Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, notre pays évolue. Il se transforme. Il vieillit.
Nous sommes loin d’en avoir tiré toutes les conséquences sur notre système social, qui a été construit pour répondre aux besoins d’une société totalement différente, mais dont les représentations nous marquent d’une empreinte durable.
Référons-nous au préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 : « Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence. »
La France d’alors avait 40 millions d’habitants. Les plus de 65 ans étaient moins de 5 millions, ils représentaient 11 % de la population. Leur espérance de vie à cet âge était de 12 ans pour les hommes et de 16 ans pour les femmes. Les retraités y étaient pauvres, beaucoup plus pauvres que l’ensemble de la population, avec un taux de pauvreté qui dépassait 35 %.
De ce point de vue, même si la pauvreté de certains retraités, en particulier aux âges les plus élevés, reste une réalité, le système de retraite a permis de la réduire dans des proportions considérables. À 8, 6 %, le taux de pauvreté des plus de 65 ans est inférieur à celui de l’ensemble de la population, qui s’établit à 14 %.
La photographie d’aujourd’hui est donc très différente.
En 2018, la France comptait 65 millions d’habitants et plus de 13 millions de personnes de plus de 65 ans, soit 20 % de la population. L’espérance de vie à cet âge a fortement progressé ; elle est de 19 ans pour les hommes et de 23 ans pour les femmes.
Depuis le milieu du XXe siècle, l’espérance de vie a progressé de trois mois par an en moyenne.
Mieux encore, d’après des chiffres publiés récemment, l’espérance de vie sans incapacité à 65 ans a progressé de 2 ans et 7 mois depuis 2008. Elle est de plus de 11 ans pour les hommes et de plus de 12 ans pour les femmes.
Depuis sa création, la retraite a changé de nature, et c’est heureux. Une personne de 65 ans aujourd’hui n’a que peu à voir avec son aïeul au même âge.
Bien sûr, la dynamique de l’espérance de vie n’est plus aussi soutenue qu’elle l’a été sous l’effet de la « révolution cardiovasculaire » – c’est le médecin qui parle –, qui a permis une amélioration massive de l’état de santé.
Bien sûr, nous constatons, comme l’ont fait les pays nordiques avant nous, les effets du tabagisme sur l’espérance de vie des femmes.
Bien sûr, les moyennes cachent, comme toujours, de grandes disparités et de fortes inégalités. À cela aussi le système de retraite a répondu, se faisant, au fil des ans, plus universel et plus solidaire et corrigeant très fortement les inégalités forgées au cours de la vie active. J’en prendrai pour seul exemple la comptabilisation de 150 heures de travail au lieu de 200 pour valider un trimestre. Certains de nos concitoyens voient ainsi leur revenu progresser en liquidant leur retraite.
Ces évolutions à la fois paramétriques et démographiques ont conduit à faire des retraites l’un des tout premiers postes de dépenses publiques, de telle sorte que l’on s’interroge sur son avenir, mais aussi sur sa place dans les rangs de nos priorités.
Si les lois de programmation des finances publiques n’étaient pas devenues un exercice technocratique à usage principalement externe, elles pourraient constituer le lieu d’un nécessaire débat sur nos priorités d’action publique. Force est de constater que la part des retraites dans les dépenses publiques résulte plutôt d’un choix implicite, ni pensé ni articulé aux questions de santé ou de vieillissement, qui intéressent pourtant au premier chef la même population. Et je ne parle même pas de la justice, de l’éducation ou de la défense, dont nous constatons chaque jour l’ampleur des besoins !
Oui, il est légitime d’interroger nos choix collectifs en matière de retraite alors qu’elle est globalement prise plus tôt, pour plus longtemps et dans des conditions plus généreuses que dans d’autres pays européens.
Oui, il est légitime de poser ces questions dans le cadre d’un texte budgétaire, car il s’agit bien d’un enjeu de finances publiques, ce qui n’est ni un tabou ni un gros mot.
Au demeurant, la réforme des retraites est devenue un rendez-vous régulier. Notre pays semble devoir faire avec ces épisodes traumatiques au fil desquels, selon un rythme régulier, il se livre à cet exercice singulier.
