Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, voilà plusieurs années que, dans cet hémicycle, nous discutons de la situation de l’hôpital.
Il ne s’agit pas d’une révélation que le Sénat aurait eue à l’occasion de la pandémie de covid-19 : notre commission des affaires sociales se rappelle particulièrement l’automne 2019 et les discussions pour le moins heurtées relatives au projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2020, sur fond de grève des urgences et d’annonces présidentielles inopinées.
Cependant, malgré l’attention continue portée par les sénateurs à la situation de l’hôpital, malgré la constitution d’une commission d’enquête qui a mené un travail fouillé et formulé des recommandations adoptées à la quasi-unanimité, l’action du Gouvernement au service du redressement de l’hôpital peine à trouver l’élan nécessaire – j’espère que vous appréciez l’euphémisme, mes chers collègues.
Quelle est la réalité de l’hôpital aujourd’hui, dans le contexte de crise générale que traverse notre système de santé ?
Les soignants sont épuisés. Épuisés de ne plus pouvoir exercer leur métier dans des conditions décentes ; épuisés de devoir assurer des gardes de nuit et de week-end plus nombreuses faute d’effectifs en nombre suffisant ; épuisés de voir les équipes se déliter, constatant le départ de ceux qui renoncent et le recrutement d’intérimaires qui fragilise encore plus leurs services.
Le Ségur, bien que nécessaire, n’a pas répondu à l’ensemble des enjeux. L’hôpital est fragilisé, les équipes au bord de la rupture, et en 2022, l’activité n’a toujours pas retrouvé des niveaux comparables à ceux d’avant la pandémie.
Le rapport de la commission d’enquête sur la situation de l’hôpital et le système de santé en France s’intitulait Hôpital : sortir des urgences. Tel est l’enjeu principal auquel nous devons répondre.
Dans les services, cela suppose de redonner du temps aux soignants et, partant, aux soins.
La rapporteure de la commission d’enquête et présidente de la commission des affaires sociales Catherine Deroche appelait à établir des standards capacitaires. Accompagnés des recrutements adéquats, ces derniers devaient garantir aux équipes soignantes d’être en nombre suffisant pour faire face à la charge de soins, et ainsi retrouver des conditions d’exercice convenables.
C’est cette recommandation que Bernard Jomier, qui présidait cette fameuse commission d’enquête, a entendu traduire par la proposition de loi dont nous débattons aujourd’hui.
Son principe est simple : établir un nombre minimal de soignants par patient hospitalisé. Celui-ci peut être désigné par les termes « standard » ou « référentiel » : nous avons finalement retenu le mot « ratio ».
La commission des affaires sociales – je m’en réjouis – a souscrit au dispositif proposé, qu’elle a amendé sur mon initiative.
L’intention est claire : la commission entend s’adresser aux soignants et leur garantir une restauration de leur qualité de vie au travail et de leurs conditions d’exercice.
Ces ratios sont-ils le bon moyen pour y parvenir ? Nous avons de bonnes raisons de le penser. Sont-ils le seul moyen ? Nous ne le prétendons nullement.
Des expériences étrangères – je pense en particulier à la Californie ou au Queensland en Australie – suffisamment documentées montrent des effets positifs très clairs liés à la mise en œuvre de ratios de soignants.
Amélioration de la durée moyenne de séjour, baisse de la mortalité ou encore des réadmissions : l’instauration de ratios a des effets favorables en matière de santé publique.
Ce n’est du reste pas une surprise. La Haute Autorité de santé constatait en décembre une corrélation reconnue par la littérature entre l’effectif médical et le pronostic des patients.
Parallèlement, l’instauration de ratios a des effets tout aussi clairs sur la qualité de vie au travail du personnel soignant : augmentation de l’attractivité, baisse des situations d’épuisement ou de burn-out, soit précisément ce à quoi nous voulons œuvrer.
Pour la commission, rétablir l’attractivité et offrir des conditions décentes d’exercice aux soignants sont des conditions nécessaires pour reconstituer les effectifs et renforcer les équipes.
Ce sont les conditions indispensables pour faire revenir les soignants qui ont quitté l’hôpital et pour prévenir de nouveaux départs.
M. le ministre de la santé et de la prévention avait déclaré qu’il ne fallait prendre en la matière de mesures ni « brutales » ni « uniformes ».
Le texte issu des travaux de la commission n’est ni « brutal » ni « uniforme » – je ne doute pas que vous saurez le reconnaître, madame la ministre.
Il n’est pas uniforme, d’abord, car les ratios de qualité que la proposition de loi vise à créer tiennent compte des différentes activités et spécialités hospitalières. Il n’est pas question de fixer une jauge aveugle et unique, par exemple pour la pédiatrie et la cardiologie. Nous souhaitons que les ratios répondent aux besoins différenciés et – cela est précisé dans le texte – à l’évaluation de la charge en soins.
Certains estiment que ces ratios sont complexes à définir, et qu’il est préférable de travailler sur la prise en compte de la charge en soins au quotidien, service par service.
Lors des auditions, j’ai beaucoup entendu parler de la « magie » de la charge en soins. Pourquoi cela n’a-t-il jamais été fait ? Voilà trente ans que le sujet est soulevé, et on peine encore à se doter d’outils susceptibles de répondre à ce besoin d’évaluation sans créer de charge supplémentaire.
