Intervention de Claude Malhuret

Réunion du 7 février 2023 à 14h30
Soutien du sénat à l'ukraine — Adoption d'une proposition de résolution

Photo de Claude MalhuretClaude Malhuret :

Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, je tiens tout d’abord à remercier les présidents de groupe et les très nombreux sénateurs qui ont décidé de cosigner cette proposition de résolution. Je remercie également le président du Sénat qui lui a conféré une solennité particulière en ayant demandé lui-même son inscription à l’ordre du jour du Sénat.

Un an après l’invasion de l’Ukraine, nous avons appris plusieurs leçons fondamentales.

La première est l’ampleur des mensonges que le Kremlin a orchestrés sans relâche depuis des années pour justifier ses agressions successives : l’Occident est responsable de tout, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan) menace la Russie, soutient des nazis et des criminels de guerre, multiplie les provocations ; l’Europe est le valet de l’impérialisme américain.

Ces discours délirants, relayés avec constance par le parti prorusse en Europe, ont trompé beaucoup de monde. Ils ont volé en éclat le jour de juin dernier à Saint-Pétersbourg où Poutine lui-même a fini par avouer ce qu’il pense depuis toujours : l’Ukraine est russe et, comme au temps de Pierre le Grand, la Russie va reprendre par la guerre ses territoires perdus.

Balayée la propagande, balayés tous les mensonges, balayée la fable de l’Occident menaçant ! Empire colonial sous les tsars, la Russie fut le dernier empire colonial sous le communisme après la fin des empires anglais et français. Elle veut le redevenir, et l’on comprend aujourd’hui le sens de la phrase prononcée par Poutine en 2005 : « La chute de l’URSS fut la plus grande catastrophe politique du XXe siècle. » Parce que la chute de l’URSS, c’était la fin de l’Empire russe.

La deuxième leçon de cette guerre est que l’ampleur de ces mensonges n’a eu d’égal que celle de nos illusions et de nos lâchetés. Ce n’est pas l’agressivité de l’Occident qui a conduit Poutine à envahir l’Ukraine, c’est sa passivité.

En 2008, les leaders européens ont refusé à l’Ukraine et à la Géorgie l’adhésion à l’Otan pour ne pas irriter Poutine. Quelques mois plus tard, il envahissait la Géorgie. Quand il a envahi la Crimée, nous avons de nouveau répondu avec des sanctions bien modestes. Il est clair que les craintes infondées de provoquer Poutine, en le convaincant de notre faiblesse, ont ouvert la voie à l’invasion totale de 2022.

Cette erreur majeure d’analyse fut d’abord celle de l’Allemagne et de la France. Depuis trente ans, la politique allemande est fondée sur la dépendance énergétique à la Russie, la dépendance commerciale à la Chine et le désarmement face aux deux. Celle de la France a consisté à courtiser la Russie pour trianguler sa relation avec les États-Unis, en espérant acquérir une position indépendante sans en avoir les moyens politiques et militaires.

Que signifie « puissance d’équilibre » quand il y a, d’un côté, une démocratie qui est notre alliée depuis plus de deux siècles, qui nous a sauvés lors de deux guerres mondiales et nous a évité de devenir la province occidentale du Reich allemand ou de l’Union soviétique, et, de l’autre, une cleptocratie mafieuse qui succède à un régime totalitaire ayant asservi l’Europe pendant des décennies ?

Les avertissements répétés des Européens de l’Est, qui savent, eux, ce qu’est l’impérialisme russe, ont été rejetés avec mépris comme des agitations de va-t-en-guerre hystériques. L’invasion de l’Ukraine nous montre l’échec de ces deux politiques et surtout l’urgence à ne pas les poursuivre.

L’apaisement et les compromis avec un dictateur n’ont jamais marché. Le dictateur avance devant la faiblesse et recule devant la force. C’est aussi simple que ça depuis toujours. Si l’Europe veut une paix durable sur le continent, elle doit apprendre le langage de la puissance, le seul que les dictateurs comprennent.

La troisième leçon est le degré de nuisance, de bassesse et de complicité du parti prorusse en Europe, particulièrement en France. Cette « cinquième colonne » des extrémistes, qui cherchent sans relâche à nous désarmer face à un loup qu’ils présentent comme un mouton, qui nous répètent depuis des années que Poutine est le plus grand dirigeant du monde, reprennent mot à mot sur les réseaux « antisociaux », avec les milliers de faux comptes, de trolls et de bots pilotés depuis Moscou, sur les télés Russia Today (RT) et autres, la propagande de Poutine : l’Ukraine n’existe pas, elle est russe, ses dirigeants sont des nazis.

Pouchkine, le grand poète russe, disait : « Pourvu que l’on ait une auge, on trouvera les cochons. » Ils sont la boussole qui indique sans jamais se tromper la direction du déshonneur par le chemin le plus sordide.

Depuis l’invasion de l’Ukraine, Le Pen, la baronnette des guichets de Moscou, et Mélenchon, le génuflecteur des plus infâmes dictatures, condamnent du bout des lèvres, car ne pas le faire serait un suicide, mais ils ne changent pas d’avis : tout est de la faute de l’Occident, surtout pas d’armes, surtout pas de sanctions !

Leurs députés européens ont même refusé de voter l’aide humanitaire à l’Ukraine, leurs parlementaires français ont refusé de voter l’entrée de la Suède et de la Finlande dans l’Otan. Lors du discours du président de la Rada ukrainienne à l’Assemblée nationale, mardi dernier, ils ont déserté l’hémicycle pendant que tous leurs collègues étaient debout pour l’applaudir.

