Intervention de Constance Beaufils

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 12 janvier 2023 : 1ère réunion
Table ronde avec des chercheuses de l'institut national d'études démographiques ined

Constance Beaufils, auteure d'une thèse sur L'inactivité professionnelle au cours du parcours de vie : un déterminant social de la santé des femmes aux âges élevés, réalisée à l'Université de Paris-Saclay et à l'Ined :

Je compte aujourd'hui vous présenter certains résultats de mon travail de thèse, notamment les résultats qu'il pointe en termes de santé publique en ce qui concerne les carrières à risque pour la santé. J'ai étudié comment les interruptions de carrière féminines étaient liées à la santé des femmes plus tard dans leur vie, aux âges du vieillissement. Je suis partie du constat selon lequel, en dépit de la féminisation du marché du travail depuis les années 1960, l'inactivité professionnelle continue de marquer les parcours de vie des femmes. Ce sont en effet presque toujours elles qui réduisent leur temps de travail ou qui sortent de l'emploi au moment des maternités. L'inactivité professionnelle reste très fréquente dans certaines configurations familiales. Par exemple, selon les données du recensement effectué en 2019, 20 % des mères de trois enfants ou plus sont en inactivité professionnelle. Cette statistique monte à 40 % lorsque le plus jeune de ces enfants est âgé de moins de trois ans. Ce constat croise celui des inégalités de santé entre les hommes et les femmes et celui de la spécificité des formes de la mauvaise santé féminine aux âges du vieillissement. Nous savons que les femmes vivent plus longtemps que les hommes, mais elles passent plus d'années à souffrir d'incapacités ou de symptômes dépressifs. Leurs années supplémentaires sont ainsi des années en mauvaise santé. Je me suis alors demandé comment ces périodes d'inactivité professionnelle, qui marquent les carrières féminines, étaient reliées à leurs chances de vieillir en bonne ou en mauvaise santé.

Pour répondre à ces questions, j'ai utilisé les données de l'enquête « santé et itinéraires professionnels » de l'Insee et celles de la cohorte épidémiologique Constances, qui comporte 200 000 individus recrutés entre 2012 et 2017. À partir d'analyses statistiques, j'ai ensuite pu identifier les parcours critiques pour leur vieillissement. En d'autres termes, j'ai pu identifier pour qui et dans quels cas des interruptions pouvaient être liées à des problèmes de santé plus tard. J'ai ensuite réalisé des entretiens biographiques auprès de trente femmes âgées de plus de 50 ans et passées par l'inactivité. Ils m'ont permis de comprendre les processus situés derrière ces parcours critiques.

Par ces analyses, j'ai identifié trois marqueurs des parcours de vie féminins par lesquels des inégalités de santé se forment et sur lesquels des politiques publiques pourraient agir. Ce sont ces résultats que je compte partager avec vous aujourd'hui.

Tout d'abord, que les femmes interrompent leur emploi ou non, des conditions de travail délétères, des emplois précaires ou instables et des difficultés à articuler les rôles familiaux et professionnels sont associés à des problèmes de santé aux âges élevés. Combiner maternité et emploi tout au long du parcours de vie est globalement lié à une meilleure santé. Les mères ayant toujours été en emploi entre 18 et 50 ans, que ce soit à temps partiel ou à temps plein, déclarent plus tard une meilleure santé perçue, mentale et fonctionnelle, que celles ayant interrompu leur emploi. Ces bénéfices en termes de santé concernent également les femmes séparées ou sans conjoint. Ces résultats diffèrent donc en partie de ceux observés au Royaume-Uni ou aux États-Unis et semblent attester d'une organisation famille-travail globalement facilitée par les politiques familiales et sociales françaises. Pour autant, dans certains cas, rester en emploi semble tout de même lié à des risques de santé mentale. On a notamment identifié le cas de femmes devenues mères aux alentours de 24 ans, soit un âge médian pour ces générations, ayant également passé du temps en charge d'enfants en bas âge. Celles-ci présentent des risques accrus d'anxiété pour l'avenir. Cela suggère que le fait d'affronter durablement des conflits famille-travail à un moment de la carrière où se joue potentiellement l'avancement professionnel, expose à des tensions se manifestant par des troubles anxieux aux âges du vieillissement. Des politiques réduisant les tensions famille-travail à ces périodes critiques de la carrière pourraient donc limiter les risques de vieillissement en mauvaise santé pour certains groupes de femmes. En outre, mes résultats montrent que les trajectoires d'emploi, qu'elles soient interrompues ou non, sont liées à des risques de santé fonctionnelle et perçue aux âges élevés lorsqu'elles sont composées de périodes d'emploi instables ou précaires, et lorsqu'elles sont marquées par des expositions professionnelles.

Pour rappel, les données de la Direction de l'animation, de la recherche, des études et des statistique (Dares) montrent que les femmes sont particulièrement exposées aux risques psychosociaux et aux contraintes organisationnelles, beaucoup plus que les hommes. Elles sont aussi concernées, dans certaines professions de la santé et des services aux particuliers, par les contraintes physiques lourdes ou les expositions chimiques. Si, à l'échelle de la population active, elles le sont moins que les hommes, c'est surtout à cause de la distribution des emplois. Les femmes sont en effet sous-représentées dans les secteurs secondaires où se trouvent les professions aux pénibilités fortes, bien identifiées dans les grilles de mesure. Les femmes sont également souvent confrontées à des contraintes physiques particulières, telles que les gestes répétitifs et cadencés, associés aux TMS. Ces conditions de travail délétères concernent d'autant plus les femmes que celles-ci connaissent moins de promotions, notamment en lien avec l'inactivité professionnelle, et restent donc plus longtemps dans des emplois exposés.

