Intervention de Roland Ries

Réunion du 21 février 2007 à 15h00
Création d'un observatoire des pratiques du commerce international et de la mondialisation — Discussion d'une question orale avec débat

Photo de Roland RiesRoland Ries :

Je pense, pour ma part, que le syncrétisme politique sur des options économiques aussi essentielles est dangereux parce qu'il risque d'entraîner confusion ou incompréhension.

Je reste persuadé que le marché est aveugle non seulement par rapport aux inégalités et aux injustices qu'il suscite, mais aussi par rapport à ses propres dysfonctionnements. J'en tire la conclusion que, s'il n'est pas régulé par la loi au niveau national et par des règles acceptées par tous au niveau international, il débouche sur des effets extrêmement dangereux pour les équilibres économiques et sociaux.

L'orientation sociale-démocrate que les pays du nord de l'Europe ont mise en oeuvre depuis longtemps répond à cette préoccupation : acceptation du rôle du marché comme moteur de l'économie, mais à condition de l'encadrer pour empêcher toute dérive.

Dois-je en conclure, cher collègue Virapoullé, que telle est bien l'orientation que vous avez choisie, ce que semble confirmer l'exposé des motifs de votre proposition de loi ? Je serais heureux de vous voir rejoindre ces analyses que nous développons depuis fort longtemps.

Mais, au-delà de cette remarque, c'est plus fondamentalement la portée même de l'exposé des motifs de votre proposition de loi qui suscite de ma part certaines réticences, voire quelques inquiétudes.

Vous laissez entendre, en effet, que notre chômage serait lié aux délocalisations et à la concurrence déloyale que nous feraient les pays émergents, en particulier la Chine et l'Inde.

Or, à y regarder de plus près, le chômage en France ne s'explique pas principalement par la concurrence des pays à bas salaires : en 2004, l'excédent commercial de la zone euro était encore de 70 milliards d'euros. N'en déplaise au MEDEF et aux libéraux, le chômage ne s'explique pas aujourd'hui chez nous par un défaut de compétitivité ! Il y a, certes, des entreprises qui délocalisent, mais il y a aussi des investissements de développement sur notre territoire. En fait, la France, depuis plusieurs années, est parmi les trois pays du globe qui attirent le plus d'investissements étrangers sur leur territoire.

Pour le moment, la production industrielle réalisée sur le territoire national continue d'augmenter : en 2006, la production industrielle réalisée en France a encore progressé de 2 %. L'existence de trois millions de chômeurs ne peut donc pas s'expliquer uniquement par une hémorragie d'activité due à la concurrence des pays à bas coûts de mains-d'oeuvre.

En d'autres termes, il ne faudrait pas chercher à l'extérieur de nos frontières des boucs émissaires pour mieux dissimuler nos propres carences économiques.

Je tiens, ensuite, à réfuter une autre idée inexacte selon laquelle les pays du Nord seraient les principales victimes de la mondialisation.

Ce point de vue - ce préjugé, devrais-je dire -, qui transparaît surtout dans l'exposé des motifs, ne résiste pas plus à l'examen des faits.

On pourrait parler d'inversion des termes de l'échange si les investissements directs à l'étranger des pays du Sud dépassaient les investissements directs à l'étranger des pays du Nord. Or, s'il est exact de constater, à la suite de l'économiste de l'OCDE Angus Maddison, que la part des investissements directs à l'étranger des régions les plus démunies - Afrique, Asie, à l'exception du Japon, Amérique latine - est passée de 4 % à 22 % de leur PIB en trente ans - ce qui est évidemment considérable -, il n'en reste pas moins que la majeure partie des investissements internationaux ont eu lieu au sein des pays les plus avancés.

En 2005, même si les pays en développement ont vu leurs investissements directs à l'étranger considérablement augmenter, atteignant le niveau record de 334 milliards de dollars, il reste que les pays développés connaissent la plus forte hausse - 37 % de plus aujourd'hui qu'en 2004 - et restent les principales sources des investissements directs à l'étranger sortants. Ainsi, les Pays-Bas arrivent en première position, avec 119 milliards de dollars, la France en deuxième position, avec 116 milliards de dollars, et le Royaume-Uni en troisième position, avec 101 milliards de dollars.

Qui sont les principaux partenaires commerciaux de la France ? En 2004, près des deux tiers des exportations de notre pays, 62 %, sont à destination des pays de l'Union européenne, et moins d'un cinquième, 19 %, sont à destination des pays hors OCDE. En ce qui concerne nos importations, on retrouve sensiblement les mêmes proportions, puisque 60 % d'entre elles proviennent des pays membres de l'Union européenne, et 23 %, soit à peine plus d'un cinquième, proviennent des pays hors l'OCDE.

Vous avez la préoccupation légitime, mais elle est aussi la nôtre, de scruter avec attention les effets de la mondialisation, ce qui aurait dû vous conduire, cher collègue, à vous interroger sur l'ensemble des échanges commerciaux de la France, et non sur une partie minoritaire d'entre eux.

Au vu de tous ces éléments, on voit clairement que l'aggravation de la crise économique dans les pays développés n'est pas uniquement liée à la montée en puissance des pays du Sud.

Ce constat rejoint celui de nombreux économistes, qui s'accordent à souligner que la mondialisation tend plutôt à creuser le fossé entre pays développés et pays en voie de développement. En 1999, le PNUD, le Programme des Nations unies pour le développement, dénonçait le creusement de l'écart entre riches et pauvres dans le monde depuis le début du XIXe siècle.

