La commission s'intéresse pour la troisième fois à la 15e Conférence des Nations unies sur la biodiversité, que certains médias ont présentée comme « la COP de la décennie » ou « de la dernière chance ». L'intérêt que porte notre commission à cet évènement est parfaitement légitime, car l'enjeu est de taille : il ne s'agit de rien de moins que de la définition du nouveau cadre international pour la biodiversité à l'horizon de 2030 pour les 195 États parties à la Convention sur la diversité biologique, c'est-à-dire la nouvelle feuille de route mondiale pour enrayer le déclin de la biodiversité.
Nous avons entendu en novembre dernier Sylvie Lemmet, ambassadrice déléguée chargée de l'environnement, qui nous a dressé un panorama complet des enjeux et des difficultés géopolitiques et sanitaires préalables à la COP15, en mettant l'accent sur la diversité des attentes et des ambitions des pays membres de la Convention sur la diversité biologique, au nombre de 195, auxquels s'ajoute l'Union européenne, le grand absent étant les États-Unis. Au cours de son audition organisée il y a deux semaines, Bérangère Couillard, secrétaire d'État chargée de l'écologie, a présenté le bilan de la COP15 du point de vue du Gouvernement, au regard des ambitions défendues par la France et des stratégies de diplomatie environnementale de notre pays. La conclusion d'un accord ambitieux n'était pas écrite d'avance, mais le rôle moteur de la présidence chinoise, les efforts conjoints du Canada, pays organisateur, et de quelques autres États, dont la France, ont permis l'adoption d'un cadre mondial ambitieux pour la biodiversité. Le crédit de notre pays dans les enceintes multilatérales me paraît renforcé à l'issue de cette séquence ; la France a joué un rôle moteur et fédérateur, ce dont nous ne pouvons que nous réjouir. Nous avons constaté une forte mobilisation gouvernementale et parlementaire de notre pays, puisqu'il y avait de nombreux ministres et une délégation de chaque chambre. Reste maintenant à renforcer notre crédibilité, en déclinant de manière exemplaire le cadre mondial et les 23 cibles adoptées à Montréal au sein de ses politiques environnementales.
Je vais désormais vous présenter mon analyse de l'accord, des dynamiques catalysées dans l'accord de Kunming à Montréal et des points de vigilance pour que ce cadre ne soit pas un accord de papier et que cet accord fasse l'objet d'une véritable déclinaison au travers des plans et des stratégies nationales en faveur de la biodiversité. Je mettrai l'accent particulièrement sur les enjeux pour la stratégie nationale pour la biodiversité 2030, en cours d'élaboration par le Gouvernement, qui devrait être présentée en mars prochain.
Une délégation de la commission, composée de Denise Saint-Pé, de Jean-Michel Houllegatte et de moi-même, s'est rendue pendant trois jours, du 11 au 14 décembre, au Palais des congrès de Montréal, où avaient lieu les négociations et les évènements annexes. Nous y avons retrouvé notre collègue Ronan Dantec, présent avec son organisation.
Diverses rencontres nous ont permis de mieux comprendre les dynamiques et les forces en présence : nos échanges avec une sénatrice canadienne, une représentante allemande du Bundesamt für Natur - équivalent de l'Office français de la biodiversité -, des organisations non gouvernementales (ONG) canadiennes, l'équipe de négociateurs des ministres Béchu et Couillard, le comité français de l'Union internationale pour la conservation de la nature et le directeur général de l'OFB ont été riches et fructueux. Le temps de notre séjour canadien, nous avons vécu à l'heure de la COP biodiversité, en suivant au jour le jour l'avancée des négociations, les points bloquants, les retournements de situation. Je salue à ce propos l'opiniâtreté des négociateurs et leur volonté d'aboutir.
Le premier constat qui s'impose aux participants à la COP15, c'est l'effervescence des échanges, même si elle est moindre qu'aux COP climat. Le Palais des congrès bruissait de rencontres et d'évènements, la dynamique en faveur de la biodiversité était perceptible, avec une société civile présente et des ONG mobilisées.
La dynamique en faveur de la biodiversité ne va pas de soi, elle est le fruit d'un patient travail de diplomatie environnementale. Depuis la prise de conscience fondatrice du sommet de la Terre à Rio, en 1992 et l'entrée en vigueur de la Convention sur la diversité biologique, l'ambition multilatérale en faveur de la biodiversité n'est pas parvenue à enrayer le déclin préoccupant du vivant.
J'y vois trois raisons principales.
