Intervention de Claude Saunier

Réunion du 21 février 2007 à 15h00
Création d'un observatoire des pratiques du commerce international et de la mondialisation — Discussion d'une question orale avec débat

Photo de Claude SaunierClaude Saunier :

C'est anecdotique, mon cher collègue !

On a beaucoup glosé en évoquant le plombier polonais. Or on s'est ensuite aperçu que ce qui semblait secondaire révélait en fait un véritable problème de concurrence libre et non faussée au niveau de l'espace européen. Le sujet n'était donc pas si caricatural et insignifiant que d'aucuns le prétendaient.

En effet, la question posée était bien celle de la construction d'un espace économique cohérent avec une concurrence véritablement libre et non faussée. Cela traduisait la nécessité d'une réelle loyauté de fonctionnement entre les différentes composantes de l'espace européen.

Mais je voudrais en revenir au problème soulevé par M. Virapoullé, c'est-à-dire la mondialisation. Mon cher collègue, je souhaite vous faire part de ma satisfaction - vous le voyez, j'adhère pleinement à votre démarche -, tout en exprimant quelques interrogations et en formulant quelques réserves.

Après vous avoir écouté, je suis pleinement satisfait de constater que vous avez su formuler des interrogations très fortes et mettre en cause de façon significative le libre-échange et son caractère dogmatique. Effectivement, le libre-échange et les bénéfices de la mondialisation ne se limiteront pas à des productions de bas prix dans des pays à faibles salaires.

Pour reprendre un exemple dont nous avons déjà parlé, des centaines de milliers d'ingénieurs chinois et indiens sortent des écoles chaque année : c'est une réalité brutale ! Permettez-moi de faire brièvement allusion, en tant qu'élu des Côtes-d'Armor, à la suppression, annoncée il y a quelques jours, de 1 500 postes de travail par Alcatel-Lucent, dont 500 en Bretagne. Le Trégor, à nouveau, est foudroyé. La vocation électronique de la Bretagne et la diversification, engagée depuis près de trente ans, de son activité économique traditionnelle, longtemps agricole, sont anéanties par des décisions de ce type. Les effets concrets de la mondialisation, sur le terrain, dans une région comme la mienne, peuvent donc effectivement susciter des interrogations.

J'adhère également à votre idée selon laquelle la mondialisation non maîtrisée exerce une pression sur les salaires. Prenons l'exemple de l'entreprise textile Arena, dans la région de Bordeaux, qui disparaît parce que ses salaires sont prétendument trop élevés pour affronter la concurrence internationale. Voilà des questions concrètes ! Nous ne sommes pas dans l'abstrait : il s'agit de la vie quotidienne de centaines de nos concitoyens !

Enfin, j'adhère totalement au constat, illustré par de multiples exemples, de l'inégalité dans le traitement des différents pays parce que les règles n'existent pas ou, lorsqu'elles existent, qu'elles sont tournées et ne sont pas respectées.

Le procès que vous intentez à une certaine mondialisation libérale, au libre-échange dogmatique et quasiment forcené rejoint un retournement de l'opinion publique face à la mondialisation. Des économistes éminents se sont exprimés au cours des dernières années : nous avons tous en mémoire les ouvrages de Joseph Stiglitz, prix Nobel d'économie, ancien directeur de la Banque mondiale et conseiller technique du président Bill Clinton. Mais, avec lui, plusieurs grands économistes de niveau international s'interrogent aujourd'hui sur les effets de la mondialisation.

Voilà quelques semaines, au sommet de Davos, temple du libéralisme, la réflexion portait justement sur ce sujet. On s'y demandait si une vision dogmatique de la mondialisation libérale ne conduisait pas le monde à de nouvelles tensions, voire à des catastrophes. Un regard plus lucide, plus réaliste doit donc être porté sur la mondialisation et certaines pratiques, que je qualifierais d'excessives, du dogme libre-échangiste.

Après ce constat d'accord, mon cher collègue, vous me permettrez, avec un peu de malice, d'exprimer quelques interrogations. Si nos diagnostics respectifs sont fortement convergents, votre analyse est-elle partagée par l'ensemble du groupe UMP ? Auquel cas je me réjouirais de cette évolution de la classe politique française.