L'analyse des tendances à long terme de la répartition du revenu mondial entre les pays montre que l'écart entre le pays le plus riche et le pays plus pauvre était de 3 à 1 en 1820, de 11 à 1 en 1913, de 35 à 1 en 1973 et de 72 à 1 en 1992 ! De même, une étude de la Banque mondiale de 1999 montrait qu'entre 1975 et 1999 le ratio du revenu national brut par habitant des pays à revenu élevé avait globalement augmenté, tandis que celui des pays les plus pauvres avait globalement décru.

On voit donc bien que l'idée selon laquelle tous nos maux viendraient de la mondialisation de l'économie et du fait que nombre de pays ne jouent pas le jeu libéral de façon transparente est largement inexacte. Pour l'essentiel, les difficultés que connaît notre pays aujourd'hui sont en fait liées à nos propres insuffisances et à nos propres erreurs. La meilleure preuve en est d'ailleurs que beaucoup de pays de l'Union européenne s'en sortent mieux que nous, alors même qu'ils sont confrontés au même contexte international.

Cela étant dit, il convient effectivement de prendre la mesure des menaces qui pèsent sur l'avenir de notre économie du fait de l'émergence d'un certain nombre de pays qui nous concurrencent durement. Il est hors de question de faire preuve d'angélisme - je partage votre point de vue - ou de naïveté dans cette compétition féroce. Nous avons le droit et même le devoir de protéger notre modèle social et nos normes environnementales face à des pays qui ne les respectent pas ou pas suffisamment.

Si je prends le cas de la Chine, il est à mon avis indispensable que ce pays repense son modèle de croissance actuel : au lieu de miser essentiellement sur les exportations, avec le risque de déséquilibrer complètement le commerce mondial, il doit permettre que sa croissance soit tirée par la consommation intérieure, ce qui suppose d'augmenter les salaires et de créer un vrai système de sécurité sociale.

Comment faire ? La proposition de M. Larrouturou me paraît ouvrir une piste intéressante : c'est l'Europe qui doit annoncer sans tarder que si, d'ici à cinq ans, la Chine ne respecte pas les normes environnementales internationales, si elle continue à sous-évaluer sa monnaie, les produits importés de Chine seront taxés aux frontières de l'Europe.

Le but est non pas de casser la croissance en Chine, mais d'obliger les dirigeants chinois à mettre en oeuvre les réformes dont ils parlent depuis des années mais qu'ils ne font pas : augmentation des salaires et mise en place d'un système de sécurité sociale.

Le seul fait d'annoncer que l'Europe sort de sa torpeur et qu'elle est décidée à protéger son modèle social ferait diminuer très vite le flux des délocalisations : quelle entreprise ira produire en Chine, ou ailleurs, si les produits importés de ces pays risquent d'être bientôt taxés à 30 % ou 40 % ?

J'en viens à l'objet précis de votre proposition de loi : la création d'un observatoire des pratiques du commerce international et de la mondialisation. Votre projet, je vous le dis d'emblée, ne m'enthousiasme guère et j'ai des doutes sur son efficacité.

Je note, d'abord, que votre perspective est très franco-française et qu'elle est déconnectée des réalités internationales dans lesquelles s'inscrit notre combat.

Quel pourrait être l'apport de cet observatoire vis-à-vis des nombreuses institutions internationales déjà existantes : OIT, BIT, OMS, OMC, et j'en passe ? Que pourrait bien nous apporter un observatoire supplémentaire ?

De même, la création d'un tel observatoire ne contribuerait-elle pas, du moins indirectement, à court-circuiter l'OMC sur des questions sociales et environnementales qui sont dans son champ de compétence ? Dans le contexte actuel d'affaiblissement de l'OMC et de développement du bilatéralisme, l'observatoire ainsi proposé ne risque-t-il pas d'affaiblir encore un peu plus une OMC déjà bien malade ? Ne vaudrait-il pas mieux chercher à intégrer ces objectifs au sein même des réflexions de l'OMC, qui reste, au fond, l'instance internationale compétente en la matière ?

Mon opinion profonde est que ce n'est pas en changeant le thermomètre que l'on pourra guérir le malade. C'est bien en trouvant des remèdes adaptés - la tâche n'est pas aisée, j'en conviens - que l'on y arrivera. Nous devrions donc concentrer nos efforts et mobiliser nos moyens pour renforcer les normes sociales et environnementales dans le cadre des institutions existantes, plutôt que de créer une structure supplémentaire à l'efficacité douteuse et sans véritable pouvoir sur les évolutions économiques.

Vous l'avez compris, j'émets bien des réserves sur l'utilité véritable de cet observatoire parce que les problèmes qui se posent à nous en la matière dépassent très largement le cadre national.

Je n'ai pas d'opposition frontale à votre proposition. Elle constitue peut-être un pas intéressant, même si j'ai fait la critique de ces structures qui viennent s'ajouter à des structures existantes et qui complexifient le jeu. En fait, la création de cet observatoire me paraît constituer une réponse insuffisante à une vraie question - mais peut-être est-ce une première étape ? Je n'ai donc pas d'opposition directe à votre proposition de loi, mon cher collègue, mais elle suscite en moi beaucoup de scepticisme.

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