Intervention de Jean-Michel Glachant

Commission des affaires économiques — Réunion du 1er décembre 2023 à 9h00
Énergie climat transports — « le marché de l'électricité dans l'union européenne : quelle réforme ? » - audition

Jean-Michel Glachant, délégué à l'Institut universitaire européen (EUI) de Florence, président de l'Association internationale pour l'économie de l'énergie :

Je suis très honoré par la demande que vous m'avez faite de réaliser, en salle Médicis, un tour d'horizon des marchés européens vu de la ville des Médicis, Florence.

Je suis professeur des universités, délégué à l'Institut universitaire européen (EUI) de Florence, et j'ai été élu par mes pairs président de l'Association internationale pour l'économie de l'énergie, fonction que je dois prendre le 16 décembre à Philadelphie, aux États-Unis.

Le modèle européen du marché de l'électricité est un modèle léger. Il s'oppose au modèle lourd et organisé anglo-saxon, le pool britannique ou le pool de Pennsylvanie-New-Jersey-Maryland.

Ce modèle lourd organisé réalise un dispatch de toutes les unités de production, unité par unité, pour chaque demi-heure. Personne ne peut produire sans l'ordre du dispatch central. Le modèle Pennsylvanie-New-Jersey-Maryland ajoute un calcul nodal des prix. Chaque noeud du réseau a son prix. Il y a jusqu'à plusieurs centaines de noeuds et de prix.

Notre modèle léger européen n'a aucun dispatch central. Chaque offreur gère lui-même son portefeuille d'unités, nos prix sont zonaux, une zone pouvant même être un pays de la taille de la France.

Ce modèle européen n'a jamais été dicté par la Commission, c'est un résultat empirique national. Les résultats nationaux ont été réutilisés par les transporteurs français, belges et néerlandais pour coupler tous nos marchés nationaux en un seul marché européen. Comment ? Par un calcul de capacités garanties de transport transfrontalier. C'est le couplage des marchés nationaux qui est le coeur des échanges européens et qui a été enrichi d'un grand nombre de codes européens de réseaux conçus par l'Association européenne des transporteurs, en dialogue avec l'Agence européenne de coopération des régulateurs de l'énergie. Ce mode de fonctionnement est pragmatique et empirique. Il a été élaboré sur plus de dix ans et ce travail se poursuit.

Le modèle européen est unique au monde. Ni les États-Unis, ni le Canada, ni l'Australie n'y sont parvenus. Certes, c'est un modèle léger, mais, soutenu par le couplage de tous nos marchés nationaux et par des codes communs de réseau, il ouvre chaque système électrique national à tous les autres et permet d'optimiser le fonctionnement de tout le parc électrique européen, soit des milliers d'unités, et même des centaines de milliers avec le renouvelable. C'est incroyablement efficace et cela fonctionne 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 à l'échelle européenne. Même la Chine s'y intéresse dans sa réflexion nationale sur le couplage des marchés régionaux chinois.

Ce modèle européen ouvert a permis un succès industriel mondial dans les éoliennes. Les deux premières entreprises mondiales de fabrication d'éoliennes sont européennes. La danoise Vestas est numéro un mondial et numéro un aux États-Unis. La germano-espagnole Siemens Gamesa est numéro un mondial en éolien maritime. Le Danemark prépare des plates-formes maritimes géantes, des hubs de 10 GW à 20 GW. L'objectif européen général en maritime est de 60 GW en 2030 - c'est la taille de tout le parc nucléaire français. 340 GW en 2050, c'est deux fois et demie la puissance installée en France, sans parler de l'apparition de géants de l'électricité renouvelable Enel, EDP, Iberdrola, mais aussi venant du gaz et du pétrole, comme TotalEnergies ou BP.

Notre modèle européen ouvert est-il antinucléaire ? Il est tout à fait vrai que les centrales au gaz ne présentent pas de risque de prix de marché puisqu'elles forment celui-ci. Ce n'est pas le cas du nucléaire. Regardons le cas britannique : Hinkley Point est en cours de construction et Sizewell est un projet de centrale à deux réacteurs EPR. Comment ? Pragmatique, le gouvernement britannique garantit par des contrats de long terme le prix de vente du nucléaire jusqu'à 100 euros/MWh, soit plus de deux fois l'Accès régulé à l'électricité nucléaire historique (ARENH). Ce sont des contrats pour différence (CFD), auparavant approuvés par la Commission européenne.

