Intervention de Émilie Counil

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 12 janvier 2023 : 1ère réunion
Table ronde avec des chercheuses de l'institut national d'études démographiques ined

Émilie Counil, chercheuse associée à l'Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (Iris), auteure de travaux de recherche sur les inégalités sociales de santé :

Je n'ai pas dit qu'il n'existait pas de déficit de recherche, mais qu'il fallait bien distinguer les champs disciplinaires et les champs de spécialisation. Les sciences sociales se sont emparées de la question de la santé au travail des femmes depuis longtemps. Cela n'a pas été le cas des sciences biomédicales. Je dressais une opposition un peu caricaturale entre la sociologie et l'épidémiologie. En tant qu'épidémiologiste, j'ai moi-même constaté que mon regard, très forgé par un apprentissage de la biologie, de la physique-chimie ou des mathématiques, a été amené à changer au contact de mes collègues de sciences humaines et sociales. Ces derniers avaient pensé les questions de genre et les différences entre hommes et femmes au-delà du biologique. Il me semble qu'il y a encore beaucoup à faire en la matière mais aussi que de nombreuses connaissances ont déjà été acquises. Je vous rejoins sur le fait que l'enjeu est sans doute de les rendre visibles, bien qu'il reste important de travailler sur les points aveugles et de continuer à progresser.

Vous soulignez que ces questions intéressent peu de monde. Je ne veux pas me montrer démesurément optimiste, mais la loi du 4 août 2014 pour l'égalité des femmes et des hommes introduit tout de même une obligation de réaliser une évaluation genrée des conditions de travail et des risques professionnels. Ainsi, la loi existe. L'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact) a proposé dès le milieu des années 2010 un guide pour penser l'égalité femmes-hommes, y compris en termes de conditions de travail et de conditions de rémunération et de carrière. À quel point ces démarches sont-elles mises en oeuvre ? Je ne dispose pas des données pour vous le dire. Vous devez disposer de sources pour vous y intéresser. Nous connaissons en tout cas déjà beaucoup de choses.

L'appareil statistique national fournit également des données intéressantes qui peuvent être exploitées. Les résultats ne sont pas systématiquement présentés par sexe ou genre, mais ils le sont de plus en plus. Toutes les enquêtes conduites de manière récurrente par le ministère du travail, comme les enquêtes « Conditions de travail » et « Surveillance médicale des expositions des salariés aux risques professionnels (Sumer) » recueillent évidemment les informations sociodémographiques cruciales, et peuvent être exploitées sous cet angle. Des exploitations ont par exemple permis de connaître les problèmes généraux auxquels sont confrontées les femmes en termes de santé au travail et de conditions de travail. Elles ont notamment montré qu'elles n'affrontaient pas uniquement de l'usure psychique mais aussi de l'usure physique. La ségrégation sexuée du travail et des tâches, au sein de mêmes postes, a eu tendance à les affecter à des tâches dites plus fines, peut-être considérées comme plus légères, mais qui, par leur répétition, leur rythme ou les contraintes temporelles dans lesquelles elles sont effectuées, peuvent être très usantes. Les hommes ont peut-être, dans certains secteurs, davantage bénéficié d'une automatisation les rendant chefs opérateurs d'une machine au lieu de les exposer à des pénibilités physiques.

Ensuite, nous sommes confrontés à un déficit genré de connaissances sur la santé, pas uniquement au travail. L'ostéoporose chez les hommes n'est pas encore vraiment un sujet de recherche. Une grande attention a été portée sur l'infarctus du myocarde chez les femmes, notamment en raison du déficit de reconnaissance à l'arrivée aux urgences et des conséquences sur la santé de ces populations. Le sujet est donc de plus en plus connu mais il reste tout de même des progrès à faire. En effet, les stéréotypes ont la peau dure s'agissant de la santé des femmes et des hommes et des mécanismes par lesquels ces problèmes surviennent.