Cette analyse est-elle même partagée par le candidat à la fonction présidentielle que soutient votre parti ? Cette question mériterait d'être éclaircie : nos concitoyens vont devoir procéder, dans huit semaines, à un choix déterminant. Encore une fois, ce sujet n'est ni secondaire ni subalterne : il serait intéressant que nos candidats expriment clairement leur vision du monde et du positionnement de la France par rapport à la mondialisation. Des clarifications seraient non seulement nécessaires, mais également utiles au fonctionnement de la démocratie.

Vous me permettrez aussi d'émettre quelques réserves. Votre analyse et votre proposition, par ailleurs éminemment sympathique, recèlent en effet quelques faiblesses.

La première réserve porte sur le caractère partiel de votre critique du libre-échange : vous n'allez pas au fond des choses, et je le regrette ! Il faut approfondir l'analyse et s'interroger sur les responsabilités politiques. Le libre-échange n'est pas dû au hasard. Les historiens de l'économie ont déterminé très précisément la date du basculement de la doctrine économique dans le monde : la rupture remonte au 15 août 1971, lorsque le gouvernement des États-Unis a pris la décision d'abandonner la convertibilité du dollar en or.

À partir de ce moment-là, sous l'influence de l'école de Chicago et des travaux de Milton Friedman, le dispositif économique mondial mis en place à la sortie du grand séisme de la crise de 1929 et de la Seconde Guerre mondiale s'est emballé. Les gouvernements des plus grandes nations du monde ont progressivement basculé dans une vision ultra-libérale. La mondialisation libérale n'est donc pas tombée du ciel ; elle résulte bien de décisions politiques.

Ma deuxième réserve concerne le silence total de votre analyse sur la position des gouvernements de la France. J'étais à Doha, avec nos collègues Jean Bizet et Aymeri de Montesquiou. Nous avons suivi pendant huit jours, avec beaucoup d'attention, le grand débat sur le fonctionnement de l'OMC, tout en poursuivant entre nous des discussions d'un grand intérêt. Il y a eu le sommet de Doha, puis celui de Cancún - qui fut un échec -, ensuite celui de Hong-Kong : quelle a été finalement la position de la France, quel que soit le gouvernement en place, de gauche ou de droite ? La France s'est-elle dotée d'une doctrine face à l'emballement de la mondialisation libérale ? Hélas, elle n'en a pas été capable ! Cette faiblesse, l'ensemble de notre classe politique doit l'assumer.

Ma troisième réserve, plus sérieuse, porte sur notre vision hexagonale de la question. Il ne serait pas bon pour notre pays, l'Europe ou le reste du monde que s'enclenche un mécanisme de retour au protectionnisme. Le sens même de l'histoire de l'humanité s'inscrit dans la convergence, la multiplication des échanges de biens, de main-d'oeuvre et d'idées. Je crois fondamentalement à l'intérêt de cette multiplication des échanges.

Mon cher collègue, la stigmatisation un peu caricaturale d'une mondialisation, par ailleurs dévoyée, pour en faire le bouc émissaire de toutes nos difficultés représente un risque. La croissance des échanges a malgré tout sorti de la misère, au cours des dernières décennies, des centaines de millions d'hommes et de femmes sur la planète, même si - et je rejoins sur ce point les propos des uns et des autres, en particulier de Roland Ries - nous devons garder à l'esprit que, dans le même temps, les écarts entre les riches et les pauvres ont augmenté ainsi que, par voie de conséquence, les risques de tensions sur la planète. Nous devons être extrêmement vigilants et reconnaître nos propres responsabilités.

Je reviens d'un voyage de quelques jours au Brésil, consacré à une étude sur la biodiversité. J'ai eu l'occasion de discuter avec des responsables gouvernementaux et des scientifiques brésiliens de la déforestation, thème très préoccupant. Mes interlocuteurs m'ont expliqué que la politique agricole et les choix de consommation des grands pays riches, en particulier de l'Europe, sont le véritable moteur de la déforestation.

Parce que l'Europe fait un choix de consommation fondé sur la viande, le prix du soja est tiré à la hausse, ce qui entraîne la déforestation du cerrado. Parce que les consommateurs européens cherchent à acquérir des meubles et des objets en bois précieux, le prix de ces bois augmente, ce qui aggrave la déforestation de l'Amazonie. Nous devons intégrer cette vision globale à notre réflexion, en situant nos propres responsabilités en tant qu'Européens et, notamment, en tant que Français.

