Intervention de Cédric Perrin

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 8 février 2023 à 9h30
« ukraine : un an de guerre. quels enseignements pour la france ? » — Examen du rapport d'information

Photo de Cédric PerrinCédric Perrin, corapporteur :

Monsieur le président, mes chers collègues, il y a un an, en février 2022, nous auditionnions des diplomates et des chercheurs sur ce que l'on appelait alors la « crise ukrainienne ». La Russie avait déployé plus de 100 000 soldats. Tout était prêt pour une intervention. Le renseignement américain nous alertait depuis plusieurs semaines. Pourtant, la plupart d'entre nous ne croyaient pas, alors, à la possibilité d'un assaut sur Kiev.

C'est le premier enseignement de la guerre d'Ukraine : il nous faut désormais changer de logiciel, sortir définitivement de l'illusion des dividendes de la paix. Nous sommes entrés dans une nouvelle ère où le rapport de force a malheureusement retrouvé toute sa place dans les relations internationales.

Pour commencer, je rappellerai deux évidences :

- en premier lieu, la France n'est pas l'Ukraine, ni dans son environnement géostratégique, ni dans les moyens dont elle dispose. Je pense notamment à la dissuasion nucléaire. Construire l'avenir uniquement à partir de ce conflit n'aurait pas de sens ;

- en second lieu, la guerre d'Ukraine ne concentre pas tous les enjeux qui s'imposent à la politique étrangère et de défense de la France. C'est à un ensemble de problématiques complémentaires que la loi de programmation militaire (LPM) devra répondre.

Ces préalables étant posés, il n'en reste pas moins que la guerre d'Ukraine marque peut-être l'entrée dans une ère de guerres subies, plutôt que choisies. La différence est fondamentale.

Le rapport tire dix enseignements de la guerre d'Ukraine, répartis en trois thématiques : des enseignements nouveaux, un retour à certains fondamentaux et des enseignements concrets pour la LPM.

En premier lieu, la guerre d'Ukraine est un tournant.

Je l'ai dit en commençant, elle nécessite de changer de logiciel dans notre analyse des relations internationales. Plutôt qu'une surprise stratégique, c'est une prise de conscience brutale qui nous a été imposée.

Une étude britannique explique que la Russie avait prévu de mener à bien l'invasion de l'Ukraine en 10 jours, en saisissant rapidement Kiev, pour annexer le pays à l'été. Le renseignement français a péché par l'interprétation : toutes les informations étaient là, mais nos biais cognitifs nous ont trompés.

Cette expérience doit nous servir pour l'analyse du comportement futur de la Russie, de la Chine ou de tout État contestataire, surtout si l'agression russe se révèle payante, ce qui donnerait une sorte de « feu vert » à toutes les tentatives de déstabilisation de l'ordre international.

Cette guerre est ensuite un tournant pour la dissuasion nucléaire. Les Russes utilisent leur dissuasion dans un but offensif, pour sanctuariser des territoires conquis. Ils l'ont fait dès 2014 après l'annexion de la Crimée. Le signalement nucléaire russe s'est révélé d'autant plus virulent, au cours de cette guerre d'Ukraine, que les Russes étaient en difficulté sur le plan conventionnel.

C'est un enseignement que nous devons méditer : la dissuasion nucléaire n'a rien perdu de son actualité comme garantie ultime de sécurité mais elle ne saurait justifier un moindre effort dans le domaine conventionnel. C'est toute l'articulation entre le conventionnel et le nucléaire qui doit être repensée. La dissuasion ne répond pas à tous les cas de figure. Elle ne doit pas être notre nouvelle ligne Maginot.

Le troisième enseignement, c'est la résurrection de l'OTAN. En matière d'autonomie stratégique aussi, il faut revenir au réel. En tant qu'unique puissance nucléaire de l'Union européenne, nous avons une vision nécessairement différente de celle de nos partenaires, pour qui la garantie de l'OTAN est fondamentale.

La France s'est pleinement investie dans les missions de l'alliance cette année : dans les pays baltes, en Pologne, en Roumanie, nos armées ont fait preuve d'une grande réactivité pour renforcer la posture dissuasive et défensive de l'OTAN sur le flanc oriental. Nous devons poursuivre cet effort d'investissement dans l'OTAN, notamment sur le plan des doctrines et des normes. Mais être un allié exemplaire, c'est aussi disposer de capacités conventionnelles suffisantes pour intervenir en coalition. J'y reviendrai.

Enfin, le quatrième enseignement nouveau de cette guerre concerne le numérique. C'est une guerre de la donnée.

La grande force des Ukrainiens est d'avoir intégré des capacités à la fois militaires et civiles, publiques et privées, nationales et internationales. On estime qu'environ 80 % du renseignement exploité par les Ukrainiens est de source ouverte. Chaque citoyen, équipé d'un smartphone, peut ainsi signaler le passage d'un aéronef, d'un missile ou d'un drone à la défense antiaérienne pour faciliter son interception.

Exploiter toutes ces sources nécessite une grande souplesse des procédures. Le modèle fermé, centralisé, vertical est dépassé. Il s'agit d'exploiter des flux divers, d'assurer des redondances et des contrôles, tout en maîtrisant la communication car le terrain informationnel est aussi majeur. Tout cela ne s'improvise pas.

J'en viens maintenant aux enseignements qui traduisent un retour aux fondamentaux de la guerre

À force d'utiliser le mot « guerre » à tout propos, pour parler de guerre hybride ou même de guerre sanitaire, de guerre économique, ou d'économie de guerre, nous en sommes venus à oublier ce que signifiait le mot « guerre ». On parle donc maintenant de « guerre de haute intensité ».

Il s'agit en fait d'un retour à l'essence de la guerre, affrontement de volontés pour la conquête d'un territoire et la soumission de populations. Le combat terrestre y est central. En l'absence de supériorité aérienne, les feux de longue portée jouent un rôle majeur.

Les pertes humaines sont considérables, de même que l'attrition matérielle. Les Russes ont par exemple perdu au moins 1 600 chars de combat, 70 avions, 170 drones, etc.

Dans ce contexte, la défense de proximité du combattant est un impératif de survie. Toutes les unités terrestres doivent bénéficier de bulles de protection mobiles, incluant des capacités de détection et de défense autonomes, ne dépendant pas seulement de la manoeuvre interarmées.

Ce constat sur la masse ne disqualifie en rien la haute technologie. Celle-ci reste déterminante pour l'entrée en premier, et pour garantir la précision des frappes, donc maîtriser les dommages. La rapidité et la précision peuvent compenser au moins partiellement l'absence de volumes lorsqu'un seul tir suffit pour atteindre la cible.

Mais c'est aussi notre agilité technologique qu'il faut développer. L'innovation de masse, duale, de rupture, en cycle court doit être mieux valorisée. Je pense ici bien sûr aux drones, dont la guerre d'Ukraine confirme le rôle prééminent, notamment les munitions télé-opérés que j'ai déjà souvent évoquées ici.

L'expérience ukrainienne montre que 90 % des petits drones utilisés sont perdus, avec des durées de vie de l'ordre de trois à six vols en moyenne. Il s'agit donc d'équipements consommables, s'apparentant davantage à une munition ou à un missile qu'à un aéronef.

Le ministre des armées a annoncé récemment l'armement des Patroller, que notre commission demande depuis 2017, ainsi qu'un socle de 1 800 munitions télé-opérées en LPM. Deux appels à projet ont été lancés par la direction générale de l'armement (DGA) et l'Agence de l'innovation de défense (AID), Larinae et Colibri.

C'est un sujet sur lequel nous devons rester vigilants : les programmes doivent être conduits rapidement, pour aboutir à des produits qui ne soient pas déjà obsolètes à leur entrée en service. Les munitions télé-opérées doivent par ailleurs pouvoir fonctionner en système avec d'autres moyens tels que des drones de renseignement ou de l'artillerie.

Après la masse et la technologie, il faut évoquer les forces morales. Avant la guerre, les Ukrainiens ont créé les conditions d'une grande porosité entre les mondes civil et militaire. Une grande partie de leurs forces vives étaient passées par le front du Donbass, grâce à un fort turnover dans les armées.

Un tel turnover va à l'encontre de l'idée de fidélisation : c'est sans doute un handicap à court terme, pour une armée, mais cela peut devenir une force. Un fort turnover accroît en effet le nombre de réservistes et permet d'acculturer globalement le monde civil aux problématiques militaires.

Pour la France, la problématique des forces morales pose la question des réserves, et celle du Service national universel, dont nous aurons probablement l'occasion de débattre lors de l'examen de la LPM.

Je terminerai en évoquant justement quelques autres enseignements concrets de la guerre d'Ukraine pour la LPM

Je ne reviens pas ici sur la Revue nationale stratégique, qui n'a fait qu'effleurer les sujets ni sur le travail lancé par le Gouvernement sur l'économie de guerre, expression excessive au regard des objectifs poursuivis et surtout des résultats obtenus pour le moment.

Sans engagements fermes de l'État, sans contrats-cadres pluriannuels, les industriels dépendent de l'exportation. Ils ont peu de visibilité, notamment les PME. Suite au déclenchement du conflit ukrainien, il a été demandé à de petites entreprises de se tenir prêtes à répondre à d'éventuelles commandes, quitte à repousser d'autres ventes, sans que cela ne se concrétise par des engagements fermes de l'État.

La remobilisation de la base industrielle et technologique de défense (BITD) est donc cruciale, sans quoi notre industrie risque d'être marginalisée, car la concurrence - notamment américaine et coréenne - est bien présente et prête à compléter rapidement les stocks des pays ayant livré des armements à l'Ukraine.

L'allègement des procédures et des normes doit se poursuivre. Des relocalisations sont nécessaires, par exemple pour les poudres propulsives. Des stocks stratégiques doivent être constitués.

Un grand plan interministériel doit en outre promouvoir les métiers industriels pour répondre à la pénurie de main-d'oeuvre. La constitution d'une réserve industrielle de défense pourrait être l'un des fers-de-lance de cette stratégie. Je rappelle qu'en 2022, le Groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres (GICAT) a annoncé que 86 % de ses entreprises adhérentes pensaient être en peine pour trouver suffisamment de main-d'oeuvre.

Par ailleurs, les questions de financement restent posées. La guerre d'Ukraine légitime pourtant pleinement de revaloriser l'image des activités de souveraineté et de défense. On sait combien la compliance bancaire est un sujet qui, malgré la guerre en Ukraine, continue à être une préoccupation majeure des entreprises de la BITD.

Cette guerre interroge ensuite les formats de nos armées. Entre 1991 et 2021, nous sommes passés de 1 350 à 220 chars, de 700 à 250 avions de combat, etc.

L'armée de l'air disposera, en 2030, de 185 Rafale. Est-ce suffisant, compte tenu de la sanctuarisation de la dissuasion ? Les incertitudes sur les programmes MGCS ou SCAF doivent inciter à laisser une place à d'éventuelles solutions alternatives, le « plan B », pour combler le retard probable et l'échec toujours possibles de ces programmes majeurs.

Nos capacités terrestres doivent être renforcées. Dans l'hypothèse, purement théorique, où la France aurait été confrontée à un conflit tel que la guerre ukrainienne, l'ensemble des chars français aurait été perdu en mars, l'ensemble de l'artillerie en avril, et les 1 800 Griffon programmés en août.

Je n'entrerai pas dans le détail, mais nous avons besoin de feux dans la profondeur, et notamment de préparer le remplacement du lance-roquettes unitaire sans trop attendre, car les carnets de commandes se remplissent et l'achat de matériels de type HIMARS, sur étagère, est d'ores et déjà soumis à des délais incompressibles de plusieurs années.

Toute la politique des stocks est à revoir s'agissant des équipements anciens qui pourraient être conservés, lors de l'acquisition de capacités nouvelles et pour les munitions, dont les volumes doivent être accrus. Il convient de pouvoir s'entraîner, mais aussi de retrouver une marge de manoeuvre pour soutenir si nécessaire nos alliés et partenaires, comme nous le faisons aujourd'hui.

Le maintien en condition opérationnelle (MCO), les moyens d'évacuation sanitaire, la logistique sont d'autres verrous majeurs en haute intensité.

Enfin, c'est la préparation opérationnelle qui doit monter en puissance et en gamme.

Montée en puissance, tout d'abord : faut-il par exemple maintenir l'opération Sentinelle ? Compte tenu du nouveau contexte, la Cour des comptes a estimé récemment qu'il n'était - je cite - « plus pertinent de poursuivre sans limite de temps une contribution à la tranquillité publique par un affichage de militaires dans les rues ». Elle préconise un passage de relais aux forces de sécurité intérieure.

.La préparation opérationnelle doit, ensuite, monter en gamme, à l'image de ce que nous proposera bientôt l'exercice Orion 2023. Il est nécessaire d'intégrer l'approche multi-milieux et multi-champs, et de s'entraîner dans des conditions dégradées, c'est-à-dire de se préparer à agir très rapidement, de façon décentralisée, selon des dispositifs de commandement et de contrôle (C2) revus.

Chers collègues, vous le voyez, les enseignements de la guerre d'Ukraine couvrent de nombreux domaines doctrinaux, capacitaires et même sociétaux. Pour être à la hauteur de ces enjeux, la LPM devra proposer un cadre clair, articulant les enjeux géostratégiques, les missions des armées et les besoins capacitaires. Nous devrons être particulièrement attentifs à la cohérence de cette articulation.

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