Intervention de Ali Onaner

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 11 janvier 2023 à 9h30
Audition de M. Ali Onaner ambassadeur de turquie en france

Ali Onaner, Ambassadeur de Turquie en France :

Je remercie les sénateurs pour toutes leurs questions : plus elles sont difficiles, plus elles me permettent de vous apporter des éléments, qu'il vous revient de considérer.

Madame Dumas, je vous répondrai en un seul mot : non. Nous ne questionnons pas les traités ; nous y tenons. Nous sommes ravis que la France soit dépositaire du traité de Lausanne, que j'ai vu dans les archives du Quai d'Orsay, signé de la main d'Ismet Inönü. Nos relations avec notre voisin, ami et allié grec semblent compliquées. Nous avons plusieurs différends concernant les eaux territoriales et les zones économiques exclusives, mais ces différends ne sont pas une source d'inquiétude. La France et le Royaume-Uni ont eu des différends comparables concernant les îles dans la Manche. Ces deux pays alliés et membres permanents du conseil de sécurité de l'ONU n'ayant pu s'entendre, ils sont allés devant la justice internationale, qui a donné raison à la France. Cette jurisprudence serait très favorable à la Turquie, si elle devait être appliquée en mer Égée.

Ceci dit, nous avons un certain nombre de différends avec notre allié grec. La majorité des îles grecques proches de la Turquie ont été cédées à la Grèce non par la Turquie, mais par l'Italie. En pointant la violation par la Grèce de ces accords de cession, la Turquie ne revendique pas ces îles. Si la réflexion était poussée jusqu'à l'annulation du traité de cession en raison de la violation par la Grèce de leur statut démilitarisé, ces îles devraient revenir à l'Italie et non à la Turquie. La Turquie affirme, avec beaucoup de détermination, que ces îles doivent être démilitarisées. Or aujourd'hui, concrètement, elles accueillent des bases militaires.

Nos amis grecs revendiquent un espace aérien très particulier. Sur les côtes égéennes, ils disposent comme la Turquie d'eaux territoriales sur une distance de 6 milles marins, mais ils revendiquent, sans aucune base de droit international, un espace aérien de 10 milles. À chaque fois que nous discutons de cette question avec nos amis grecs, nous leur posons la question suivante, en souriant : si un bâtiment militaire turc passait à 7 milles marins des côtes grecques, donc dans les eaux internationales, et qu'un hélicoptère militaire décollait de ce navire, à partir de combien de centimètres de hauteur cet hélicoptère serait considéré comme violant leur espace aérien ?

Nos amis grecs critiquent également certaines de nos revendications, et je ne suis pas là pour dire que nous avons entièrement raison. Les différends sont très bien identifiés. Il y a plusieurs solutions : soit nous négocions bilatéralement, soit nous allons, comme la France, devant le tribunal international. Je l'ai dit à d'autres occasions : la Turquie n'a aucune ambition sur un centimètre carré d'une île grecque, mais ne laissera pas un millimètre carré de son territoire se faire violer. Nous devons nous mettre d'accord, pour ne pas provoquer de tension dans les zones grises.

Je propose une interprétation optimiste d'un développement qui a inquiété Ankara l'année dernière, à la suite de l'accord bilatéral de défense signé par nos alliés français et grecs. D'autres pays de l'OTAN avaient questionné cet accord, en se demandant s'il s'agissait d'une alliance au sein de l'alliance, et quels étaient ses objectifs. Le président Macron avait précisé que cela n'était dirigé contre aucun pays ; Clément Beaune, à l'époque secrétaire d'État chargé des affaires européennes, avait indiqué que cet accord n'était pas dirigé contre la Turquie. Mais cela n'a pas empêché le ministre de la défense grec d'indiquer que dorénavant la ZEE grecque était désormais défendue par l'arme nucléaire française. Vous voyez les excès...

Mais je dresse un constat optimiste à la suite de cet accord. Avant sa signature, à chaque fois que nos voisins grecs criaient au loup, alors que les relations bilatérales entre la France et la Turquie étaient tendues, notre allié français était tenté d'être le premier à soutenir la Grèce, par solidarité européenne. Je constate avec bonheur que, depuis la signature de cet accord, avant de dire que la Grèce a été violée, la France doit davantage vérifier la réalité des accusations de la Grèce, car elle pourrait être engagée à mettre en application son accord de défense. Paradoxalement, cet accord nous est très favorable dans la pratique, car notre allié français doit être plus réaliste face aux cris au loup et aux accusations venant de la Grèce.

