Intervention de Laetitia Huiart

Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques — Réunion du 20 octobre 2022 à 15h05
Audition publique sur la chlordécone : conséquences sur la santé humaine et répercussions sociales aux antilles

Laetitia Huiart, directrice scientifique de Santé publique France :

L'agence est chargée de la surveillance et de la protection de la population. J'ai choisi des exemples d'études qui illustrent l'action de Santé publique France à la fois pour appuyer les politiques publiques et pour accompagner les populations dans leurs habitudes de consommation individuelle, qui est un enjeu majeur dans la problématique que nous abordons aujourd'hui.

Plusieurs travaux ont été menés à bien. Quelques-uns sont en cours de clôture. Certains seront présentés en décembre prochain au colloque qui se tiendra en Guadeloupe.

Dans les travaux conduits par Santé publique France, figure en premier lieu l'étude Matphyto. Elle repose sur l'utilisation de matrices cultures-expositions, qui sont des bases de données internes à Santé publique France, et sur des données provenant des recensements agricoles menés aux Antilles. Ces travaux permettent de reconstruire les expositions historiques de personnes qui ont pu être exposées professionnellement à la chlordécone ou à d'autres pesticides. Pour la première fois, l'ensemble des pesticides utilisés sur la banane aux Antilles entre 1960 et 2015 ont été recensés. Une soixantaine de pesticides ont ainsi pu être explorés. En 1989, 77 % des 12 700 travailleurs de la banane aux Antilles ont été possiblement exposés à la chlordécone. Ces travaux sont importants car ils peuvent être exploités pour caractériser les expositions des travailleurs agricoles et permettre ensuite de travailler sur l'impact sanitaire de ces expositions.

Je souhaite également parler de l'étude Kannari 1, en particulier de son volet imprégnation. Il s'agit de la première étude menée en population générale qui permet de disposer de données sur la distribution des niveaux d'imprégnation à la chlordécone et sur les déterminants de ces imprégnations. Les données ont été recueillies en 2013 et 2014. Le rapport a été produit en 2018. Trois résultats sont importants. En premier lieu, les niveaux moyens d'imprégnation sont comparables en Guadeloupe et en Martinique. La chlordécone et les composés organochlorés ont été détectés chez 90 % des participants. Cela ne signifie pas qu'il y a un impact sanitaire pour 90 % de ces personnes mais qu'on retrouve chez eux de la chlordécone à des seuils variables. Par ailleurs, 5 % des participants subissent une imprégnation dix fois plus élevée que l'imprégnation moyenne.

Il a été mis en évidence, en outre, que les niveaux d'imprégnation variaient en fonction de la consommation alimentaire - notamment de la consommation totale de poisson frais, en particulier dans les circuits informels de distribution -, en fonction du fait de résider dans une zone de contamination terrestre ou en fonction du fait de résider à proximité d'une zone de contamination maritime.

Plus largement, l'étude a permis une description des niveaux d'imprégnation à la chlordécone dans la population générale, avec une détection de la chlordécone dans une large proportion de la population et avec une variabilité importante. Elle a permis d'identifier les principaux aliments et circuits de distribution contributeurs de l'imprégnation. Elle a pu également appuyer les travaux de l'ANSES pour évaluer les risques liés à l'exposition, principalement par la voie alimentaire. Il est ainsi possible d'établir des valeurs toxicologiques de référence et d'émettre des recommandations sur les habitudes alimentaires. Cela a permis de préciser les recommandations qui ont été données aux bénéficiaires des programmes JAFA (Jardins familiaux), en les informant des aliments qu'il était possible de cultiver et de consommer tout en limitant les risques.

Parmi les travaux en cours chez Santé publique France, figure l'étude Kannari 2. Elle a pour objet de décrire l'évolution de la distribution des niveaux d'imprégnation, de rechercher les déterminants de cette imprégnation, de décrire les caractéristiques d'imprégnation des sous-groupes les plus sensibles et de s'intéresser plus particulièrement au groupe des plus exposés en identifiant leurs caractéristiques.

Un autre travail est en cours chez Santé publique France, c'est l'évaluation du programme JAFA. Il s'agit d'évaluer l'impact de ce programme et d'analyser les conditions de son efficacité, afin d'émettre des recommandations pour l'optimiser et le développer à plus grande échelle.

Enfin, Santé publique France a entamé un important travail sur l'élaboration de nouveaux messages sur les recommandations et les consommations alimentaires. Un comité composé d'acteurs locaux et nationaux travaille à cet objectif dans une approche scientifique, en explorant les déterminants de la confiance dans les messages de santé publique et les leviers possibles pour accroitre cette confiance. Les résultats d'une première étude qualitative réalisée auprès de la population des Antilles seront présentés en détail en décembre prochain lors du colloque qui se tiendra en Guadeloupe. Si ces résultats ne sont pas des nouveautés scientifiques, il est important de pouvoir formaliser les freins et leviers à l'égard des recommandations sanitaires pour pouvoir construire de nouveaux messages.

Les freins d'adoption rapportés par les personnes consultées dans le cadre de cette étude qualitative sont des sentiments de déni et de fatalité, de scepticisme dû à la répétition des crises sanitaires et à l'emploi généralisé des pesticides, une faible légitimité des discours officiels voire une défiance vis-à-vis de la parole publique, un attachement culturel fort à la pêche locale et aux pratiques culturales issues du jardin créole avec des changements qui sont perçus comme une perte d'identité, un découragement vis-à-vis de la difficulté de mise en oeuvre des recommandations et le surcoût économique dû aux changements de pratique et de consommation.

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