Roland Ries a parlé du risque de voir les choix de stratégie économique et politique de la Chine entraîner le reste du monde dans de nouvelles tensions qui pourraient l'épuiser. Je partage cette analyse, mais, eu égard aux enjeux énergétiques, en particulier à la consommation d'énergie fossile, nous ne pouvons pas nous exonérer d'une réflexion sur nos propres responsabilités. Les dirigeants chinois nous demanderont, avec raison, au nom de quoi nous leur interdisons de consommer davantage que 0, 7 tonne d'équivalent pétrole par personne, alors que les Européens en consomment 4 tonnes et les Américains 8 tonnes.

Il faudra bien que nous apprenions à associer le développement des populations dont nous avons la responsabilité directe à la prise en compte de la nécessité de permettre à ces milliards d'hommes et de femmes de progresser dans la perspective d'améliorer leur vie quotidienne, sauf à prendre des risques majeurs pour les grands équilibres mondiaux.

Nous avons des choses à dire sur les diagnostics, mais la véritable question est celle de l'action. Que faire ? Il est trop facile de dire que le « laisser-faire, laisser-passer » conduit à une impasse. Telle est, en tout cas, ma conviction.

La question orale de ce jour, portant sur la création d'un observatoire des pratiques du commerce international et de la mondialisation, présente une proposition intéressante, en particulier avec la création d'un indice mis au point par les Nations unies. Toutefois, les faits sont connus, les analyses ont été faites : il s'agit plus d'un acte politique que de la création d'un instrument qui pourra changer l'ordre des choses. Sinon, je pense que nous serions ravis, les uns et les autres, de créer cet instrument immédiatement. Cet observatoire ne suffit pas : il faut passer de la connaissance à la gouvernance, de l'observation à la régulation de la mondialisation.

À plusieurs reprises, nous avons évoqué la crise de l'OMC. En effet, le multilatéralisme est malade, les accords bilatéraux se multiplient, ce qui veut dire que la loi du plus fort s'impose ; pour reprendre une formule célèbre, c'est le renard dans le poulailler. Que signifie un accord bilatéral passé entre un pays développé, comme la France ou les États-Unis, et un pays africain ? Que représentent des accords bilatéraux quand on connaît la problématique, notamment l'offensive menée par la Chine en Afrique ? Telle est la réalité des choses ! Nous avons donc intérêt, les uns et les autres, à sauver le multilatéralisme.

Si l'OMC est en crise, c'est parce qu'elle s'est confinée dans une vision étriquée de sa mission et qu'elle n'est pas le reflet de la réalité du monde. La réalité du monde, c'est aussi le monde des idées, de la santé ? Je veux évoquer ici, bien évidemment, les problèmes sanitaires qu'a connus la Réunion, avec les conséquences que l'on sait. Il s'agit d'un sujet d'actualité, avec la présence du virus H5N1 en Chine et ailleurs. C'est une réalité dont il faudra bien tenir compte dans les flux de l'économie mondiale.

J'évoquerai très rapidement l'incidence des changements climatiques. Les savants réunis au sein du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat, le GIEC, ont récemment poussé avec juste raison un cri d'alarme, ce qui devrait retenir notre attention.

Pour dire les choses très clairement, il faut donc que l'OMC prenne en compte, dans son fonctionnement, des problématiques autres que celles qui sont strictement liées aux échanges commerciaux. Elle doit intégrer des règles sanitaires, des règles environnementales, des règles sociales, pour obtenir en quelque sorte ce qui faisait l'objet du débat sur le traité établissant une constitution pour l'Europe, à savoir une concurrence libre et non faussée.

À cet égard, vous en avez appelé à juste titre, monsieur Virapoullé, à l'instauration d'une concurrence et d'une mondialisation loyales. C'est un objectif auquel j'adhère pleinement.

Au travers de votre question orale avec débat, vous avez entrouvert un dossier éminemment intéressant, mais deux heures de discussion, c'est quelque peu dérisoire au regard des enjeux. En tout état de cause, le problème soulevé méritera, à mon sens, une clarification politique, en particulier, que l'on me permette de le dire, de la part du principal groupe du Sénat.

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