D'abord, la biodiversité a longtemps été éclipsée par le climat : l'urgence à agir dans ce domaine, pourtant à l'origine de toute forme de vie, n'a jusqu'à récemment pas été ressentie avec la même acuité. La prise de conscience de la nécessaire convergence de l'action en faveur du climat et de la biodiversité est récente. Chaque fois que l'on recrée de la biodiversité, on apporte une solution au changement climatique, car des boucles de rétroaction existent entre le changement climatique et l'extinction de la biodiversité : la hausse des températures a globalement un effet négatif sur la biodiversité et les écosystèmes et le mauvais état des écosystèmes terrestres, forestiers et océaniques réduit leur capacité à freiner les effets du changement climatique.
Ensuite, la communauté scientifique n'a pas été en mesure d'élaborer un indicateur pour favoriser la prise de conscience des menaces pesant sur la biodiversité : du point de vue de l'expérience humaine, le déclin de la biodiversité est invisible et silencieux, il ne peut s'appréhender que de manière médiate, à travers des indicateurs. Contrairement au réchauffement du climat, dont la prise de conscience est facilitée par la hausse des températures, désormais perceptible par tous, et par l'indicateur « tonne équivalent carbone », l'érosion de la biodiversité, plus difficile à appréhender, est systématiquement sous-estimée, alors qu'elle est essentielle pour le bien-être de l'homme, la santé de la planète et la prospérité économique. Les États ont en outre été impuissants à valoriser les externalités naturelles positives.
Enfin, la biodiversité a longtemps constitué le parent pauvre des politiques publiques : si la prise de conscience législative des enjeux de la protection de la nature et de la biodiversité date d'il y a presque cinquante ans, l'action publique et les résultats obtenus restent largement perfectibles. Les effets des politiques environnementales sont parfois amoindris par les arbitrages et les conciliations qui sont au fondement même des politiques publiques. La poursuite simultanée des objectifs économiques, sociaux et environnementaux n'est pas chose aisée.
Avant le cadre élaboré à Montréal, la COP10, qui s'est tenue à Nagoya au Japon en 2010, avait déjà construit un cadre mondial ambitieux, articulé autour des 20 objectifs d'Aichi, afin de guider les efforts internationaux et nationaux de lutte contre la perte de biodiversité. Mais aucun de ces objectifs n'a été atteint. Cet échec était prévisible : la feuille de route était irréaliste, les indicateurs extrêmement ambitieux et non chiffrés, aucun mécanisme de suivi n'avait été prévu et le cadre était difficilement transposable par les États. La dynamique en faveur de la biodiversité s'est corrodée, les moyens financiers ont été insuffisants et l'action des États n'a pas été suffisamment volontariste. Les négociateurs avaient oublié que les engagements de ce type ne sont que des promesses qui doivent être régulièrement rappelées aux États qui les font...
Toutefois, même si l'on peut parler de « décennie perdue », cet échec n'aura pas été vain, car il a permis d'initier une démarche d'évaluation, afin de dégager des axes d'amélioration, les erreurs à ne pas commettre et les lacunes du cadre mondial antérieur. La COP15 bénéficiait ainsi d'un retour d'expérience, faisant office de guide méthodologique.
La COP15 s'est inscrite dans cette volonté d'amélioration. Le contexte sanitaire en a compliqué l'organisation, qui a pris deux années de retard : le cadre décennal doit être mis en oeuvre en huit ans, ce qui renforce le défi qui se présente aux États et aux acteurs de la protection de la biodiversité.
L'accord de Kunming à Montréal s'appuie sur une indéniable ambition, en visant un élan transformateur en faveur de la biodiversité. Son adoption a été largement saluée, les 23 cibles s'articulent autour des principaux facteurs d'érosion de la biodiversité et un cadre de suivi a été élaboré pour un pilotage plus fin des trajectoires. Le cadre s'appuie sur une vision pour 2050, pour parvenir à un monde de vie en harmonie avec la nature avec quatre grands objectifs : l'augmentation surfacique des écosystèmes naturels, la gestion et l'utilisation durables de la biodiversité avec la restauration des écosystèmes, le partage des avantages découlant des ressources génétiques et la mobilisation de moyens financiers et humains de mise en oeuvre adéquats.
