Intervention de Anne-Catherine Loisier

Commission des affaires économiques — Réunion du 8 février 2023 à 9h00
Proposition de loi adoptée par l'assemblée nationale visant à sécuriser l'approvisionnement des français en produits de grande consommation — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Anne-Catherine LoisierAnne-Catherine Loisier, rapporteure :

Nous examinons aujourd'hui une proposition de loi qui a fait parler d'elle et suscité de fortes tensions entre les fournisseurs de produits de grande consommation et la grande distribution. Vous avez sans doute lu les déclarations des uns et des autres, et entendu, malheureusement, des invectives.

Je rappelle en introduction certains éléments de cadrage qui, visiblement, ont échappé aux différents acteurs ayant jugé bon de mettre la pression sur les parlementaires dans les médias. Si le législateur est appelé, pour la troisième fois en cinq ans, à tenter de réguler les relations et les négociations commerciales, c'est uniquement parce que les professionnels n'arrivent pas à s'entendre et se renvoient la balle dans une éternelle partie de poker menteur.

Si nous devons légiférer et « durcir » la loi concernant les négociations commerciales, c'est parce que les tensions, les contournements, les pratiques abusives, donc la défiance demeurent. Quand certains acteurs des négociations commerciales nous disent qu'ils sont corsetés dans un ensemble de règles trop strictes en France, nous les renvoyons à leurs propres responsabilités : chez bon nombre de nos voisins, en effet, le cadre législatif est plus souple justement parce que les relations se passent mieux.

Pendant la discussion à l'Assemblée nationale, un autre débat s'est installé dans les médias. Les arguments échangés n'étaient pas toujours de « bonne foi », pour employer une terminologie de circonstance. Dans nombre de cas, ils étaient simplistes et ne pouvaient prétendre informer correctement sur les tenants et aboutissants de ce texte, il est vrai très technique. Compte tenu du calendrier, nous examinons ce texte en pleines négociations annuelles. Il s'agit donc pour certains acteurs de faire pression pour arriver plus forts dans les box de négociations.

Nous avons entendu des mises en cause personnelles et vu des données économiques confidentielles être divulguées ! Nous le regrettons. J'espère que le Sénat, fidèle à sa tradition, apportera de la sérénité et du recul dans ce débat.

J'en viens à la proposition de loi en elle-même, qui contient quinze articles.

Au-delà de la question de la prolongation ou non du SRP+ 10 (seuil de revente à perte), dont l'expérimentation touche à sa fin, quel est l'objectif initial de ce texte ?

Il vise d'abord à apporter une réponse au flou juridique qui entoure le préavis de rupture dans une relation commerciale entre un fournisseur et un distributeur. En effet, aujourd'hui, le droit dit simplement que le préavis doit tenir compte de la durée de la relation commerciale, en fonction des usages du commerce. La traduction concrète, c'est que la durée du préavis correspond généralement à un mois par année de relation. Ainsi, si vous livrez vos produits à un distributeur depuis dix ans, le préavis devrait être de dix mois.

Le code de commerce ne dit pas grand-chose de plus sur ce préavis et quelques jurisprudences sont venues le compléter, mais elles sont rares, anciennes, et portaient rarement sur un cas aussi spécifique que la rupture d'une relation entre un fournisseur et la grande distribution. Le sujet est donc peu encadré.

Le coeur du problème est de définir le tarif applicable durant ce préavis de rupture. Les quelques fois que la question a été posée à un juge, il a été répondu que, durant un préavis de rupture, ce sont les conditions antérieures du contrat qui devaient s'appliquer, ce qui conduit la grande distribution à considérer systématiquement que, durant le préavis, elle doit être livrée à l'ancien tarif, celui conclu en année N-1. Généralement, elle refuse tout autre tarif plus élevé pendant ce préavis, puisque rien ne l'y oblige. De l'autre côté, les fournisseurs, eux, considèrent injuste de devoir continuer à livrer des produits au tarif de l'année précédente. En effet, et surtout en période d'inflation des coûts, le tarif N-1 n'est plus adapté, puisque la structure de coût du fournisseur a changé.

Ces pratiques peuvent amener les fournisseurs à devoir livrer des produits à perte pendant huit, douze, dix-huit mois...

