Le sujet qui nous réunit aujourd'hui, celui de la hausse des prix de l'énergie et de la protection des collectivités territoriales, est crucial.
Les vingt interlocuteurs que j'ai auditionnés ou sollicités me l'ont bien rappelé. Je pense ici aux associations d'élus locaux, aux fournisseurs d'électricité et de gaz - dont EDF et Engie - à l'administration centrale, à la Commission de régulation de l'énergie (CRE) ou au Médiateur national de l'énergie (MNE). Mais ces interlocuteurs m'ont aussi indiqué que l'évolution proposée par ce texte n'est sans doute pas la bonne pour répondre à cette situation.
La proposition de loi poursuit l'objectif louable d'une plus grande régulation des marchés de l'électricité et du gaz, en suggérant à cette fin deux évolutions.
L'article 1er vise à appliquer les tarifs réglementés de vente de l'électricité (TRVE) à l'ensemble des collectivités territoriales.
Depuis la loi « Énergie-Climat » du 8 novembre 2019, ces tarifs bénéficient aux collectivités territoriales dont la puissance souscrite est inférieure à 36 kilovoltampères (kVA), le nombre d'employés à 10 équivalents temps plein (ETP) et les recettes annuelles à 2 millions d'euros.
Les TRVE couvrent actuellement 22,2 millions de sites résidentiels et 1,5 million de sites professionnels, ce qui représente 28 % de la consommation nationale d'électricité, selon la CRE. Parmi leurs bénéficiaires, on dénombre 13 500 communes, soit 106 000 sites et une consommation de 0,6 térawattheure (TWh), pour le groupe EDF.
L'article 2 entend maintenir les tarifs réglementés de vente du gaz (TRVG), notamment pour les collectivités territoriales.
En effet, la loi « Énergie-Climat » a supprimé ces tarifs, à partir du 1er décembre 2020, pour les consommateurs finals non domestiques consommant moins de 30 000 kilowattheures (kWh) par an, et à partir du 1er juillet 2023, pour les consommateurs finals domestiques ainsi que les propriétaires d'immeubles d'habilitation dont la consommation est inférieure à ce niveau.
À ce jour, les TRVG englobent 3 millions de sites résidentiels, soit 7,5 % de la consommation nationale de gaz, selon la CRE. Pour autant, plus de 25 000 communes ne sont desservies par aucun réseau de distribution de gaz naturel, pour l'Association française du gaz (AFG).
L'impact de la hausse des prix de l'énergie sur les consommateurs d'énergie, et notamment les collectivités territoriales, est un sujet de préoccupation légitime. Je le répète.
Dans le cadre des dernières lois de finances initiales ou rectificatives, plusieurs dispositifs de soutien budgétaires et fiscaux ont d'ailleurs été appliqués aux collectivités territoriales notamment : un blocage des TRVG, du 1er janvier au 30 juin 2023 ; une compensation des TRVE, du 1er février au 31 décembre 2023 ; un amortisseur électricité pour les collectivités territoriales non éligibles aux TRVE, pour un montant de 3 milliards d'euros. Mais aussi un filet de sécurité pour celles connaissant une baisse de 25 % de leur épargne et une hausse de 60 % de leurs coûts, pour un montant 2 milliards d'euros, ces critères ayant été amendés par le Sénat il y a quelques jours, pour rendre éligibles d'autres collectivités ; une baisse de la taxe intérieure sur la consommation finale d'électricité (TICFE), au minimum européen de 0,5 euro par mégawattheure (MWh) ; le relèvement du plafond de l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh) de 100 à 120 TWh, compensé par une hausse partielle de son prix de 42 à 46,2 euros par MWh.
Par la même occasion, un prix de référence du gaz, pour lequel la CRE doit remettre une proposition d'ici janvier prochain, a aussi été introduit.
Je rappelle que le coût de ces dispositifs de soutien budgétaires et fiscaux s'élève à 45 milliards d'euros au total et 20 milliards d'euros nets. Cela est important.
Notre commission a joué tout son rôle pour protéger les consommateurs d'énergie, et notamment les collectivités territoriales, dans le cadre de ses attributions législatives.
Lors de l'examen de la loi portant mesures d'urgence pour la protection du pouvoir d'achat d'août dernier, notre commission a fait adopter un rapport d'évaluation sur le niveau d'exposition des collectivités territoriales aux hausses des prix et l'opportunité de renforcer les mesures fiscales, budgétaires ou tarifaires, prises pour les accompagner.
