Intervention de Hans-Dieter Lucas

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 8 février 2023 à 9h30
Audition de s.e. M. Hans-Dieter Lucas ambassadeur d'allemagne en france

Hans-Dieter Lucas, ambassadeur d'Allemagne en France :

Pour ce qui concerne le rôle des parlements nationaux, je veux souligner la création de l'Assemblée parlementaire franco-allemande, malgré les regrets du Sénat à ce sujet. Je me suis impliqué pour intensifier le dialogue entre votre commission et la commission homologue du Bundestag. Cette chambre a un rôle clair et important dans la définition de la politique européenne du gouvernement fédéral. En outre, une discussion est en cours sur le renforcement du rôle du Parlement européen et il y a une coopération des parlements nationaux via les différents comités. En Allemagne, on ne ressent pas un déficit d'influence du parlement sur la politique européenne du gouvernement fédéral. Bien entendu, je ne peux pas me prononcer pour la France.

Sur le bouclier antimissile et les cultures stratégiques, vous avez raison, monsieur le sénateur, nos points de départ, en ce qui concerne la culture stratégique, sont très éloignés. La France a une tradition militaire stratégique ininterrompue et c'est différent pour l'Allemagne, pour des raisons historiques. Toutefois, nous sommes dans une situation inédite et nous avons en ce moment, en Allemagne, une discussion sur un changement de culture à cet égard. Le chancelier a parlé d'un changement d'époque et cela vaut à long terme pour la culture stratégique de l'Allemagne. Nous sommes par exemple en train de développer une stratégie de sécurité nationale. Pour la première fois, le gouvernement allemand va présenter une vue d'ensemble de ses intérêts stratégiques et des risques auxquels notre pays fait face. Cela servira de base à une culture stratégique adoptée qui soit à la hauteur de nos défis. De ce point de vue, les crises que nous connaissons constituent aussi une opportunité pour une convergence stratégique entre la France et l'Allemagne. Le fait que le chancelier ait parlé pour la première fois, à Prague, d'une Europe géopolitique est nouveau. C'était plutôt un mot problématique pour nous, à la différence de la France ou du Royaume-Uni. Cela ouvre de nouvelles options.

J'en viens à la Turquie. Je veux d'abord exprimer notre solidarité pour la population de ce pays, touchée par un terrible séisme. C'est un partenaire, un allié important au sein de l'Otan. Il accueille près de 4 millions de réfugiés syriens, dans un contexte géopolitique compliqué. Nous avons des discussions difficiles en matière de défense, à propos des systèmes aériens russes S-400, de sa position en Méditerranée orientale et envers la Grèce, et de questions de politique intérieure. Sur toutes ces questions, la ligne allemande n'a pas changé depuis la fin du gouvernement de Mme Merkel : la Turquie est un partenaire important mais nous avons un dialogue franc et exigeant sur les questions compliquées.

Sur les semi-conducteurs, il y a un accord entre nos deux pays. Nous avons soutenu l'initiative de la Commission européenne consistant à mettre à disposition 40 milliards d'euros pour soutenir le développement d'une industrie européenne dans ce domaine. Il y a des investissements importants en France et en Allemagne, notamment en Sarre, région transfrontalière. L'Europe doit être beaucoup plus indépendante dans ce secteur. Pour l'instant, notre dépendance n'est pas soutenable ; s'il y avait une crise dans l'Indo-Pacifique - je pense à Taïwan -, nous serions dans une situation très compliquée. D'où la nécessité de soutenir le développement d'une industrie européenne forte et indépendante. Cette initiative du commissaire Breton reçoit donc tout notre soutien.

J'en viens à la question sur les crimes de guerre en Ukraine. En tout état de cause, il ne doit pas y avoir d'impunité. Il faut que tous ceux qui sont responsables de ces crimes en rendent compte. Notre ministre des affaires étrangères, Mme Annalena Baerbock, s'est prononcée récemment à la Cour internationale de La Haye pour la création d'un tribunal spécial international, basé sur le droit ukrainien mais avec une dimension internationale - des juges et procureurs internationaux -, afin d'envoyer un signal fort : on ne tolérera pas ces crimes de guerre. Elle s'est en outre prononcée pour une réforme du statut de la Cour pénale internationale, qui ne peut pas poursuivre les crimes d'agression. Voilà nos deux propositions. Les discussions sont encore en cours au sein des institutions européennes à ce sujet.

C'est vrai, tout le monde parle de la Chine, mais il ne faut pas sous-estimer l'Inde, qui sera bientôt le pays le plus peuplé du monde. Cela pose la question de l'Indo-Pacifique. L'Allemagne prend actuellement conscience qu'il faut attacher plus d'importance à cette région, du point de vue économique et stratégique : Chine, Inde, Australie, Indonésie, etc.

L'Allemagne a donc adopté sur sa politique en Indo-Pacifique des lignes directrices tout à fait compatibles avec la politique de la France et avec la stratégie européenne sur l'Indo-Pacifique. Il faut intensifier nos relations commerciales et politiques avec les pays de ces régions, leur faire des offres intéressantes en matière de politique commerciale et de changement climatique, pour démontrer qu'il existe, dans la région, une option autre que la Chine : l'Europe.

Cela vaut également pour les aspects militaires et géostratégiques, même s'il faut être réaliste, car les ressources militaires de l'Europe sont limitées. Néanmoins, il faut être présent, c'est pourquoi l'Allemagne a envoyé une frégate récemment dans l'Indo-Pacifique. En outre, elle a envoyé l'année dernière un escadron d'Eurofighter pendant vingt-quatre heures. C'est la première fois que la Bundeswehr et la Luftwaffe se déployaient dans cette région. Le conseil des ministres franco-allemand a décidé d'une action militaire bilatérale dans la région l'année prochaine. Sur ce plan, il y a un accord profond entre la France et l'Allemagne. Il faut façonner notre politique vis-à-vis de la Chine, mais aussi diversifier notre relation et faire une offre crédible aux autres pays de l'Indo-Pacifique. Le chancelier dit toujours que le futur du XXIe siècle sera non pas un monde bipolaire États-Unis-Chine, mais un monde multipolaire, dans lequel les autres pays seront importants.

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