Ainsi, s'il n'y a pas d'accord au terme de la période de négociations commerciales qui se déroule du 1er décembre au 1er mars, la relation se termine et le préavis de rupture commence. Or le fait de pouvoir être livré à un ancien tarif, c'est-à-dire à un tarif moins élevé, surtout en période d'inflation, incite souvent le distributeur à ne pas passer d'accord au 1er mars, sachant qu'il sera tout de même livré pendant un an à un tarif plus faible et qu'en outre ce tarif pourrait lui donner un avantage concurrentiel, car inférieur à celui que ses concurrents distributeurs auraient accepté en année N.

Le préavis devient ainsi un instrument de la guerre des prix que se livrent les distributeurs, au détriment de leurs fournisseurs.

Bien sûr, tous les distributeurs ne refusent pas de signer au 1er mars, mais la tentation est grande et elle est alors lourde de conséquences pour les fournisseurs.

L'objet de cette proposition de loi est de mieux encadrer le préavis. Ainsi, l'article 3, qui a cristallisé toutes les tensions, proposait dans la première version de la commission de l'Assemblée nationale, en cas d'absence d'accord au 1er mars, d'appliquer le tarif proposé par le fournisseur durant le préavis. Nous passions d'un extrême à un autre, d'un préjudice à un autre !

Les distributeurs ont considéré, à juste titre, qu'il n'y aurait alors plus de négociation : un fournisseur pouvant venir avec une hausse de tarif de 20 % et être certain de l'obtenir puisqu'en cas de désaccord c'est son tarif qui s'appliquerait durant le préavis.

Alors surgit dans les médias la menace d'une inflation à 20 % dès le mois d'avril...

Face à ce constat, l'article 3 a été réécrit en séance à l'Assemblée nationale. La version sur laquelle nous nous penchons précise désormais que, s'il n'y a pas d'accord, les parties au contrat saisissent le médiateur, pour essayer de conclure sous son égide et, dans un délai d'un mois, un nouveau tarif ou, à défaut, les conditions du préavis. Cet article dispose que, si la médiation échoue, la relation commerciale est rompue, sans que ne puisse être invoquée la rupture brutale, c'est-à-dire sans que quelqu'un puisse s'en plaindre au juge.

Bien que moins radicale que la proposition initiale, cette nouvelle version soulève des inquiétudes des différents acteurs : pour les distributeurs, un risque de rupture d'approvisionnement, de rupture de rayon, si une grande marque décide de rompre la relation et qu'elle n'est plus soumise à un préavis ; pour les PME, un risque grandissant de déréférencement, puisque le distributeur pourrait les évincer sans avoir à respecter de préavis - et nous savons que la tentation est forte, puisqu'il faut faire de plus en plus de places aux MDD dans les rayons...

Plusieurs amendements ont été déposés sur cet article, afin de répondre à ces inquiétudes légitimes. Je vous proposerai une rédaction qui me semble plus équilibrée, parce qu'elle tente de répondre à la fois aux PME, aux industriels et aux distributeurs, sans que le législateur restreigne la liberté contractuelle.

L'article 2 prolonge jusqu'au 15 avril 2026, donc dans trois ans, l'expérimentation du SRP+ 10 sur les produits alimentaires et l'encadrement des promotions sur ces mêmes produits. Je vous proposerai un amendement substantiel, qui instaure, dans le contexte d'inflation importante des produits alimentaires, une « pause » du SRP+ 10 pendant deux ans. Il y a en effet une grande incohérence, voire une forme d'hypocrisie, dans le débat sur ce SRP+ 10.

D'un côté, 600 millions d'euros par an sont prélevés dans la poche du consommateur et sont censés ruisseler vers l'amont agricole. Ce chiffre est avéré. UFC-Que Choisir avait même chiffré à 1,6 milliard d'euros la hausse des prix lors des deux premières années de la mise en place du SRP.

De l'autre côté, aucun acteur - public, privé, agriculteurs, industriels, distribution - ni aucun rapport ne confirme ce ruissellement ; même le ministère ne le dit pas : il indique, pudiquement, que c'est compliqué à vérifier. Lors des auditions, les réponses varient de « nous ne savons pas, nous ne pouvons pas vérifier » à « c'est clairement un échec en la matière ».

Alors que l'inflation alimentaire a atteint 14 % en janvier, que les ménages français rencontrent des difficultés grandissantes qui se traduisent déjà par une baisse de la consommation, il est de notre responsabilité de législateur de ne pas continuer à nous voiler la face pour constater qu'après quatre ans de mise en oeuvre et près de 600 millions d'euros ponctionnés chaque année dans le porte-monnaie des consommateurs, aucun des multiples rapports ne fait la transparence sur les montants ou les usages du SRP+ 10. Par ailleurs, rien ne vient démontrer son efficacité au service d'une meilleure rémunération des producteurs !