Dans le cadre de l'examen de la loi de finances initiale pour 2023, elle a proposé des amendements, pour garantir l'éligibilité des collectivités territoriales à l'amortisseur électricité ou consolider la protection des consommateurs de gaz par le chèque énergie. Ils seront examinés ce vendredi en séance publique.
Dans ce contexte, très critique, la proposition de loi présente de lourdes difficultés, à commencer par sa contrariété avec le droit de l'Union européenne, qui rendent ses dispositions en définitive inapplicables.
S'agissant de l'article 1er, sur l'extension des TRVE, il est contraire au cadre européen. La directive du 5 juillet 2019 réserve en effet l'application des tarifs réglementés aux clients résidentiels et aux microentreprises, auxquelles sont assimilées les collectivités territoriales. Elle prévoit aussi une méthode non discriminatoire et une notification dans un délai d'un mois. Ce cadre a été assoupli, sans tout autoriser pour autant, par le règlement du 6 octobre 2022, qui permet d'appliquer ces tarifs réglementés aux PME. Il prévoit cependant une indemnisation des fournisseurs et un réexamen des mesures. Ces conditions précises d'éligibilités et de méthode ont été reprises par le Conseil d'État, dans un arrêt du 8 novembre 2019. Or, l'article ne respecte aucune de ces conditions, puisqu'il appliquerait les TRVE à l'ensemble des collectivités territoriales, sans indemnisation ni notification. Pire, il supprimerait la référence au dispositif de l'Arenh qui, s'il doit à terme être réformé, garantit actuellement la conformité du marché national de l'électricité avec le cadre juridique européen.
De plus, l'article ne répond pas aux besoins des collectivités territoriales. Tout d'abord, les TRVE ne sont pas, en eux-mêmes, protecteurs des hausses de prix, dans la mesure où leur niveau doit couvrir l'ensemble des coûts des fournisseurs. Les TRVE sont construits selon une méthode d'empilement des coûts, qui prend en compte, pour leur construction, tous les coûts d'un opérateur efficace, ce qui garantit leur contestabilité, soit la faculté pour un fournisseur alternatif de proposer des tarifs de marché égaux ou inférieurs aux TRVE. Ce sont donc plutôt les dispositifs tarifaires, budgétaires et fiscaux liés aux TRVE qui assurent aujourd'hui cette fonction protectrice. En outre, la moitié des collectivités territoriales a souscrit des offres de marché, souvent via des groupements d'achat proposés par leurs syndicats intercommunaux ou départementaux d'énergie. Une résiliation anticipée de ces offres les obligerait à indemniser leur fournisseur d'électricité, ce qui les fragiliserait contractuellement et les pénaliserait financièrement. Plus largement, appliquer aux collectivités territoriales des TRVE contraires au droit européen les exposerait à un risque de contentieux et de remboursement. Enfin, il n'est pas précisé si une telle application concernerait les services en délégation, comme ceux en régie, les zones non interconnectées, comme la France hexagonale, laissant ainsi augurer des différences de traitements peu opérationnelles et peu justifiables.
Outre les collectivités territoriales, l'article pénalise aussi les fournisseurs d'électricité. Le groupe EDF serait ainsi contraint d'acquérir des volumes non anticipés, dans des proportions importantes et des délais serrés, sur les marchés de l'électricité ou auprès d'autres fournisseurs. En l'absence de réservation préalable, cela l'exposerait à un risque financier très élevé. C'est la raison pour laquelle la dernière révision d'ampleur des TRVE, sur les tarifs « jaunes » et les tarifs « verts », avait été précédée d'un délai de cinq ans. Quant aux fournisseurs alternatifs, ils seraient évincés au profit du groupe EDF, qui peut seul commercialiser les TRVE, ce qui éroderait leurs clients et leurs recettes et les obligeraient à redimensionner leurs offres et leurs personnels. Le principe constitutionnel de libre concurrence s'en trouverait affaibli.
