Mon travail a consisté à observer l'histoire de l'éducation afin d'en identifier la trajectoire future.

L'école n'a jamais occupé qu'une partie marginale du système de transmission, qui se fait depuis l'aube des temps par la famille, le lieu de travail, l'environnement et les Églises. L'école n'a longtemps concerné qu'une toute petite partie de la population, évidemment au service du pouvoir. Le modèle d'une école apprenant à tous ne s'est concrétisé que dans certaines circonstances particulières : d'abord lorsque le protestantisme a déclenché la nécessité de savoir lire et écrire les textes sacrés, et non pas lire et écrire pour se libérer de la contrainte religieuse. Aux Pays-Bas, en Suède, aux États-Unis et brièvement en France, on a alors eu une école qui s'est voulue universelle. Mais même dans ce modèle, l'école a très peu concerné les filles et a dû faire face à l'obsession de la reproduction sociale, avec l'idée de ne surtout pas enseigner ce que les gens n'ont pas besoin de savoir.

Aujourd'hui, la situation de l'éducation dans le monde est caractérisée par des avancées qui peuvent sembler considérables - personne ou presque ne savait lire en 1900, tout le monde sait lire aujourd'hui - mais notre monde est marqué par une extraordinaire concentration des richesses et des savoirs ainsi que des moyens éducatifs pour les élites, aux États-Unis, en Grande-Bretagne ou encore en France, avec quelques rares exceptions. En France, notre système éducatif s'avère de plus en plus inégal. En 40 ans, il est devenu plus difficile pour un enfant issu d'un milieu défavorisé d'accéder à une grande école. Comme le montrent les excellentes études de l'OCDE, les inégalités scolaires s'aggravent dans le monde. La baisse des résultats scolaires est en partie masquée par l'amélioration des systèmes éducatifs pour les élites et les classes moyennes supérieures.

Au regard des résultats scolaires globaux, il existe deux bons systèmes. Le système coréen du Sud, héritier du vieux système chinois qui a introduit les concours il y a trois millénaires - concours qui sont arrivés en Europe par les jésuites ayant visité la Chine - est très efficace. Mais il est fondé sur la compétition permanente dès l'âge de deux ans, l'obligation de prendre des cours complémentaires et une pression sur les élèves qui peut les conduire jusqu'au suicide. Ce système est appliqué aussi en Chine contemporaine, mais uniquement pour l'élite, pas pour le peuple, ou encore à Singapour jusqu'à récemment. À l'inverse, le système finlandais, héritier du système hollandais du XVIIe siècle, est marqué par l'absence de notation jusqu'à 14 ans, de faibles effectifs par classe, de bonnes rémunérations des enseignants, qui ne sont pas notés ou inspectés, la prééminence des travaux de groupe. Tout est fondé sur la confiance et les résultats scolaires sont excellents. La France a pris le pire des deux systèmes : le laxisme finlandais combiné à la compétition à la coréenne.

Singapour a longtemps appliqué le modèle coréen, et a même été en pointe, par exemple en inventant des méthodes d'apprentissage des mathématiques désormais mondialement utilisées. Depuis deux ans, Singapour a effectué un virage à 180 degrés et adopté le modèle finlandais.

Lorsqu'on dessine l'avenir de l'éducation, on doit prendre en compte deux tendances très négatives à l'échelle mondiale. Dans les pays où la démographie reste dynamique, nous risquons de connaître une dictature de l'ignorance. En Afrique, en Inde, au Mexique, au Brésil et même en Chine, on combine des classes jusqu'à 100 élèves avec des enseignants de niveau insuffisant. Dans ces systèmes, l'éducation est une mascarade, un mythe, et cela pourrait évoluer vers l'exclusion croissante des filles ou la prééminence d'un enseignement religieux, qui s'impose déjà de matière brutale dans certaines régions de l'Inde ou encore au Nigéria.

À côté de la barbarie de l'ignorance intervient la barbarie technologique. Le numérique conduit les élèves à savoir mieux que les enseignants, discréditant l'école. Le numérique crée aussi un déficit d'attention, du fait de l'invasion des esprits, très jeunes, par les jeux vidéo. En Amérique du Nord, en Europe, les enfants peuvent consacrer autant voire plus de temps aux jeux vidéo ou sur les réseaux sociaux qu'à l'école, ce qui détourne leur capacité d'apprentissage. En outre, on observe des phénomènes de renforcement de la solitude et de refus de la vie collective.

Le vrai scénario du pire est un mélange entre la barbarie de l'ignorance et la barbarie du numérique. Les réseaux sociaux remplaceraient l'école. Dans un monde d'immense concentration des richesses, seules les élites sauraient maintenir un système éducatif pour leur progéniture. Pour éviter le pire, je propose vingt solutions pour le monde et vingt propositions pour la France, parmi lesquelles : scolariser tous les enfants dès l'âge de deux ans ; doubler la dépense publique d'éducation par élève, en particulier dans le primaire, pour aller vers l'école hybride ; imposer un minimum de 20 % et un maximum de 30 % d'élèves défavorisés dans tous les établissements scolaires y compris privés ; réduire les effectifs par classe ; décentraliser le primaire et le secondaire ; donner davantage d'autonomie aux établissements ; imposer au moins une heure de sport par jour ; former tous les élèves et enseignants à la laïcité et aux valeurs de la République ; remplacer les redoublements par des rattrapages de fin d'année ; installer dans les quartiers prioritaires des classes préparatoires et des départements universitaires ; revoir l'architecture des bâtiments scolaires ; interdire les écrans jusqu'à l'âge de 6 ans ; enseigner dès 4 ans la philosophie et l'écologie ; développer l'apprentissage aux métiers de la transition écologique ; former les enseignants aux pratiques pédagogiques valorisant l'effort plutôt qu'utilisant la sanction ; étendre l'aide sociale à l'enfance jusqu'à 23 ans ; augmenter les écoles de la deuxième chance ; développer la formation continue sans limite d'âge car les métiers évoluent vite ; revaloriser la formation d'enseignant ; promouvoir l'enseignement de la science.

Le processus d'apprentissage ressemble beaucoup au processus de travail. En atelier ou dans les champs, on apprenait de pair à pair, avec un maître qui enseignait de manière individuelle. Quand on est passé au travail à la chaîne, on est aussi passé à l'école à la chaîne, avec des élèves répartis par classe d'âge, qui avançaient d'année en année, comme sur une chaîne de production. L'éducation de demain doit être un mélange d'apprentissages à l'école et en dehors, avec plusieurs acteurs jouant un rôle dans les apprentissages et coopérant entre eux : l'école, la famille, le périscolaire et les technologies.

Les mesures que je préconise pour l'école en France sont très fortes et mobilisent certes des moyens financiers importants. Mais nous avons la capacité d'éviter la catastrophe. Nous pouvons aussi nous appuyer sur les technologies qui ne sont pas négatives en soi. Les expériences montrent que ce qu'on retient devant un écran est plus durable que ce qu'on retient devant un enseignement classique. On voit même apparaître un usage pédagogique des réseaux sociaux. Les élèves qui ont appris un théorème l'expliquent dans une courte vidéo mise en ligne. Des millions d'abonnés ont accès à des contenus qui couvrent la totalité du programme de première et de terminale. Les élèves enseignent à leurs camarades. Un professeur de philosophie d'un lycée de Drancy, Jérémie Fontanieu, a atteint d'excellents résultats en envoyant quasi-quotidiennement des messages personnalisés aux parents pour les impliquer.

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