Je vous remercie, Madame le sénateur. Je ne pourrai pas résumer les 70 publications scientifiques produites depuis 2009 sur la chlordécone et son environnement mais je tenterai d'être le plus synthétique possible dans le temps qui m'est imparti.
Je commence par les circonstances dans lesquelles les connaissances ont été acquises. Je précise que je parle de connaissances et de risques identifiés dans le cadre de la recherche médicale, et non dans le cadre de l'évaluation des risques réalisée par les agences sanitaires.
La question du risque sanitaire a été posée dès 1999, au moment de la redécouverte de la pollution de l'environnement par la chlordécone. Je vous rappelle que le risque est le produit d'un danger intrinsèque et d'une exposition. En 1999, nous possédions beaucoup de connaissances, établies dans les années 1970 et 1980, sur la nature des dangers liés à la chlordécone, notamment sa reprotoxicité, sa neuroxicité, sa toxicité développementale, sa cancérogénicité et ses potentiels effets hormonaux en tant que perturbateur endocrinien. En revanche, nous n'avions aucune information sur les niveaux d'exposition de la population.
C'est pourquoi nous avons rapidement entrepris de développer un outil de mesure de la chlordécone dans le sang dans le cadre d'un partenariat avec l'université de Liège. Deux premières études nous ont permis de constater la présence de chlordécone dans la grande majorité des populations étudiées, puis de montrer le passage transplacentaire et, de façon plus modeste, dans le lait maternel. La survenue du syndrome neurotoxique du Kepone, décrit aux États-Unis chez les travailleurs intoxiqués par la molécule, a en revanche été exclue, par le constat que les niveaux moyens chez les populations étaient 10 à 1 000 fois inférieurs à celui déclenchant ce syndrome.
Une fois ces premières connaissances sur le niveau d'exposition de la population obtenues, nous nous sommes interrogés sur les dangers et les maladies à étudier. Nous avons pris en compte le profil toxicologique de la molécule, la prévalence des maladies dans les territoires antillais et la faisabilité des recherches. Nous avons donc majoritairement orienté nos recherches vers des atteintes non cancérogènes touchant soit la fertilité, soit la grossesse et le développement de l'enfant prénatal et postnatal. S'agissant des atteintes cancérogènes, nous nous sommes intéressés au cancer de la prostate, du fait de sa prévalence élevée et de son caractère hormonodépendant.
En matière de fertilité masculine, une étude réalisée dans les années 2000 a montré que les niveaux d'exposition de la population masculine adulte n'étaient pas associés à des conséquences sur les caractéristiques du sperme ou sur le délai nécessaire à concevoir un enfant. Cependant, des études plus récentes ont montré que l'exposition de souris à la chlordécone au cours de leur gestation entraînait, chez la portée mâle, une diminution de la production spermatique, au moins jusqu'à la troisième génération. Ces altérations sont probablement associées à des modifications épigénétiques et soulignent un danger potentiel d'ordre transgénérationnel. S'agissant de la fertilité féminine, nous manquons de données car aucune étude épidémiologique n'a été mise en place. Nous traiterons la question dans un très proche avenir. Des travaux récents sur des souris, en revanche, ont montré qu'une exposition durant la période de gestation entraînait, chez la portée femelle, des atteintes du développement des follicules ovariens. Ces altérations étaient associées à des modifications épigénétiques.
Concernant le développement postnatal, nous nous sommes appuyés sur une cohorte mère/enfant. Nous n'avons pas observé de risque lié à l'exposition de la femme enceinte au regard d'un certain nombre de pathologies classiques : diabète, hypertension gestationnelle, pré-éclampsie, malformation congénitale. Des travaux postérieurs ont en revanche montré que l'exposition pouvait entraîner un sur-risque de survenue de prématurité. Chez les enfants, nous avons observé un ensemble de données. Sur le plan anthropométrique, nous avons observé par exemple des effets sur l'indice de masse corporelle chez les filles et les garçons entre la naissance et 18 mois. Le phénomène avait néanmoins disparu lors de l'étude à l'âge de 7 ans. En revanche, l'impact sur le neuro-développement des enfants, que ce soit moteur ou cognitif, se maintient au cours du temps. Un autre travail mené chez des nouveau-nés de cette cohorte a montré, par l'étude de leur ADN, des modifications de la distribution de certaines marques épigénétiques, laissant à penser que la chlordécone a des effets, bien que nous ne sachions pas les traduire en conséquences sanitaires.
Par ailleurs, des publications ont montré, à partir de données issues de Guadeloupe, que l'exposition des hommes adultes à la chlordécone était associée à un excès de risque de survenue du cancer de la prostate. Il nous avait été demandé par M. Didier Houssin, alors directeur général de la santé, de conduire une étude similaire en Martinique. Malheureusement, celle-ci n'a pas pu être menée, les financements qui nous avaient été attribués ayant été interrompus. Nous avons en revanche pu nous intéresser à la récidive de cancer de la prostate et avons montré que la chlordécone était associée à un excès de risque de récidive du cancer de la prostate.
Plus récemment, nous avons pu compléter ces observations avec des études expérimentales chez la souris montrant que l'exposition des femelles gestantes entrainait, chez la portée mâle, une augmentation des lésions prénéoplasiques et ce jusqu'à la troisième génération au moins. Les études sur le cancer de la prostate ont pour l'instant porté sur des hommes qui étaient nés avant le début de l'utilisation de la chlordécone. La question des effets transgénérationnels se pose pour les personnes nées après le début de son utilisation. Il va donc falloir attendre encore quelques années avant de pouvoir éventuellement l'observer épidémiologiquement, même si cela risque d'être très compliqué.
Je souhaite conclure en vous indiquant qu'au vu de ces observations, il est nécessaire de faire tout ce qu'il est possible pour que la population ne soit plus exposée à la chlordécone, bien que cela ne soit pas facile. Il faut que toutes ces connaissances aient une portée sanitaire. La déclinaison passe par l'identification et par le fait d'écarter le risque. Il faut suivre l'évolution des expositions au cours du temps. Santé publique France s'exprimera par la suite pour montrer à travers les études de biosurveillance que, progressivement, les niveaux d'exposition ont diminué. Dans ce cadre, nous avons toujours veillé à apporter des informations pour l'évaluation et la gestion des risques. Je citerai par exemple les recommandations de l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA) concernant l'allaitement maternel, l'avis de la Haute Autorité de Santé concernant le dépistage du cancer de la prostate, l'expertise collective de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) « Pesticides et santé », l'expertise collective de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) sur la reconnaissance du cancer de la prostate comme maladie professionnelle chez les travailleurs exposés aux pesticides, et le travail de l'ANSES sur les valeurs sanitaires de référence.