Concernant l'article 2, sur le maintien des TRVG, il est lui aussi contraire au droit européen. Dans son arrêt du 19 juillet 2017, le Conseil d'État a ainsi estimé que les TRVG ne respectaient pas la directrice du 13 juillet 2009, telle qu'interprétée par l'arrêt du 7 septembre 2016 de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE). Le droit européen requiert en effet la poursuite d'un intérêt économique général - le maintien de prix raisonnables, la cohésion territoriale, la sécurité d'approvisionnement - ainsi que le respect de critères de proportionnalité, de temporalité, de clarté, de transparence, de non-discrimination et de contrôle. Or, pour le Conseil d'État, les TRVG ne poursuivent pas d'intérêt économique général : ni la garantie des prix, car ils doivent couvrir les coûts des fournisseurs ; ni la cohérence territoriale, car le gaz n'est pas substituable, son prix est peu harmonisé et sa desserte peu étendue ; ni enfin la sécurité d'approvisionnement, qui n'entre pas dans les missions des fournisseurs de gaz. Le règlement du 6 octobre 2022 n'a rien changé à cet état de droit, car il n'autorise, pour le gaz, que la possibilité d'instituer une contribution de solidarité temporaire, et non des tarifs réglementés. En rétablissant les TRVG, l'article serait donc frontalement contraire à la jurisprudence du Conseil d'État et de la CJUE. C'est d'autant plus vrai qu'il ne viserait pas seulement à prolonger les actuels consommateurs éligibles à ces tarifs, mais plutôt à faire bénéficier tous les consommateurs de ces tarifs.
En outre, l'article ne répond pas non plus aux besoins des collectivités territoriales. Tout comme les TRVE, les TRVG ne protègent pas, en tant que tels, des hausses des prix, car leur niveau doit couvrir l'ensemble des coûts des fournisseurs. Et la généralisation des TRVG serait déstabilisatrice pour les offres de marché souscrites par les collectivités territoriales, avec un risque de pénalités, liées aux résiliations anticipées de ces offres, mais aussi de contentieux et de remboursement.
Enfin, l'article déstabilise les fournisseurs de gaz, en plus des collectivités territoriales. Tout d'abord, il remettrait en cause l'extinction des TRVG. Or, aucune nouvelle souscription n'est possible depuis 2019, la sortie des consommateurs non domestiques est réalisée depuis 2020 et celle des consommateurs domestiques doit l'être dans six mois. Du reste, le groupe Engie s'est déjà organisé en conséquence. Plus encore, le maintien des TRVG éroderait le signal-prix du gaz, qui reste une énergie fossile, dont la consommation doit être modérée et « verdie ». Enfin, ces tarifs réglementés ne sont plus nécessaires à l'application des dispositifs de soutien tarifaires, budgétaires ou fiscaux liés, qui reposeront désormais sur un prix de référence du gaz, fixé par la CRE, comme prévu par la loi de finances initiale pour 2023.
En définitive, si je ne suis pas hostile à une évolution des TRVE et des TRVG, j'estime qu'elle ne peut être réalisée que dans le strict respect du cadre constitutionnel et du droit européen, faute de quoi les consommateurs d'énergie, dont les collectivités territoriales, seraient exposés à un grave risque juridique et financier. Si une évolution doit être recherchée, c'est à l'échelle européenne, plutôt que nationale, et sur le marché de gros, outre celui de détail ; rappelons que la France n'a toujours pas obtenu un découplage du prix de l'électricité de celui du gaz, contrairement au Portugal ou à l'Espagne.
C'est pourquoi j'ai accueilli avec intérêt la position exprimée par la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR), qui réunit les collectivités territoriales en tant qu'autorités organisatrices de la distribution d'énergie - je cite : « la FNCCR est pleinement consciente que ces propositions se heurtent à un problème de conformité aux directives de l'Union européenne relatives à l'organisation des marchés intérieurs de l'électricité et du gaz, outre le fait qu'elles ne sont pas suffisantes pour garantir aux consommateurs finals un niveau de protection adéquat, ce qui plaide par conséquent en faveur d'une réforme structurelle de ces marchés ».
Constatant la non-conformité de ce texte avec le droit européen, ainsi que son coût pour le groupe EDF et ses effets de bord pour les collectivités territoriales, je suis contraint de proposer à notre commission son rejet.
Pour autant, je sais que notre commission continuera d'être très attentive à l'évolution de la régulation des marchés de l'énergie et des dispositifs de soutien aux collectivités territoriales, dans le cadre de ses travaux budgétaires, qui s'achèvent, et de ceux législatifs, qui s'annoncent, notamment en matière d'électricité nucléaire.
Conformément au vade-mecum sur l'application des irrecevabilités en application de l'article 45 de la Constitution, adopté par la Conférence des présidents, il nous revient maintenant d'arrêter le périmètre indicatif de la proposition de loi.
Sont susceptibles de présenter un lien, même indirect, avec le texte déposé, les dispositions relatives aux modalités de détermination et d'application des TRVE et TRVG, et notamment à la prise en compte par ces tarifs des collectivités territoriales et de leurs groupements.
Il en est ainsi décidé.