Constance Beaufils a exposé de nombreux éléments sur les autres questions. Je voudrais tout de même rappeler que lorsque l'on s'intéresse aux questions d'activité, d'inactivité et de santé, nous sommes toujours confrontés à l'effet qualifié en épidémiologie de travailleur sain ou de travailleuse saine. Pour travailler, il faut être en suffisamment bonne santé. Les travaux de recherche en tiennent compte pour bien dégager l'effet propre de l'inactivité et des raisons pour lesquelles on a pu être amené à prendre des périodes d'inactivité. Elles ne sont pas uniquement liées au fait pour une femme de devenir mère, avec un ajout de tâches familiales. Ces périodes d'inactivité peuvent également être liées à la santé.

Nous devons également tenir compte de la question de l'articulation des temps professionnels et personnels ou familiaux, et donc du cumul des tâches et des expositions liées au travail productif et au travail dit non productif, familial, domestique ou reproductif. Des expositions chimiques dans les activités de nettoyage domestique quotidiennes, que les femmes continuent à effectuer plus que les hommes, peuvent par exemple se cumuler à des expositions chimiques de même nature dans le travail. Peut-être pourrions-nous même dire que plus les femmes ont ce genre d'activité dans leur travail quotidien et plus il sera facile, dans le couple, de les assigner à ces mêmes tâches dans le cadre domestique.

J'insisterai également sur le fait que les femmes avec des parcours marqués majoritairement par de l'emploi, des périodes d'interruption, de l'instabilité et de la précarité de l'emploi ont des parcours moins gratifiants, y compris au moment de la retraite. De nombreuses données illustrent leur lien avec la santé psychique, mais aussi fonctionnelle. La documentation disponible sur ces sujets est très vaste.

Enfin, les violences sexistes et sexuelles sont un sujet très important, y compris en santé au travail. Elles ne sont pas seulement un facteur de mal-être au travail. Elles peuvent également empêcher la prise en compte des conditions de travail des femmes, le fait d'en parler et d'y trouver des solutions. Je pense que l'ergonomie est une discipline bien outillée pour traiter ces sujets. Karen Messing, ergonome américano-canadienne, travaille depuis très longtemps sur les questions de genre et de santé au travail. Parmi d'autres exemples exposés dans ses nombreuses publications et ses nombreux ouvrages, que je vous invite à consulter, elle a réalisé une étude qualitative en observant le travail de techniciennes travaillant dans l'installation de dispositifs de communication à Montréal. Je vous cite un extrait de ce travail. Il s'agissait d'un milieu de travail presque exclusivement masculin, ne comptant que sept femmes parmi plusieurs centaines de salariés. Elles ont été rencontrées par des ergonomes pour discuter de leur travail. Au début, elles ne comprenaient pas le but de l'échange. Elles n'identifiaient en effet pas de problème spécifique aux femmes. Au bout de deux heures, elles ont toutefois évoqué le problème des ceintures portant les outils, qu'elles trouvaient très inconfortables. Les femmes ont en effet les hanches plus évasées que la taille, par rapport aux hommes, et les outils pesaient lourd sur leurs hanches. L'ergonome a eu le réflexe de leur proposer une ceinture reposant sur l'épaule, avec des croisillons sur la poitrine, afin de les soulager. Ces femmes ont crié que ce n'était pas possible car ce système aurait mis leur poitrine en avant. Or elles cherchaient en permanence à faire oublier qu'elles étaient des femmes. Ce n'est qu'après trois heures d'échange qu'elles ont évoqué les vraies affaires, à savoir le harcèlement qu'elles subissaient de la part de leurs collègues, du contremaître et des clients. Elles en ressentaient une forme de honte et se disaient que si elles étaient harcelées, c'est qu'elles l'avaient peut-être mérité. C'est un exemple parmi d'autres. Le fait d'avoir pu parler entre femmes, en prenant ce temps incompressible - qui n'est pas celui d'une enquête statistique par questionnaire - a permis de faire émerger ce problème très concret qui relie directement la question du harcèlement sexuel à celle de la prévention des risques professionnels.

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