Grâce à la présente proposition de loi, ces outils deviendront une priorité et ils seront enfin définis.
Ces dispositions ne sont pas uniformes, ensuite, car nous sommes allés plus loin en commission, en prévoyant également des distinctions selon la spécialisation et la taille de l’établissement. À situation différente, traitement différent : un service de centre hospitalier universitaire (CHU) avec des surspécialités n’a pas les mêmes besoins qu’un centre hospitalier régional (CHR) dont les unités traitent des patients qui requièrent des soins en moyenne moins complexes.
De même, attachée à respecter le rôle des soignants de terrain, la commission a prévu qu’une fois ces ratios établis, les commissions médicales et de soins infirmiers devraient s’en saisir.
Le texte prévoit ainsi que ces dernières approuvent l’organisation des soins dans un établissement au regard des ratios fixés. Nous prenons donc en compte les situations particulières, et nous laissons aux soignants la latitude nécessaire dans la définition de leur maquette organisationnelle.
Ces dispositions, par ailleurs, ne sont pas brutales. Comme je l’ai précisé lors des travaux de la commission et dans mon rapport, les ratios doivent s’entendre, non pas comme des couperets, mais bien comme des « fourchettes ». Si le mot ne figure pas dans le texte, l’intention y est, et je ne doute pas que l’on veille toujours à prendre en considération l’intention du législateur.
La commission a également ménagé une entrée en vigueur progressive du dispositif. Il va de soi que les ratios ne s’appliqueront pas dès le 1er juillet 2023. Personne n’y croirait, et prétendre cela possible serait au mieux un vœu pieux, au pire un mensonge irresponsable – on ne peut pas nous soupçonner de cela.
La commission a veillé à garantir la crédibilité du dispositif. Elle a prévu que la mission de référentiel donnée à la Haute Autorité de santé prenne effet au plus tard au 31 décembre 2024. À l’issue de celle-ci, le Gouvernement disposera d’un délai de deux ans pour établir les ratios de référence, fixés par voie réglementaire.
Cette progressivité tient à la nécessité d’évaluer finement les besoins, mais aussi, et surtout, d’engager de manière réaliste les recrutements nécessaires.
La commission a, en responsabilité, souligné la distinction entre les ratios de sécurité qui existent déjà aujourd’hui et les nouveaux ratios, établis en vue de garantir la qualité des soins et des conditions d’exercice des soignants.
Les ratios qui existent aujourd’hui au nom de la sécurité des patients sont prévus par décret et constituent des conditions requises pour le fonctionnement des établissements. Dès lors qu’ils ne sont plus respectés, la capacité d’accueil est restreinte.
Ces ratios s’appliquent dans les services de néonatologie, de réanimation néonatale, de traitement des grands brûlés, de réanimation, de soins intensifs et de prise en charge de l’insuffisance rénale chronique. Les secteurs de naissance et les unités de traitement du cancer sont également soumis à des exigences du même ordre.
À ratios différents, conséquences différentes : les ratios de qualité n’entraîneront pas ipso facto de fermetures de lits. Le fonctionnement des services sera assuré pendant une durée déterminée, mais l’agence régionale de santé (ARS) sera informée de l’état des effectifs.
Les ratios de qualité visent à rétablir les capacités hospitalières par la confiance et par les effectifs. Les fermetures de lits découlent de la situation actuelle de l’hôpital ; l’adoption de notre proposition de loi n’en entraînerait pas de nouvelles.
Vous le constatez, madame la ministre, mes chers collègues, il n’est donc point question de rigidité. C’est un changement d’approche qui est proposé : sortir des ratios de performances qui ont fragilisé l’hôpital pour bâtir des ratios de qualité.
Je tiens à souligner pour conclure que la commission des affaires sociales n’oublie pas la nécessité de travailler sur d’autres enjeux directement liés à l’attractivité des métiers et aux conditions de travail, notamment le recrutement.
Faut-il évoquer la suppression de l’examen de motivation dans Parcoursup ? De nombreux soignants que nous avons entendus dans le cadre de la préparation de ce texte ont évoqué les difficultés et les dysfonctionnements qu’ils déplorent dans le recrutement des instituts de formation en soins infirmiers (Ifsi), et le choix d’une maquette qui fragilise les conditions de formation.
Ils ont également pointé, parmi les causes des difficultés de recrutement à l’hôpital, les problèmes d’accès au logement dans les grandes métropoles.
La commission croit à la nécessité de ce dispositif et elle a entendu le message des soignants : médecins, sages-femmes, infirmiers et paramédicaux sont unanimes.
C’est en responsabilité que la commission vous invite à adopter cette proposition de loi, mes chers collègues. Je suis convaincue que ce texte n’est certes qu’une première étape, une brique, mais que celle-ci est indispensable. S’engage avec cette proposition de loi ce que je qualifierai de « loi de programmation », c’est-à-dire une loi qui voit plus loin et qui doit déterminer les moyens à venir.
J’espère que notre assemblée adoptera ce texte à la large majorité qu’il mérite, et je souhaite que l’Assemblée nationale et le Gouvernement poursuivent ensuite le travail sérieux engagé par le Sénat.