Le cadre pour 2030 ambitionne quant à lui de mettre fin à la perte de biodiversité au travers de 23 cibles mondiales, dont les plus emblématiques consistent en la protection de 30 % des terres et des mers et la protection des écosystèmes - cibles 2 et 3 -, la diminution du taux et du risque d'extinction des espèces - cible 4 -, la réduction de moitié du risque global lié aux pesticides et la réduction de la pollution plastique - cible 7 -, l'augmentation des pratiques agroécologiques - cible 10 -, l'augmentation des flux financiers en faveur de la biodiversité avec au moins 20 milliards de dollars par an de financement Nord-Sud d'ici à 2025 et au moins 30 milliards d'ici à 2030, tout en réformant les subventions néfastes à la biodiversité ainsi qu'une incitation pour les entreprises de faire connaître leurs impacts et leurs dépendances en matière de biodiversité - cibles 18 et 19.
Au regard des ambitions défendues par la France, l'accord de Kunming à Montréal constitue un indéniable succès. Les regrets sont relativement limités du côté de la secrétaire d'État : l'absence de cibles chiffrées d'ici à 2050, les insuffisances du cadre pour protéger les espèces menacées, le versement des financements internationaux pour la biodiversité via le fonds pour l'environnement mondial et non un fonds spécifique. Mais ce ne sont que des motifs mineurs, le cadre offrant une armature robuste pour l'action internationale en faveur de la biodiversité.
Ce cadre appelle néanmoins de ma part trois points de vigilance principaux.
En premier lieu, son succès dépendra du bon vouloir des États : la logique de mise en oeuvre du cadre repose sur la subsidiarité, décentralisée au niveau national, ce qui donne aux États le choix des instruments et des moyens d'action, mais complexifie les mécanismes d'évaluation et de mise en oeuvre du cadre. L'accord est en effet non contraignant ; il suppose par conséquent des mécanismes de responsabilité et de transparence. Car si l'action des États ne s'approche pas suffisamment des cibles, le cadre ne prévoit pas de mécanisme spécifique pour rectifier les trajectoires et rehausser les ambitions. Le mécanisme de suivi prévu, fondé sur des indicateurs, permet d'évaluer les progrès et les correctifs à apporter, mais avec des délais incompressibles de déclinaison nationale.
En second lieu, le succès de l'accord dépend aussi des moyens financiers et humains consacrés à la biodiversité : cette problématique a constitué un axe fort des négociations, tant l'enjeu est majeur. D'importants moyens financiers sont en effet essentiels pour la bonne gestion des aires protégées, la restauration de la nature et le bon fonctionnement des écosystèmes, les plans d'actions pour protéger les espèces menacées, le renforcement de la protection judiciaire de l'environnement et des moyens de contrôle des atteintes à la biodiversité, le soutien aux transformations agricoles, la mise en oeuvre de nouvelles normes comptables, les plans de lutte contre les espèces exotiques envahissantes, la solidarité internationale en faveur des pays en développement, etc. ; l'inventaire pourrait être encore plus long... À cela s'ajoute la nécessité de mieux orienter les dépenses publiques en faveur de la biodiversité. Selon l'OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), à l'échelle mondiale, les pouvoirs publics consacrent environ 500 milliards de dollars par an à des actions de soutien susceptibles de nuire à la biodiversité, soit cinq à six fois plus que la totalité des dépenses en sa faveur. L'enjeu est de taille...
En troisième lieu, le succès du cadre dépendra enfin de la cohérence des politiques publiques : il me paraît nécessaire de veiller à ce que les effets des politiques environnementales ne soient pas neutralisés par des politiques agricoles, industrielles ou économiques qui nuisent à la biodiversité. « La biodiversité dans toutes les politiques » ne doit pas être une formule creuse mais un principe d'action publique, dès la conception des politiques publiques. Si le cadre d'action des États n'est pas cohérent, complémentaire et coopératif, l'accord de Montréal connaîtra le même sort que les objectifs d'Aichi.
En définitive, l'accord de Kunming à Montréal me paraît constituer un ensemble de possibles, un cap et une boussole dont les États doivent s'emparer, dans le cadre d'une mise en oeuvre qui tient compte des enjeux institutionnels, économiques et sociaux propres à chaque État. Le succès dépendra également de l'accompagnement scientifique et de l'évaluation des mesures en faveur de la biodiversité, car on ne protège bien que ce que l'on connaît bien ; le défi de la transmission de la connaissance est donc un enjeu important. Ce nouveau cadre mondial fournit l'ensemble des outils, des approches et des indicateurs pour inverser les courbes en matière de biodiversité, mais il ne sera véritablement transformateur que si les États le font vivre, à travers leurs politiques publiques, leurs financements et en veillant aux incidences environnementales de chaque décision. Il faudra une mobilisation de l'État et des collectivités territoriales, car la biodiversité est un pari mutuel que nous devons collectivement gagner, parlementaires, élus locaux et ensemble des citoyens.