C’est une contradiction de plus.
Pour notre part, nous n’avons pas de problème de principe avec le vecteur législatif comme outil de politique mémorielle. L’histoire est une matière mouvante, une construction à la fois scientifique, sociale et politique, qui évolue avec le temps, à mesure des découvertes, de l’étude des archives et de l’évolution du point de vue que portent sur elle les sociétés. Avec toute la rigueur scientifique indispensable à l’exercice, il me paraît normal que le Parlement se penche sur notre histoire.
La période sur laquelle vous nous invitez à réfléchir compte parmi les plus dramatiques et les plus douloureuses de notre histoire. Parmi toutes les horreurs de la Première Guerre mondiale, celles qui ont été commises par l’Empire ottoman, puis la Turquie naissante, continuent de hanter nos mémoires.
Aux XIXe et XXe siècles, l’Empire ottoman regroupe une population majoritairement musulmane, ainsi qu’un ensemble de minorités chrétiennes de diverses églises schismatiques, considérées comme des citoyens de second ordre, notamment les Arméniens, les Assyriens, les Syriaques, les Yézidis, les Chaldéens ou les Grecs pontiques, fréquemment victimes d’exactions et de massacres.
En 1909, le mouvement nationaliste des Jeunes-Turcs arrive à la tête de l’Empire et cherche à imposer sa politique de turquisation, qui prend de l’ampleur avec le début de la guerre mondiale. Pour éviter la fracturation de l’Empire et la révolte des populations chrétiennes, soutenues par l’ennemi russe, les autorités turques musulmanes ont mis en place un véritable plan d’extermination de ces dernières. Au total, entre 1 et 1, 5 million de personnes est tué dans ces massacres et des centaines de milliers d’autres sont déplacées.
Ces abominables massacres, dont les racines sont à la fois politiques, identitaires et religieuses, ce qui est un peu trop oublié dans l’exposé des motifs de la présente proposition de résolution, sont communément reconnus sous l’appellation de « génocide arménien » et ont fait l’objet d’un consensus historique très large et d’une reconnaissance politique importante, qui n’incluent malheureusement toujours pas la Turquie.
Si la réalité des populations non musulmanes et non turques de l’Empire ottoman dépasse la seule population arménienne et s’il ne fait pas de doute que toutes ces populations ont été massacrées sans distinction par le pouvoir ottoman, peut-on néanmoins distinguer et parler de « génocide assyro-chaldéen » ?
Si l’on suit la définition du génocide de la convention des Nations unies de 1948, il faudrait pour cela que les Assyro-Chaldéens représentent un même groupe national, ethnique, racial ou religieux. Pareille affirmation ne fait pas l’objet d’un consensus historique et mériterait un colloque bien plus savant que notre débat du jour. Les populations assyriennes, syriaques et chaldéennes, même si elles partagent une langue commune, peuvent-elles être considérées comme un même peuple ?
Ce n’est pas le choix retenu par les très rares pays qui reconnaissent distinctement la logique génocidaire des massacres et qui, comme la Suède ou les Pays-Bas, distinguent les Assyriens, les Syriaques et les Chaldéens, mais aussi les Grecs pontiques, également massacrés et étrangement absents du périmètre de la présente proposition de résolution.
Vous l’aurez compris, faute d’un consensus historique plus large, il nous semble que la loi du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 inclut dans son spectre l’ensemble des massacres perpétrés par l’Empire ottoman au cours de la période concernée et satisfait donc largement toutes les demandes de la présente proposition de résolution.
Mais si tel n’est pas l’avis de la majorité sénatoriale, pourquoi ne pas présenter une proposition de loi pour compléter ou préciser la loi de 2001 plutôt qu’une proposition de résolution ?
Ne niant pas le caractère systématique des massacres perpétrés contre les populations non turques, mais considérant que la réflexion qui sous-tend la présente proposition de résolution n’est pas encore aboutie, et n’oubliant pas un contexte géopolitique complexe et un contexte humanitaire dramatique en Turquie, le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires s’abstiendra sur ce texte.