Intervention de Jean-François Rapin

Réunion du 8 février 2023 à 15h00
Quelle réponse européenne aux récentes mesures protectionnistes américaines — Débat d'actualité

Photo de Jean-François RapinJean-François Rapin :

Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, voilà trente ans, le sommet de la Terre à Rio donnait le coup d’envoi de l’action mondiale pour le climat.

Au cours de ces trente ans, nous avons toutefois pu constater à quel point la coopération internationale était laborieuse et combien nos objectifs demeuraient difficiles à atteindre.

Alors, quand, après toutes les hésitations et résistances que nous connaissons, le deuxième émetteur mondial de CO2 s’engage enfin dans la décarbonation de son économie, comment ne pas y voir un signe important qu’il va dans la bonne direction ?

Oui, parce qu’elle met les États-Unis sur les rails de leur engagement climatique, la loi sur la réduction de l’inflation est une bonne nouvelle pour la planète. En revanche, pour notre continent, elle est un réel défi, à la fois économique et conceptuel : économique tout d’abord, car l’ambition portée par l’IRA n’est pas seulement climatique ; elle est aussi, et peut-être avant tout, industrielle.

Certes, les 370 milliards de dollars de ce plan de soutien doivent permettre aux États-Unis de réduire leurs émissions de 42 % d’ici à 2030, mais ils doivent surtout assurer l’émergence d’une industrie verte puissante, assise sur des chaînes d’approvisionnement relocalisées et capable de prendre la tête de la course mondiale aux technologies propres.

Avec ses exigences de localisation du contenu et de l’assemblage des produits subventionnés, l’IRA envoie un message extrêmement clair : les fonds publics américains ne profiteront qu’au made in America.

Ce faisant, les États-Unis s’offrent un avantage comparatif considérable dans l’un des rares domaines industriels, celui des technologies bas-carbone, dans lequel l’Europe peut se prévaloir d’une avance certaine. Ce domaine sera, rappelons-le, la clé de voûte de l’industrie mondiale de demain. Il transformera des secteurs entiers aussi rapidement qu’il créera de nouveaux marchés.

Au moment où nos industries subissent une explosion des prix de l’énergie, qui épargne leurs concurrentes américaines, l’IRA pourrait bien leur porter un coup fatal. Alors que les écarts de compétitivité ne cessent de se creuser, le risque de délocalisation vers les États-Unis devient en effet systémique. Les décisions d’investissement annoncées ces derniers mois par plusieurs grands groupes américains comme européens attestent d’ailleurs de la réalité de cette menace.

Selon la Première ministre, le plan américain pourrait, à court terme, faire perdre 10 milliards d’euros d’investissement à la France et compromettre quelque 10 000 créations d’emploi.

Le défi est immense d’un point de vue économique, mais aussi conceptuel, car il souligne les profondes différences d’approche entre les deux rives de l’Atlantique.

Tout d’abord, parce que là où l’Europe, avec le Green Deal, conçoit sa politique environnementale en imposant des standards et des normes, les États-Unis, avec l’IRA, mettent en œuvre une politique industrielle offensive.

Ensuite, parce que les Américains abordent le défi de la transition écologique comme ils l’ont toujours fait : avec pour seule boussole la défense de leurs intérêts économiques. Ne nous leurrons pas : dans cette perspective, l’Europe n’entre à aucun moment en ligne de compte.

Enfin, parce que, avec l’IRA, les États-Unis prennent de nouveau leurs distances avec les principes du libre-échange et les règles de l’OMC, alors qu’ils constituent le cœur de la doctrine économique de l’Union européenne.

Nous ne devrions toutefois pas être surpris que les Américains usent d’un protectionnisme assumé. Ils le pratiquent, au gré de leurs intérêts, depuis au moins un siècle. N’oublions pas que le Buy American Act est en vigueur depuis 1933 !

L’Europe doit aujourd’hui regarder toutes ces réalités en face et réagir. Bien sûr, les discussions entamées avec les autorités américaines sur l’IRA peuvent être utilement poursuivies. Il semblerait même qu’elles aient produit de premiers résultats encourageants. Tant mieux, mais il semble clair que si des ajustements sont obtenus, ils ne le seront qu’à la marge.

De même, la saisine de l’OMC reste une option à envisager. Gardons toutefois à l’esprit qu’elle n’offrira aucune solution rapide, a fortiori compte tenu de la situation de blocage dans laquelle se trouve l’organe de règlement des différends, précisément du fait des États-Unis.