Quand les renouvelables sont venus baisser les revenus des centrales au gaz, on a étendu ce pragmatisme. Les centrales au gaz peuvent toucher des revenus de capacités sur le marché des capacités, en plus du prix de vente de l'énergie. Ceci a également été approuvé par la Commission européenne, mais soyons francs : ce modèle européen 2000-2010 est dépassé et il nous en faut un autre.

Premièrement, les investissements productifs ne sont plus basés sur les prix de marché de gros. Il faut en prendre acte et financer les investissements par des contrats de long terme, ces fameux contrats pour différence, ou bien par des contrats d'approvisionnement bilatéraux - en anglais « power purchase agreement » ou PPA -, tout en visant une planification souple des évolutions technologiques. Par exemple, il faut encourager l'éolien maritime flottant, pour lequel la France comme le Portugal disposent d'un véritable avantage.

Cette réorganisation des schémas d'investissement fournirait aussi une base solide à la stabilité à long terme des prix de gros. D'après les estimations de la Commission de régulation de l'énergie, le secteur des renouvelables français devrait reverser aux autorités publiques, en 2022-2023, une trentaine de milliards d'euros.

Deuxièmement, il faut favoriser plus d'investissements dans la résilience du système électrique en donnant à ces fameux marchés de capacité la mission d'accroître la flexibilité de la demande. Le Sénat pourrait, par exemple, s'intéresser au champion national en France, Schneider Electric.

Troisièmement, il faut aussi renforcer la stabilité des prix de gros en favorisant des marchés de couverture. En les alimentant par des obligations réglementaires de couverture des fournisseurs, on pourrait même, à l'échelle européenne, créer un marché de couverture des fournitures de base qui serait l'équivalent de notre définition française de service public garanti, - un nouveau modèle européen qu'on pourrait qualifier d'hybride -, avec plusieurs types de marchés et des politiques publiques fortes.

Après une sortie de l'épidémie de Covid désordonnée et inflationniste, il était parfaitement légitime de prolonger le « quoi qu'il en coûte » pour ne pas bloquer la reprise économique, en ciblant les ménages. Il existe beaucoup de manières de le faire. En Espagne, on est intervenu sur les prix de gros, ce qui peut sembler curieux pour changer les prix de détail, mais est typique de l'Espagne. En France, on est intervenu sur les prix de détail, ainsi qu'en Grande-Bretagne, mais avec des faillites de fournisseurs d'électricité. On peut également citer les aides directes aux ménages sans toucher au prix - formule allemande -, ou l'étalement pluriannuel des factures - formule danoise.

Notre bouclier tarifaire était au coeur de la réponse française. Les réponses nationales étaient alors parfaitement légitimes et appropriées. Une réponse européenne n'était pas nécessaire.

Le nouveau choc, à mes yeux, est le choc politique russe, apparu à partir de mars 2022. Avec la menace d'une coupure ou d'une pénurie de gaz, le sujet n'est plus le prix, mais le volume : il faut baisser les volumes consommés et trouver du gaz naturel liquéfié (GNL) ou du gaz de gazoduc un peu partout. Toutefois, il n'y aura pas de desserrement net de l'offre avant 2025 ou 2026. Il faut donc « serrer la vis » à la demande, donc aux consommations. Il n'y a pas d'échappatoire.

Le bouclier tarifaire national n'est plus au coeur des remèdes. C'est devenu un coupe-symptôme, une aspirine pendant la fièvre, mais ce n'est pas un remède qui agit sur les causes. Quand la demande européenne semble incontrôlée, les marchés peuvent bondir vers le prix de la défaillance jusqu'à 10 000 euros/MWh, ce qui devient un problème européen collectif et non plus national.

Il y a donc utilité à mettre en place une surveillance européenne des consommations et des achats européens groupés, mais vous constaterez, comme moi, que ceci n'apporte pas de réponse claire à la perte de compétitivité des gros exportateurs ou de zones industrielles électro-intensives.

Enfin, en matière de sobriété, deux modèles s'opposent. L'Allemagne a réduit de 100 TWh sa consommation de gaz. L'Espagne a réduit un peu la consommation des ménages et des professionnels, mais a augmenté de près de 25 TWh la consommation de gaz pour produire de l'électricité. Choisissez votre modèle ! Je ne dirai rien de la France car, dans la salle Médicis, la France, ce n'est pas moi, c'est le Sénat !

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