N’écoutez pas ce que disent les dirigeants des partis de la France russe, regardez leurs votes, regardez leurs gestes et vous comprendrez qu’ils n’ont rien lâché, qu’ils sont toujours en embuscade, comme des crapauds blottis sous une grosse pierre en attendant que passe l’orage…

Que faire aujourd’hui ? D’abord, il convient de tirer les leçons de nos erreurs passées. Car nous ne les avons pas toutes tirées. Nous nous félicitons, à juste titre, que l’Europe ne soit pas divisée, comme l’espérait Poutine, qu’elle soit au contraire unie, que notre alliance avec les États-Unis et les autres démocraties se soit renforcée, que le soutien à l’Ukraine reste constant. Nous nous félicitons également que les opinions publiques, horrifiées par les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité relayés chaque jour sur les écrans, tiennent bon.

Mais attention : les différences d’appréciation entre Européens de l’Ouest et Européens de l’Est et du Nord n’ont pas disparu. Chaque étape du conflit voit réapparaître l’écart entre ceux qui se qualifient de « réalistes » et ceux qui veulent aller plus loin et plus vite.

Les « réalistes » craignent l’escalade. Ils pensent qu’il y a des lignes rouges à ne pas franchir. Chaque épisode de cette guerre prouve qu’ils ont tort. En refusant l’escalade, ils en laissent le monopole à Poutine et font perdre à chaque fois les semaines nécessaires à la contre-offensive. Durant ces semaines, ces mois parfois, des milliers d’Ukrainiens meurent.

Les lignes rouges, nous savons désormais qu’elles ne sont que le fruit de nos peurs. Chaque fois que Poutine les trace et qu’elles sont franchies, il ne se passe rien : comment pourrait-il frapper plus fort alors que son armée, minée par la corruption qui ronge son matériel, l’incompétence de ses chefs et la défiance de ses soldats, est déjà au-delà de son maximum et paralysée sur tous les fronts ?

Quant à la rengaine du danger nucléaire, Poutine laisse désormais Medvedev le pochard et Lavrov le croque-mort la brandir sur les plateaux des trash télés de Moscou. Il a compris, depuis la mortifiante réunion de Samarcande où Xi et Modi l’ont mis publiquement au piquet, qu’elle lui est interdite, y compris par ses plus proches alliés. Cessons de nous faire peur avec ce disque rayé depuis cinquante ans !

Le but est de permettre à l’Ukraine non de résister, mais de chasser l’occupant. Si nous lui avions livré dès le début le matériel que nous nous apprêtons à lui fournir aujourd’hui, l’Ukraine n’aurait pas seulement reconquis Kharkiv et Kherson, mais elle aurait aussi largement progressé dans le Donbass, profitant de la déroute russe. Ce sera bien plus difficile maintenant qu’on a laissé aux Russes le temps de se retrancher.

C’est néanmoins un bon signe que de plus en plus de dirigeants européens, hier dans le camp des « réalistes », soient en train de comprendre que la livraison massive d’armes aurait eu pour conséquence non pas de prolonger la guerre, mais au contraire de l’écourter par la débâcle des envahisseurs. Mieux vaut tard que jamais ! C’est maintenant qu’il faut livrer les chars, les missiles, les défenses sol-air et les avions si nous voulons, comme le promettait le Président de la République lors de ses vœux « accompagner l’Ukraine jusqu’à la victoire finale ».

Il est enfin une dernière raison, encore plus essentielle, de ne pas répéter les erreurs du passé. Les démocraties, au terme d’une lutte implacable, ont vaincu au XXe siècle les deux totalitarismes qui ont fait des dizaines de millions de morts. Certains les croyaient disparus à jamais. Or, sous nos yeux, l’internationale des tyrans se reforme. Le boucher de Moscou, le génocidaire des Ouïghours en Chine, le docteur Folamour de Corée du Nord, le massacreur de femmes de Téhéran et quelques autres se sont regroupés. Leur seul but : se venger, abattre l’Occident, mettre à bas la liberté.

La deuxième guerre froide a commencé, et ce depuis plusieurs années. Beaucoup de dirigeants occidentaux proclament que nous ne sommes pas en guerre contre la Russie. J’espère bien que ce discours n’est que tactique et qu’ils n’en croient pas un mot. Les dictateurs, eux, l’annoncent clairement : ils sont en guerre contre nous. Ils veulent achever les démocraties qu’ils pensent agonisantes. Il n’y aurait rien de pire que de penser que nous ne sommes pas en guerre contre des gens qui, eux, sont en guerre contre nous, et qui le disent.

Quant au reste du monde, il attend l’issue du conflit pour voler au secours de la victoire. Ceux qui en espéraient une certaine sympathie se trompent lourdement. Les dirigeants bien peu démocratiques de la plupart de ces pays se moquent de savoir si Poutine a violé les lois internationales. Ils ont même pour mantra la justification de leurs méfaits actuels par la condamnation de notre domination passée.

L’Europe doit comprendre qu’il est urgent de redevenir une puissance militaire, d’avoir une stratégie commune et de consolider notre alliance avec les autres démocraties du monde, à commencer par les États-Unis.

Si nous n’y arrivons pas, si nous laissons les cinquièmes colonnes des fachos, des trotskistes, des populistes et des idiots utiles nous conduire à l’aveuglement et au renoncement, alors ce n’est pas seulement l’Ukraine demain qui sera vaincue, mais c’est la liberté. Il est temps de réarmer les démocraties face aux tyrannies du XXIe siècle. Le peuple héroïque de l’Ukraine nous montre le chemin.

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