Pourquoi certains acteurs le défendent-ils ? Leur argument est instructif : ils le défendent, non pas parce qu'il fonctionnerait, même juste un peu, mais parce que, sans lui, ils craignent que les négociations soient « encore plus âpres, plus dures ». Cela en dit long sur les rapports de force et l'état des négociations commerciales en France !

Sur le fond, cet argument, qui traduit une crainte bien compréhensible, est un leurre, une fuite en avant, qui se justifie d'autant moins que le SRP+ 10 n'existe pas chez nos voisins et que les producteurs ne sont pas pour autant plus mal rémunérés.

Ce qui protège le revenu des agriculteurs dans les lois Egalim 1 et 2, ce sont des dispositions telles que le contrat, la non-négociabilité des matières premières agricoles, un meilleur encadrement des pénalités logistiques, bien plus qu'un supplément de marge offert aux distributeurs sans transparence ou garantie de contrepartie...

D'ailleurs, s'il y a bien un sujet sur lequel tous les acteurs sont à peu près d'accord, c'est sur le fait que la MPA (matière première agricole) a bien été sanctuarisée dans les négociations en 2022, et que cela s'est traduit par une augmentation de 3,5 % du tarif du fournisseur.

Ce qui signifie que, même sans le SRP+ 10, la part des MPA est bel et bien protégée pour autant, et nous en sommes bien conscients, que le processus soit contrôlé et sous la vigilance de la DGCCRF.

Enfin, j'avoue ne pas comprendre la logique qui consisterait à maintenir un SRP+ 10 et à proposer en même temps des « paniers-inflation » à bas prix !

Je vous proposerai également de créer un nouvel article qui élargira les dispositions relatives à l'encadrement des promotions.

C'est un constat bien documenté, et même confirmé par les services de Bercy : si l'encadrement a bien permis de diminuer le taux de promotion sur l'alimentaire, il a soudainement augmenté fortement celui sur les produits des rayons droguerie-parfumerie-hygiène (DPH). Il est en moyenne situé entre 40 % et 50 %, allant même jusqu'à 90 %, ces promotions étant quasi intégralement financées par le fournisseur.

Autrement dit, les fabricants de produits DPH subissent un préjudice collatéral sur lequel nous avions déjà alerté en 2019. Je note d'ailleurs que le rapport de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur les pratiques de la grande distribution concluait qu'il fallait protéger les produits DPH en leur étendant l'encadrement des promotions. Un rapport de 2021 du député Thierry Benoît recommandait la même chose.

Quels sont les enjeux derrière cette situation ? Des conséquences désastreuses sur les emplois, les investissements et l'innovation.

Il n'est pas objectif de dire que protéger les produits DPH, c'est protéger les grands groupes étrangers, comme un ministre a pu le faire au banc, à l'Assemblée nationale. De nombreuses PME en France fabriquent des produits DPH : Briochin dans les Côtes d'Armor, L'Arbre vert à Poitiers...

De grands groupes, certes étrangers, produisent en France et créent des milliers d'emplois dans leur territoire : la lessive Ariel est fabriquée à Amiens, le dentifrice Signal à Compiègne, etc.

Les mêmes qui plaident pour le Made in France, louent les investissements étrangers en France et déploient en ce sens une fiscalité des plus attractives, nous expliquent maintenant qu'il serait tout à fait déplacé de considérer l'activité et les emplois de ces entreprises. Là encore, j'avoue ne pas comprendre la logique.

L'article 1er, bienvenu, rappelle que le code de commerce s'applique à tout contrat entre un acheteur et un fournisseur lorsque les produits sont commercialisés en France ; il précise aussi que ces articles sont d'ordre public et que, sauf si le droit européen en dispose autrement, les tribunaux français sont les seuls compétents pour connaître de ces litiges. C'est une arme supplémentaire, et, espérons-le, définitive, dans la lutte contre l'évasion juridique que représentent certaines centrales d'achat installées à l'étranger afin d'éviter d'appliquer le droit français.

Enfin, les articles 3 bis et 3 ter renforcent le cadre applicable aux pénalités logistiques. L'article 4 bis traduit dans la loi deux recommandations que Daniel Gremillet et moi-même avions formulées en juillet 2022 dans notre rapport sur l'inflation et les négociations commerciales.

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