Par rapport aux recherches gazières dans la ZEE grecque, la question est celle de la délimitation des zones économiques exclusives. La Grèce défendait l'hypothèse qu'un petit rocher grec en face d'Antalya, dont nous ne questionnons pas l'appartenance à la Grèce, accorderait à la Grèce et aux Chypriotes grecs un contrôle total de cet espace. Vous parlez de l'activité de la Turquie dans cette zone, mais il faut remettre en question les revendications de ces zones économiques exclusives. Demandez aux Grecs quelles sont les limites de leur ZEE, et selon quelles bases juridiques internationales ils fondent leurs réclamations : vous resterez sans réponse.

Concernant l'OTAN et nos futurs alliés, je remercie Joëlle Garriaud-Maylam de son amitié. Je répète notre optimisme et notre engagement total : nous souhaitons la bienvenue à la Suède et à la Finlande. Nous ne faisons pas de déclaration nouvelle incitant au pessimisme quant au processus d'adhésion. Nous avons, à trois, des consultations techniques avec les Finlandais et les Suédois, au niveau du renseignement militaire et des affaires étrangères, qui fonctionnent bien.

J'ai déjà répondu concernant la convention d'Istanbul et la situation des femmes, mais je reste à votre disposition.

Nous sommes ravis que l'AFD juge la Turquie digne d'intérêt et d'investissements, mais les actions de l'AFD ne répondent pas à une demande turque, et ne résultent pas de négociations où la Turquie se serait engagée. Je suis tenté de les comprendre non comme une tentative d'inciter la Turquie à prendre telle ou telle action, mais comme une défense des intérêts français en Turquie à long terme. La France est parmi les plus grands investisseurs européens en Turquie. Le secteur privé français a de grands intérêts en Turquie, et l'action de l'AFD s'insère dans ces investissements. Je n'ai jamais considéré ces aides de l'AFD comme des contreparties de demandes faites à la Turquie.

Monsieur Pierre Laurent, vous m'avez posé plusieurs questions, et je vous remercie de votre franchise.

Vous avez estimé que les frontières actuelles entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan ont été illégalement récupérées par ce dernier. Sans même regarder la situation à ces frontières, le plus légitime serait de défendre, comme nous le faisons pour l'Ukraine, les frontières de 1991, reconnues et défendues par la France. La légitimité des frontières de 1991 n'est questionnée par personne : même les Arméniens ayant illégalement occupé l'Azerbaïdjan n'ont pas reconnu cette entité séparatiste, que le Sénat a pourtant conseillé à la France de reconnaître - ce qui est paradoxal.

Tous les acteurs - dont la France, qui joue un rôle important avec sa position ouvertement en faveur de l'Arménie, et la Turquie, qui soutient totalement l'Azerbaïdjan -, ont intérêt à demander à ces deux pays de confirmer leur acceptation des frontières de 1991. Cet objectif semble légitime et accessible, mais je ne sais pas s'il vous convient.

Le sujet de Chypre pourrait occuper à lui seul toute une audition. Chypre est devenue indépendante en 1960, mais l'équilibre trouvé au moyen de la constitution de 1960 a été violé de 1963 jusqu'en 1974 par les Chypriotes grecs. En 1974 a eu lieu l'opération militaire turque, à la suite d'un coup d'état grec et chypriote grec dont l'objectif était de rattacher l'île à la Grèce.

Depuis 1974, les Nations unies se sont saisies de cette crise. Divers efforts pour parvenir au règlement de la crise chypriote ont été réalisés. Le plus important de ces efforts, le plan Annan, du nom du secrétaire général de l'ONU de l'époque, a été négocié jusqu'en 2004 et devait être adopté. À l'époque, l'Union européenne avait très judicieusement utilisé son attractivité pour motiver les deux parties à s'entendre et à passer un accord autour du plan Annan pour adhérer à l'Union européenne en tant que Chypre unifiée. L'objectif de l'Union européenne était louable, et le binôme constitué par l'UE et Kofi Annan avait réalisé un exploit incroyable.

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