Le déroulé est souvent le même : concertation, oppositions, manifestations, puis adoption, non sans autant de reculs qui sont l’annonce d’une prochaine fois. Cela ne serait pas si grave si, chaque fois, l’exercice ne contribuait pas à abîmer plus encore notre tissu social…
Il y a trois ans, le Président de la République a tenté de renouveler l’exercice, avec une réforme dite « systémique », faisant table rase de tous les régimes hérités de l’histoire pour faire place au jardin à la française du système universel, une belle construction intellectuelle réalisée sans contrainte budgétaire, donc sans cristallisation des habituelles oppositions.
D’abord intéressés par ce bel édifice, nous avons ensuite été inquiets ; puis, au fil des discussions, mais aussi de deux colloques organisés au Sénat, notre inquiétude a grandi. L’âge pivot est venu perturber un régime universel qui l’était de moins en moins, qui s’annonçait remarquablement coûteux et semblait cheminer sans pilote vers la catastrophe. D’une réforme systémique, nous étions passés à un risque systémique, que seule la crise sanitaire a pu nous épargner.
C’est donc avec un véritable soulagement que nous avons noté le renoncement à cette réforme, toujours présente sur le bureau du Sénat, mais que le Gouvernement s’est bien gardé de reprendre.
Nous avions souligné que la question du financement des retraites demeurait, pour des raisons qui sont décidément têtues.
Nous sommes attachés au régime par répartition, qui marque à la fois la solidarité entre les générations et une certaine garantie par l’État de la pérennité du système. Or, pour garantir sa pérennité et son acceptation par toutes les générations, il faut garantir son équilibre de moyen terme.
Nous proposons des réponses qui s’appuient sur un constat simple et un choix clair.
Nous ne trouvons pas crédible le levier des recettes supplémentaires. Notre pays peine à descendre sous un taux de prélèvements obligatoires proche de 45 %. Nos concitoyens, comme l’a montré le douloureux épisode des « gilets jaunes », sont peu enclins à les voir augmenter.
Nous ne souhaitons pas affecter le pouvoir d’achat des retraités en cette période d’inflation et après plusieurs années de sous-revalorisation.
Reste donc le levier du partage d’une partie de la prolongation de l’espérance de vie pour créer de la richesse et consolider le système de retraite.
Idéalement, nous devrions pouvoir construire un consensus sur des ajustements périodiques et la forme qu’ils doivent prendre. Je regrette que l’âge de la retraite soit devenu une sorte de totem qui occulte tout besoin nouveau de notre système social.
La retraite n’est pas la seule question sociale des personnes âgées. J’ai tendance à penser que leur premier sujet de préoccupation, c’est la santé. Le vieillissement se traduit par une épidémie de maladies chroniques qui affectent la qualité de vie et appellent un effort massif en prévention, mais aussi en prise en charge.
Le vieillissement, c’est aussi la préservation de l’autonomie, dans toutes ses dimensions. La perte d’autonomie ne concerne pas toute une classe d’âge, mais c’est un risque qui s’assure. Dès lors, si nous devions augmenter les prélèvements obligatoires, je les affecterais plus volontiers à une assurance de ce type. Nous ne sommes pas prêts à faire face à ce risque majeur pour notre société, tant par ses implications pour nos concitoyens que par ses effets budgétaires.
Un pays qui vieillit est aussi un pays qui tend à négliger sa jeunesse et la préparation de son avenir. La retraite ne saurait être la seule perspective que l’on offre à ceux qui ont leur vie à construire.
Nous devons aux plus jeunes une éducation de qualité qui les prépare à la fois à leur vie de citoyens et d’actifs dans une économie mondialisée.
Nous devons aux familles des conditions favorables à leur épanouissement.
Nous devons à nos concitoyens des services publics efficaces et de qualité, qui sont aussi l’une des composantes de notre compétitivité.
Faisons donc le choix de l’équilibre de nos comptes sociaux pour préserver non seulement les retraites, mais aussi notre capacité à investir pour construire l’avenir.
On nous reproche d’être la génération qui a gâché la planète. Ne soyons pas celle qui aura laissé dépérir, faute de réforme et de courage, un système social qui fait notre fierté collective et, sans doute, une part de notre identité.