Intervention de Ali Onaner

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 11 janvier 2023 à 9h30
Audition de M. Ali Onaner ambassadeur de turquie en france

Ali Onaner, Ambassadeur de Turquie en France :

Je suis ravi de cette occasion de partager avec vous des informations qui, je l'espère, aideront à faire mieux comprendre la Turquie.

Depuis une dizaine d'années au moins, certains de nos partenaires ont l'impression que la Turquie a opéré un virage « néo-ottoman », qu'elle suit désormais une politique expansionniste et cette impression vient, en réalité, d'événements et d'acteurs extérieurs à la Turquie, auxquels la Turquie a dû s'adapter, en choisissant les meilleurs moyens possibles - c'est ce que je voudrais vous montrer, parce qu'il me semble que nous n'avons pas suffisamment expliqué cette perspective, que nous n'avons pas été suffisamment entendus, ce qui a nourri cette impression négative.

Premier événement : le printemps arabe, que la Turquie n'a en rien suscité, qui est survenu en Tunisie et qui s'est étendu jusqu'en Syrie. En réalité, nous avons été obligés à prendre des mesures face à des menaces découlant du printemps arabe. Voyez par exemple ce qui s'est passé en Libye : nous avions jusqu'alors des relations normales avec le gouvernement libyen, des échanges qui se traduisaient notamment par des relations commerciales, des entreprises turques contribuaient aux infrastructures dans le pays, en construisant des routes, des ponts... Or, le printemps arabe a déstabilisé le pays, jusqu'à ce que la Turquie contribue utilement au rétablissement de la stabilité, dont on se félicite depuis deux ans maintenant. Voyez ce qui s'est passé en Syrie. Les Syriens sont nos voisins et nous entretenions avec Bachar El-Assad des relations de voisinage - nous n'avions bien sûr pas choisi ce dirigeant, mais nous n'avons pas vocation à changer les gouvernements de nos voisins, vous le comprenez aisément. Nous entretenions donc les meilleures relations de voisinage possibles avec la Syrie, jusqu'à ce que le printemps arabe, et les graves erreurs des dirigeants chez nos voisins, provoquent la plus grande crise au monde, à notre frontière même.

Beaucoup des actions que nous avons prises et pour lesquelles nous sommes critiqués, répondent à des enjeux de sécurité nationale : l'insécurité en Syrie fait que la Turquie a perdu l'un de ses principaux partenaires commerciaux, que l'instabilité règne à sa frontière depuis dix ans, et que nous avons sur notre sol près de 5 millions de réfugiés - en dix ans, le contribuable turc a dépensé plus de 50 milliards d'euros pour cet accueil, et quand on entend dire que l'Union européenne payerait la Turquie pour cet accueil, il faut bien voir qu'elle nous a promis 6 milliards d'euros, mais donné effectivement la moitié seulement, c'est négligeable par rapport aux sommes que nous avons engagées. Le pire, c'est que nos plus grands alliés, les États-Unis, ont commis l'énorme erreur de coopérer en Syrie avec des groupes liés au PKK : les Américains, parce qu'ils n'ont pas eu le courage d'envoyer des troupes sur le terrain contre les djihadistes, ont choisi une lutte low cost contre le terrorisme de Daech, en soutenant des groupes armés qui sont affiliés aux terroristes du PKK. Les Américains n'ont pas eu le courage de la Turquie, qui a engagé ses forces sur le terrain : nous avons tué plus de 4 000 membres de Daech sur le terrain et nous y avons perdu 72 officiers : quel autre pays occidental l'a fait ? Aucun.

Placez-vous donc de notre point de vue : nous n'avons en rien cherché à déstabiliser la Syrie et quand ce voisin s'est trouvé déstabilisé, nos plus grands alliés, faute de courage de se battre sur le terrain, ont soutenu des groupes terroristes qui représentent une menace existentielle pour la Turquie. Si nous trouvons tout à fait normal qu'après les attentats du 13 Novembre à Paris, le Gouvernement français prenne toutes les mesures pour éviter de nouveaux attentats, il est difficile d'admettre que le président Hollande suive les Américains dans leur soutien au PKK : comment expliquer que, pour éviter encore 200 morts à Paris, notre plus grand allié européen vienne, aux frontières turques mêmes, soutenir, financer et armer des groupes terroristes qui ont tué 40 000 civils en Turquie ? C'est cette perception qu'on a depuis la Turquie, on regarde ce soutien comme égoïste et déséquilibré, la Turquie n'ayant fait que s'adapter à des événements extérieurs à elle, qui menaçaient cependant sa sécurité nationale.

Ces événements et ces décisions sont la raison principale de la forte tension qui s'est malheureusement produite entre la France et la Turquie en 2019. La Turquie a convaincu les États-Unis de réduire leur soutien au PKK, mais la France, contrariée, a injustement tenu la Turquie pour responsable de la situation : cela a été le début de cette grande tension dans nos relations, que nous avons heureusement dépassée depuis.

Quelques mots sur la crise qui nous occupe actuellement : l'Ukraine. La position de la Turquie a parfois été difficile à comprendre : on a dit qu'elle avait une position « équilibrée », je m'oppose vivement à cette analyse. La Turquie est le plus grand défenseur de l'intégrité territoriale de l'Ukraine, nous avons protesté contre l'occupation de la Crimée et du Donbass. Grâce à un accord industriel conclu avant la guerre, nous avons, de façon transparente, été le premier pays membre de l'OTAN à fournir à l'Ukraine des équipements indispensables à sa défense ; nous avons contribué à ce que la guerre ne s'étende pas à la mer Noire, en appliquant la convention de Montreux dans un sens extensif puisque nous avons fermé les détroits aux bâtiments militaires des belligérants. La Turquie, aussi, essaie modestement de contribuer à un cessez-le-feu, elle contribue à l'accord sur les céréales et aux échanges de prisonniers de guerre. Si vous me demandez un état des lieux des prévisions sur l'issue du conflit, je vous dirais qu'aujourd'hui, les deux parties sont convaincues qu'il n'y a pas de résultat positif à obtenir d'une négociation - davantage les Ukrainiens que les Russes, qui savent être arrivés à ce qu'ils pouvaient obtenir. Quand on me demande ce que la Turquie fera pour encourager les négociations, je réponds que nous n'agirons qu'à partir du moment où les Ukrainiens décideront quand et quoi négocier. Nous connaissons tous le plan en 10 points mis sur la table, des réunions sont prévues dans les mois à venir, la Turquie sera, modestement, disponible pour contribuer à tout effort de paix quand les parties y seront disposées, mais nous ne serons en aucun cas ceux qui pousseront l'Ukraine à céder quoi que ce soit.

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