Ensuite, ma thèse a montré que des obstacles anticipés ou effectivement rencontrés lors du retour en emploi peuvent enfermer les femmes ayant interrompu leur carrière dans des trappes à inactivité. Celles-ci s'accompagnent plus tard de symptômes dépressifs. En effet, les femmes ayant connu des sorties définitives d'emploi à des âges précoces, autour de la maternité, présentent en général une moins bonne santé mentale aux âges élevés que celles qui ont connu une carrière continue. Elles déclarent plus souvent un épisode dépressif majeur et des consommations de psychotropes. Les récits de vie que j'ai recueillis montrent que ces trajectoires traduisent pour l'ensemble de ces femmes une trappe à inactivité, c'est-à-dire qu'elles manifestent des difficultés vécues ou anticipées à se réinsérer sur le marché du travail sans subir un déclassement professionnel ou en exerçant un emploi avec des conditions de travail compatibles avec leur santé. Elles retournent plus tard sur le marché du travail avec un état de santé s'étant potentiellement dégradé.

J'observe que ces trappes à inactivité concernent l'ensemble des femmes, quel que soit leur niveau de diplômes ou de qualifications. Les plus qualifiées perçoivent une impossibilité à réintégrer leur métier antérieur, souvent en raison des évolutions de ce métier ou parce qu'elles considèrent avoir perdu leurs compétences. Elles pensent qu'il leur est impossible de revenir sur le marché sans subir un déclassement professionnel. Les moins qualifiées perçoivent elles aussi une impossibilité à réintégrer leur métier antérieur, mais elles sont également parfois contraintes économiquement à reprendre un emploi. Elles tentent de revenir sur le marché du travail et échouent à plusieurs reprises, puisque les emplois qu'elles réintègrent sont plus souvent précaires ou incompatibles avec leur santé. Ainsi, des politiques publiques favorisant les retours en emploi des femmes sont nécessaires pour que celles-ci évitent de tomber dans des trappes qui semblent critiques pour leur santé mentale plus tard dans la vie.

Enfin, certains évènements biographiques, comme une séparation conjugale, mettent en péril l'équilibre économique des femmes éloignées de l'emploi, et donc, in fine, leur santé. Mes résultats montrent des cas dans lesquels des interruptions ne seraient pas liées à des problèmes de santé aux âges élevés. Par exemple, ce ne n'est pas toujours le cas pour les femmes plus diplômées ou dont le conjoint est cadre. Leurs conséquences économiques sont réduites pour ces femmes, soit par leur patrimoine, soit par le revenu de leur conjoint. Les conséquences de l'inactivité en termes d'identité sociale peuvent quant à elles être amorties par les nombreux loisirs et engagements associatifs de ces femmes.

Toutefois, mes résultats montrent que cet équilibre des femmes en inactivité professionnelle est fragile et qu'il peut être remis en question par des événements tels que des séparations ou une évolution de la situation professionnelle de leur conjoint.

J'observe en effet dans ma thèse que l'absence de conjoint aux âges élevés accentue les risques de mauvaise santé mentale portés par une longue période d'inactivité professionnelle passée. Elle contraint les femmes ayant interrompu leur carrière à se maintenir en emploi coûte que coûte aux âges tardifs. Elles disposent de moins de marges de manoeuvre pour réduire leur temps de travail ou partir en retraite plus tôt, lorsque les conditions d'exercice de leur emploi sont incompatibles avec leur santé. Elles ont moins de marges de manoeuvre, parce qu'elles n'ont pas suffisamment cotisé.

Par ailleurs, pour les femmes en couple avec un ouvrier, les trajectoires de sortie définitive ou les interruptions longues sont liées à encore plus de risques de mauvaise santé mentale plus tard. Pour elles, l'inactivité professionnelle amène une dépendance économique vis-à-vis du revenu de leur conjoint. Or les ouvriers sont plus susceptibles de connaître des accidents de travail ou des arrêts maladie. Dès lors, l'inactivité professionnelle supprime pour ces femmes un filet de sécurité économique et leur fait courir le risque d'épisodes de difficultés économiques importants et récurrents. Ces épisodes, on le sait, sont liés à la santé des individus.

Ainsi, dans la mesure où ces événements catalysant les risques liés aux périodes d'inactivité professionnelle tendent à devenir plus fréquents, encourager le maintien des femmes dans l'emploi constituerait une politique de santé publique. Elle pourrait passer par la réduction des contraintes qui empêchent ce maintien, à savoir les contraintes liées à l'organisation du travail, au mode de garde, à la disponibilité du conjoint et à la répartition du travail au sein du foyer.

Pour conclure, ma thèse montre que les interruptions d'emploi des femmes au cours de leur carrière constituent des enjeux de santé publique par les trappes à inactivité professionnelle sur lesquelles elles peuvent déboucher, et par les risques dont elles sont porteuses en cas de séparation ou d'accident lié à la situation d'emploi du conjoint. Les expositions professionnelles, les conditions d'emploi précaires et les tensions famille-travail à des moments charnières de la carrière sont d'autres leviers qui ressortent comme cruciaux pour réduire les inégalités de santé aux âges élevés. Il est par ailleurs à noter que leurs risques peuvent se cumuler avec ceux liés aux interruptions d'emploi.

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