Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, la loi américaine dite de réduction de l’inflation, l’Inflation Reduction Act, adoptée l’été dernier par le Congrès des États-Unis et entrée en vigueur le 1er janvier, soulève, par sa nature, son ampleur et ses modalités, des questions difficiles pour l’Union européenne d’un point de vue économique et géopolitique.
Dans la mesure où cette loi marque indiscutablement l’engagement des États-Unis en faveur de la transition énergétique et écologique, en encourageant l’investissement dans les secteurs industriels et de service nécessaires à cette transition, elle ne peut qu’être saluée.
L’inquiétude provient cependant du volume considérable des subventions qui vont être consenties par les autorités américaines – près de 370 milliards de dollars – et, surtout, du fait que l’accès à ces financements ou avantages fiscaux sera réservé aux productions localisées sur le territoire des États-Unis. Combiné au coût bien moindre de l’énergie et à d’autres facteurs avantageant déjà les États-Unis par rapport à l’Union européenne, ce plan de soutien massif risque de créer un effet d’attraction quasi irrésistible pour la localisation ou la relocalisation d’investissements européens dans ces secteurs d’avenir aux États-Unis plutôt qu’en Europe.
Face à ce danger de concurrence déloyale, l’Union européenne ne peut pas rester sans réaction. Elle a exprimé sa préoccupation à ce sujet au plus haut niveau et à plusieurs reprises, mais elle se trouve véritablement mise devant le fait accompli, puisque, comme je l’ai signalé, la loi IRA est déjà entrée en vigueur.
L’Union européenne et les représentants de la France doivent donc réagir rapidement, en mettant en place tous les éléments d’une réponse européenne appropriée.
Avec leurs clauses de localisation obligatoire des productions subventionnées sur le territoire des États-Unis, les aides américaines enfreignent clairement les disciplines de l’OMC. Les contester à Genève pourrait cependant se révéler contre-productif, dans la mesure où le mécanisme de règlement des différends de l’OMC est devenu largement inopérant du fait de la paralysie de l’organe d’appel et qu’il est clair que les États-Unis n’ont aucune intention de se plier à d’éventuelles recommandations formulées dans ce cadre.
Amener l’administration américaine à revoir son dispositif ou à aménager certaines exceptions en faveur de l’Union européenne, comme celles qui sont prévues pour le Canada et le Mexique, est mission impossible. Elle a clairement fait comprendre à ses interlocuteurs européens, y compris le Président de la République lors de sa récente visite d’État à Washington, qu’elle n’était nullement disposée à le faire.
Il reste donc aux Européens à trouver par eux-mêmes des remèdes adéquats au danger auquel ils se trouvent ainsi confrontés.
Une piste envisagée, en direction de laquelle des dispositions ont déjà été prises, consiste à assouplir ou suspendre une nouvelle fois les règles européennes concernant les aides d’État pour autoriser les États membres qui le souhaitent et qui le peuvent à soutenir les activités concernées sur leur territoire. L’inconvénient de cette approche est double : elle favorise les seuls États qui peuvent se le permettre financièrement – la France en fait-elle encore partie ? j’en doute – et elle remet en question le principe de concurrence loyale, le Level Playing Field, sur lequel est fondé le bon fonctionnement du marché unique européen.
Une autre piste, fortement privilégiée par la France, mais loin de faire l’unanimité chez ses partenaires, consisterait à déployer un plan européen similaire au plan américain et d’un montant suffisant pour inciter les opérateurs des secteurs concernés à privilégier les investissements en Europe. Comment mobiliser autant d’argent à l’échelon européen – on parle de 300 à 350 milliards d’euros –, alors que l’Union européenne vient à peine de mettre en œuvre un plan de relance post-covid de 750 milliards d’euros.
Une partie de ce plan existant pourrait sans doute être réorientée vers un tel « fonds européen de souveraineté », comme l’envisage la Commission européenne, mais cela ne suffira certainement pas à faire la différence.
Cette initiative américaine met donc l’Union européenne dans un embarras dont elle aura bien du mal à se tirer, ce qui m’inspire les réflexions suivantes.
Les États-Unis font, une fois de plus, preuve d’un égoïsme sacré en menant une politique décomplexée d’America First, qui ne tient absolument pas compte des retombées négatives de leurs initiatives pour leurs partenaires traditionnels. Ils restent les princes du protectionnisme.
Ceux qui croyaient naïvement que l’arrivée au pouvoir d’une administration démocrate à l’issue du mandat de Donald Trump conduirait nécessairement à une amélioration significative des relations transatlantiques en sont pour leurs frais. Le style a changé, la rhétorique utilisée aussi, mais aucune concession réelle n’est faite sur le terrain des intérêts économiques et commerciaux.
On aurait pu penser que le contexte géopolitique conduirait les États-Unis à mieux soigner leurs relations avec leurs alliés afin de ne pas ouvrir de brèches trop visibles dans la coalition occidentale. Malheureusement, il n’en est rien et ces considérations de politique étrangère semblent peser assez peu par rapport aux objectifs de politique intérieure américaine que l’administration Biden cherche à atteindre au travers de la loi IRA.
Ce constat ne peut en tout cas qu’inciter l’Europe et la France à faire de l’autonomie stratégique dans tous les domaines – énergie, agriculture, industrie, recherche, défense – l’un de leurs objectifs les plus fondamentaux et à tout mettre en œuvre pour l’atteindre dès que possible.
Le général de Gaulle avait eu l’intuition de cette impérieuse exigence dès les lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Elle a malheureusement été perdue de vue pendant des décennies, dans un contexte de mondialisation débridée. Il est grand temps, selon moi, qu’elle revienne au premier plan dans les préoccupations de nos décideurs, dont vous êtes, madame la secrétaire d’État.