Je souhaite organiser mes propos en trois séries de considérations. La première d'entre elles tourne autour de la question de la défiance généralisée à l'égard des autorités, étatiques et autres, pouvant constituer une entrave à la mise en oeuvre des dispositifs d'action, y compris le plan chlordécone IV. Ensuite, j'aborderai l'enjeu crucial de l'information des populations. Enfin, je terminerai par le rôle que pourrait jouer le levier de la démocratie participative.
S'agissant de la défiance à l'égard des autorités, je crois que la perception de l'État a fondamentalement changé dans un contexte de crise qui s'apparente à un véritable scandale. Le terrain est favorable à la réactivation de représentations associées à des hiérarchies socio-raciales héritées de l'histoire et de l'esclavage. Ces représentations sont également associées à des revendications identitaires, qui peuvent être couplées à un activisme politique qui déborde les canaux habituels de l'expression politique. Nous avons pu le mesurer par exemple en Martinique en 2020, à la veille du premier confinement, par une mobilisation, parfois violente, chaque samedi matin.
Concernant l'évolution de la perception de l'État et du rapport à ce dernier, nous sommes passés d'un État perçu comme une sorte de thaumaturge générateur de liberté et d'égalité dans le prolongement de l'abolition de l'esclavage à un État perçu presque comme un organe étranger, avec lequel les populations antillaises entretiennent un rapport plus que jamais ambivalent. L'État est, à la fois, le réceptacle de tous les reproches, notamment en termes de gestion de crise, et le premier et le dernier recours, y compris de la part des acteurs locaux qui exercent des responsabilités. Parallèlement, nous voyons émerger, au sein de l'espace public, des associations qui ont développé une expertise et des savoirs concurrents qui leur permettent de contester le « monopole » de la parole officielle. Il en résulte une perte de confiance et un rapport de défiance à l'égard de l'ensemble des institutions et du personnel politique, central comme local.
Nous assistons ainsi aux Antilles à une politisation de l'enjeu sanitaire lié à la chlordécone à travers l'exacerbation d'affirmations identitaires, qui tendent à devenir une forme privilégiée de l'expression politique. Aux dernières élections, l'abstention a d'ailleurs battu tous les records. Cette situation se traduit également par la prise en charge de l'enjeu de la chlordécone par des coalitions de plus en plus hétéroclites. Elles fonctionnent parfois sur le mode de l'horizontalité, au risque de s'enfermer, pour certaines d'entre elles, dans une rhétorique dénonciatrice.
Le contexte apparaît donc extrêmement difficile. Dans certaines circonstances, il peut se révéler inflammable, en particulier lorsque plusieurs crises se télescopent, comme en fin d'année dernière.
À propos de l'information des populations antillaises, je distingue information et communication. La communication a été mauvaise s'agissant de la gestion du dossier de la chlordécone, notamment lorsqu'elle a été assurée par l'État. Nous pouvons le comprendre, l'État étant placé dans une situation inconfortable pour des raisons évidentes. Certes, des progrès ont été réalisés. Je crois que nous devons à présent absolument entrer dans la voie de la transparence. J'y vois une condition pour rétablir la confiance. Par ailleurs, nous éprouvons, sur le terrain, une difficulté d'appropriation des informations. Les informations circulent, mais n'atteignent pas nécessairement leur cible, d'autant qu'elles mélangent souvent des données scientifiques et des considérations relatives aux attentes immédiates des populations. Cela peut être montré par deux exemples. Combien de personnes au sein de la population antillaise maitrisent le débat technique autour des limites maximales de résidus ? Comment concilier les informations fiables et vérifiées, parfois en concurrence avec des inepties qui circulent sur les réseaux sociaux, avec les pratiques culturellement ancrées et constitutives d'une identité considérée comme menacée ?
J'ai d'ailleurs pu observer lors de l'élaboration du plan chlordécone IV que les plans qui avaient précédé étaient passés inaperçus en dehors des acteurs directement concernés. Souvent ces problèmes sont ramenés à des considérations relatives aux moyens. Si c'est un facteur évident, il s'agit également et surtout d'une difficulté d'appropriation des dispositifs par les populations cibles des actions publiques. En Guadeloupe et en Martinique, la simple édiction d'une norme ne signifie pas son effectivité. Les réticences, voire les résistances, peuvent être très fortes et il faut les combattre. Il faut passer à une information appropriée, en passant par des forums où les points de vue sont échangés de façon à se mettre d'accord sur un socle minimum de connaissances et de savoirs partagés. Il faut veiller à rendre les informations accessibles au plus grand nombre en mobilisant tous les vecteurs possibles. Les réseaux sociaux peuvent avoir un côté positif et il faut les investir pour faire passer certaines informations et toucher certaines catégories de la population. Un travail de traduction des informations disponibles est à réaliser, y compris des informations scientifiques. Nous autres scientifiques ne sommes pas armés pour faire de la médiation. Le langage que nous utilisons lors de colloques n'est pas nécessairement accessible.
Je conclus par quelques considérations sur la démocratie participative comme élément de réponse, à condition de lui donner un contenu et un sens, tout en restant conscient de ses limites. Les limites sont connues. Je pense que les parlementaires connaissent ces difficultés. Nous savons que la mise en place de dispositifs de participation citoyenne équivaut à prendre acte d'une faible implication des citoyens, doublée généralement d'un retrait des populations précaires, au profit des notabilités locales ou des détenteurs de la parole. Néanmoins, s'agissant de la chlordécone, cette faiblesse peut être compensée par la nature des enjeux. Tous les Antillais, en effet, se sentent concernés.
Partant de ce constat, je pense que nous devons nous défaire de toute posture surplombante et de toute démarche qui prendrait la forme d'une validation de décisions déjà prises. En outre, l'espace public doit être réhabilité en libérant la parole, qui doit être donnée aux experts, aux associations, aux scientifiques, aux décideurs. N'évacuons pas les controverses socio-techniques. À ces fins, nous devons mobiliser les outils à notre disposition, comme les forums hybrides, qui permettent de croiser les différents types de savoirs et de connaissances.
Je suis conscient que l'exercice est difficile. Il nécessite également de la transparence. La production de savoirs et de connaissances partagés n'en demeure pas moins la seule condition pour s'inscrire dans une démarche de co-construction, avec la difficulté à éviter, dans un contexte de décrédibilisation de la parole publique et de la parole scientifique, de tomber dans un relativisme absolu où l'ensemble des formes de connaissances et de savoirs se vaudraient.
Nous mesurons l'intérêt de mobiliser les ressources des sciences humaines et sociales qui ont été pourtant maintenues à l'écart du plan chlordécone III. Je me félicite aujourd'hui que l'appel à projets spécifique 2022 de l'ANR place les sciences humaines et sociales au centre des préoccupations, en les faisant fonctionner en articulation avec les sciences dites dures.