C’est donc avant tout par ses propres moyens que l’Europe doit répliquer aux distorsions de concurrence. Une chose est sûre : pour répondre aux Américains, pour réussir sa transition verte et numérique et pour rester une terre de production, il faudra qu’elle soit en capacité d’attirer des investissements et donc d’envoyer les bons signaux.

L’annonce d’aides d’État plus simples, plus rapides et ciblées sur l’ensemble de la chaîne de valeur est ainsi une inflexion de doctrine qui va dans le bon sens et qui pourrait d’ailleurs être étendue à d’autres pans de la politique de concurrence.

Attention toutefois à ne pas déstabiliser le marché unique par des volumes de subventions qui seraient trop disparates selon les États membres. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la Commission proposera de créer en complément un fonds de souveraineté européen.

Selon Thierry Breton, 350 milliards d’euros devraient être mobilisés pour soutenir les projets industriels structurants. L’idée est évidemment séduisante, mais la question de son financement reste entière, en particulier s’il devait être proposé d’émettre une nouvelle dette commune.

Les oppositions de principe seraient alors nombreuses et nourries par le fait que, à ce jour, l’Europe ne sait toujours pas précisément comment elle remboursera son plan de relance.

D’autres pistes de réflexion, plus techniques, sont également sur la table. On le voit néanmoins, l’Union cherche encore le bon calibrage pour faire face à l’IRA et, plus largement, pour bâtir enfin une politique industrielle commune efficace.

Elle devra pourtant faire vite. À cet égard, le sommet européen des deux prochains jours ne devra pas déboucher sur des mesures a minima. Il doit surtout être l’occasion pour les Européens de pousser plus loin leur réflexion, car, pour donner un nouvel élan à notre industrie, d’autres leviers structurels doivent être actionnés.

Je pense notamment à l’environnement réglementaire des entreprises, qui reste trop complexe et contraignant, au développement des compétences, qui font trop souvent défaut aux industries et, bien sûr, aux prix de l’énergie, pour lesquels nous attendons encore et toujours une réforme efficace du marché européen de l’électricité.

Avant tout, l’Union européenne doit adapter son logiciel de pensée. Face aux grandes mutations de l’économie mondiale, face à la déliquescence du multilatéralisme commercial, face aux stratégies développées par les États-Unis et par tant d’autres, à commencer par la Chine, pour protéger et favoriser leurs entreprises, notre continent ne peut rester sans réaction. Il devra, tôt ou tard, se résoudre à jouer à armes égales avec ses concurrents.

Quelques avancées ont eu lieu pour établir un cadre stratégique de soutien au développement industriel, par exemple la mise en œuvre des projets importants d’intérêt européen commun. Mais, pour que les leaders industriels apparaissent ou se maintiennent dans les secteurs stratégiques de demain, l’Europe devra faire de la réciprocité le maître mot de sa stratégie économique et commerciale.

Dès lors, elle ne doit plus s’interdire de renouer avec le concept de préférence communautaire. À l’instar de ce que prévoit l’IRA, l’Union et ses États doivent pouvoir imposer dans leurs programmes de subventions des exigences en termes de localisation des approvisionnements et de production. De même, comme les États-Unis le font dans le Buy American Act, les États de l’Union doivent pouvoir réserver une part de leur commande publique aux entreprises produisant en Europe.

À rebours des politiques menées ces dernières décennies, c’est donc une véritable stratégie du made in Europe qu’il faut développer pour conforter la base industrielle de l’Union.

En renforçant l’arsenal de ses outils de défense commerciale, en adoptant un instrument antisubventions « distorsives », en améliorant le contrôle des investissements étrangers dans les actifs stratégiques ou en modifiant enfin son regard sur la concurrence internationale, notamment chinoise, l’Europe a montré ces dernières années qu’elle savait évoluer.

Elle doit désormais dépasser un cap, pour ne pas passer à côté des nouveaux marchés des nouvelles technologies qui ne cessent d’éclore, pour ne pas être évincée par des concurrents déterminés et conquérants, pour ne pas être la variable d’ajustement de la mondialisation.

En d’autres termes, elle ne peut, selon la formule de Sigmar Gabriel, rester un herbivore dans un monde de carnivores.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion