Il y a moins d'un an, sur le rapport de notre présidente Catherine Deroche, la commission d'enquête sur la situation de l'hôpital et le système de santé en France rendait ses conclusions. L'une de ses recommandations était de mettre au point des « standards capacitaires », en utilisant des outils de mesure objective de la « charge en soins », et de mettre en place un mécanisme d'alerte lorsque le ratio « patients par soignant » dépasse un seuil critique.
Notre collègue Bernard Jomier, qui présidait cette commission d'enquête, a choisi de traduire cette préconisation dans une proposition de loi, dont le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain a demandé l'inscription à l'ordre du jour du Sénat, dans le cadre de son espace réservé, le 1er février prochain.
L'hôpital souffre aujourd'hui des départs massifs de soignants, notamment des personnels infirmiers, et en est fragilisé. Les équipes sont au bord de la rupture, et l'activité ne peut reprendre à un niveau comparable à celui qui prévalait avant la pandémie.
Or ces départs ne sont pas dus à un manque d'intérêt pour le métier hospitalier. Le problème de la faiblesse des salaires, auquel le Ségur n'a pas totalement répondu, n'est plus la seule raison de l'hémorragie qui se poursuit.
Le problème du manque d'attractivité des métiers hospitaliers, que nous devons résoudre de manière urgente, n'est pas dissociable des conditions de travail des personnels. Ceux qui restent assument encore davantage de gardes, de nuits, de week-ends pour pallier les vacances de poste. En sous-effectifs, ils sont souvent épuisés et sous pression, et ont peur de commettre des erreurs. Ils font face à une perte de sens des métiers du soin, qui sont aujourd'hui exercés dans la précipitation, sans que le temps auprès du patient soit suffisamment valorisé ou parfois même possible.
C'est une réponse à la dégradation des conditions de travail que les auteurs de la proposition de loi cherchent à apporter. En établissant des ratios et, surtout, disons-le, en se donnant les moyens de les respecter, ceux-ci entendent rassurer les personnels soignants et leur envoyer un message clair : ne partez-pas, revenez, nous posons les jalons de conditions de travail décentes.
Un tel raisonnement n'est pas seulement théorique. En tout cas, il n'est nullement utopique : il s'appuie sur la littérature scientifique établie à partir des expériences menées par d'autres États, en particulier la Californie et le Queensland, en Australie. Les divers exemples de mise en place de ratios dans des établissements de santé montrent que ceux-ci ont un réel effet sur la qualité de vie au travail, le nombre de burn-out enregistrés et l'attractivité des métiers. Ces mêmes ratios ont aussi un effet sur la qualité des soins et se traduisent par une baisse des réadmissions et de la mortalité.
Dans son rapport publié le mois dernier sur les déterminants de la qualité et de la sécurité des soins en établissement de santé, la Haute Autorité de santé (HAS) constatait elle-même une corrélation entre l'effectif médical et le pronostic des patients.
Avec ce texte, nous voulons saisir l'occasion d'améliorer la qualité des soins et les conditions de travail des personnels soignants.
La proposition de loi entend confier à la HAS la mission de définir, par spécialité et par activité de soins hospitaliers, un ratio minimal de soignants par lit ouvert ou par nombre de passages pour les activités ambulatoires, en tenant compte de la charge de soins. Ces ratios s'appliqueraient aux établissements assurant le service public hospitalier, pour l'essentiel les établissements de santé publics et les établissements privés d'intérêt collectif. Leur mise en oeuvre serait confiée à la commission des soins infirmiers, de rééducation et médico-techniques (CSIRMT).
Je tiens à signaler qu'aujourd'hui des ratios existent pour cinq activités de soins, au titre de la sécurité des patients. Ils sont prévus par décret et constituent des conditions requises pour le fonctionnement des services, faute de quoi leur capacité d'accueil est restreinte. Il s'agit de la néonatologie et de la réanimation néonatale, du traitement des grands brûlés, de la réanimation, des soins intensifs, ainsi que de l'insuffisance rénale chronique. Les activités de soins liés à la naissance et au traitement du cancer obéissent à des exigences du même ordre.
J'ai mené, la semaine dernière, une quinzaine d'auditions, qui m'ont permis d'entendre plus d'une cinquantaine d'intervenants. Le constat est clair : les soignants soutiennent unanimement l'instauration de ratios de soignants par patient à l'hôpital. Quand je parle de « soignants », j'entends les personnels infirmiers, et, plus largement, les professions paramédicales, mais aussi les professions médicales hospitalières, les médecins et les sages-femmes. Tous voient dans ce texte une réponse à leurs attentes, de nature à restaurer une meilleure qualité de vie au travail.
Si le soutien des personnels paramédicaux était attendu, celui des présidents des commissions médicales d'établissement (CME) s'est révélé tout aussi clair. Rémi Salomon, président de la CME de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) et de la conférence nationale des présidents de CME de centres hospitaliers universitaires (CHU), et Thierry Godeau, président de la conférence des CME de centres hospitaliers (CME-CH) ont soutenu le texte sans ambiguïté, considérant qu'il s'agissait d'un signal nécessaire à destination des soignants et d'une mesure indispensable pour faire revenir les personnels ayant quitté l'hôpital et endiguer les départs.
Face à cette demande unanime des soignants, je ne peux que déplorer la frilosité tout aussi unanime des représentants des administrations, au niveau central comme au niveau des directions d'établissement, que j'ai auditionnés. Ils craignent que le dispositif instaure trop de « rigidité », ce dernier mot ayant été très souvent prononcé, alors même que le texte ne prévoit pas de ratios aussi contraignants que les ratios « sécuritaires ».
Mais, soyons honnêtes, la principale crainte que j'ai identifiée chez les directeurs d'établissement était que les recrutements qui seront nécessaires au respect de ces ratios ne soient pas financés. En clair, ils redoutent que l'on crée une contrainte supplémentaire sans que les moyens suivent.
Le message le plus souvent relayé, corollaire immédiat de cette crainte, a été que cette proposition de loi conduirait à fermer des lits. Ce n'est pourtant ni l'intention des auteurs - bien au contraire - ni ce qu'entraînera le dispositif proposé. J'invite tous ceux qui seraient sensibles à ce discours à observer la situation de nos hôpitaux : on constate encore des déprogrammations d'opérations massives et de nombreuses fermetures de lits, faute de personnels - non à cause de ratios ! J'ajoute que les ratios instaurés par la proposition de loi ne contribueront pas à fermer des lits : bien au contraire, ils visent à rétablir les capacités de l'hôpital en faisant revenir les soignants.
Surtout, ce texte se veut, du moins pour une part, une « loi de programmation » : les ratios doivent fixer des cibles à atteindre. C'est donc un travail au long cours que ses auteurs entendent engager. Tout le monde est conscient que les recrutements ne se feront pas en six mois et qu'il est question ici d'enclencher une dynamique.
Ces ratios ne sont que formellement une nouveauté, une « rigidité » supplémentaire. Certes, en dehors des activités que je mentionnais, il n'y a aucun ratio défini officiellement aujourd'hui, mais des ratios informels existent ou ont existé : je pense aux contrats de transformation créés à la suite des recommandations de l'ancien Comité interministériel de la performance et de la modernisation de l'offre de soins hospitaliers (Copermo), qui reposaient sur le ratio d'un infirmier pour 15 patients.
Or de tels ratios informels sont intenables. C'est pourquoi le texte entend substituer des ratios dits « de qualité » à ces ratios fondés sur la « performance », qui ont fragilisé l'hôpital.
Par ailleurs, à ceux qui craignent que la mise en place de ratios serve ultérieurement, de prétexte à réduire les effectifs dans certains services, je tiens à signaler que l'intention des auteurs du texte est non pas de faire appliquer des quotas sans discernement, mais d'établir des « fourchettes », terme qui ne peut pas figurer tel quel dans la loi.
Il faudra évidemment adapter le dispositif aux contextes locaux, pour tenir compte de la précarité de la population, d'une éventuelle architecture contraignante, des moyens informatiques existants, voire de l'expérience des équipes. Il ne s'agit pas ici, comme certains pourraient le penser, de ratios « aveugles ».
Enfin, pour répondre à la dernière objection que l'on nous a spontanément opposée, nous ne sommes capables d'évaluer les effectifs qui seront nécessaires pour faire respecter ces ratios. Cet argument joue précisément en faveur de ces derniers : alors que, depuis plus de vingt ans, aucun effort n'a réellement été fait pour évaluer correctement la charge en soins, du moins de telle sorte que cela ne crée aucune charge supplémentaire pour les soignants, ces ratios imposeraient, de fait, un vrai travail.
À l'issue de cette semaine d'auditions, j'estime que le présent texte est nécessaire. Je rappelle que le collège de la HAS, dans sa lettre ouverte de mars dernier, considérait que l'enjeu prioritaire était celui des ressources humaines. Or il faut reconnaître que peu de réponses adaptées ont été apportées par les pouvoirs publics depuis.
Si aucune mesure ne contraint à accélérer le rétablissement des effectifs dont l'hôpital a besoin, je crains que le cercle vicieux ne s'accélère. Cependant, pour assurer la bonne mise en oeuvre de ce texte, ménager certaines craintes et élaborer une rédaction susceptible de rassembler une majorité de sénateurs, j'ai déposé un amendement qui a reçu - je m'en félicite - le soutien de notre collègue Bernard Jomier, auteur principal de la proposition de loi.
Il s'agit de modifier le dispositif de l'article unique, afin de mieux articuler les ratios « sécuritaires » existants et les ratios « de qualité » créés par le texte et établis par décret aux côtés du référentiel dont la HAS aura la charge, en prévoyant, en outre, différents critères à prendre en compte.
Je propose également que la commission médicale et la commission des soins infirmiers jouent un rôle dans le schéma d'organisation des soins au regard de ces ratios, ce qui contribuerait à préserver leurs compétences et respecter une adaptation possible au niveau local. Parallèlement, je souhaite l'instauration d'une procédure de signalement à l'agence régionale de santé (ARS), tant pour assurer l'information des tutelles que pour répondre au déficit de données sur le sujet.
Enfin, pour répondre à un besoin de progressivité, je propose une entrée en vigueur différée de ce texte, en deux temps.
Je suis pleinement consciente - Bernard Jomier l'est également - que ce texte n'est pas de nature à répondre à l'ensemble des problèmes de l'hôpital. Cette proposition n'en a d'ailleurs pas l'ambition. Nous devrons continuer de travailler sur une série de sujets directement liés à l'attractivité des métiers et aux conditions de travail, ceux qui concernent le recrutement. De nombreuses personnes auditionnées ont regretté la suppression de l'examen de motivation dans Parcoursup ou la modification des maquettes de formation, et plaidé pour la nécessaire limitation de l'intérim, en début de carrière notamment, ainsi que pour un meilleur accès au logement dans les grandes métropoles.
Il me revient enfin, en tant que rapporteure, de vous proposer un périmètre pour l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution.
Je considère que celui-ci comprend des dispositions relatives aux missions de la Haute Autorité de santé concernant les établissements de santé, aux conditions de fonctionnement des établissements de santé pour ce qui relève des effectifs soignants.
En revanche, j'estime que n'auraient pas de lien, même indirect, avec cette proposition de loi des dispositions relatives à la gouvernance et au financement des établissements de santé, aux régimes d'autorisation ou d'installation propres aux établissements de santé ou à certains équipements.
Il en est ainsi décidé.
Mes chers collègues, j'espère que ce texte saura trouver une majorité au sein de notre commission et, la semaine prochaine, dans l'hémicycle du Sénat. Alors que les voeux du Président de la République n'ont pas dessiné de réelle voie de redressement de notre système de santé, il nous appartient, dans le cadre des compétences qui sont les nôtres, de faire oeuvre utile.