Intervention de Bernard Fournier

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 1er mars 2023 à 10h00
« quelle stratégie française dans le golfe de guinée ? » — Examen du rapport d'information

Photo de Bernard FournierBernard Fournier, co-rapporteur :

Le Golfe de Guinée est sans doute une région d'Afrique qui se trouve moins sous le feu des projecteurs que le Sahel. Cela se comprend aisément étant donné l'engagement français depuis 2013 contre les groupes terroristes dans le cadre des opérations Serval puis Barkhane. Au-delà de cet engagement militaire, la région a également concentré plus qu'aucune autre, pendant une décennie, les efforts de la diplomatie et de l'aide au développement françaises.

Au moment où nos armées sont contraintes de se retirer du Mali et du Burkina Faso et où la Russie consolide son emprise sur le Sahel, il nous a paru utile de prendre du recul. Car le Sahel doit être replacé dans l'ensemble plus vaste que constitue l'Afrique de l'Ouest, et dont les pays du Golfe de Guinée constituent en réalité le coeur économique et démographique.

Notre conviction est en effet que le Golfe de Guinée est une région incontournable aussi bien pour le développement et la stabilité de l'Afrique de l'Ouest que pour la préservation des intérêts stratégiques français.

Ce serait d'ailleurs une erreur de se focaliser sur les seuls pays francophones. D'abord, ce serait faire l'impasse sur le géant démographique et économique africain, le Nigeria. Géant démographique, avec ses plus de 200 millions d'habitants, sans doute plus de 400 millions en 2050 et 800 millions en 2100, ce qui en fera le deuxième pays le plus peuplé du monde derrière l'Inde et devant la Chine. Géant économique, avec un PIB de 440 milliards de dollars, également le premier d'Afrique.

En outre, le Golfe de Guinée dans son ensemble représente près de 50% de la production pétrolière du continent, avec des réserves estimées à 100 milliards de barils, soit 10% des réserves mondiales. Ce pétrole compte aussi pour 10% des exportations mondiales.

De fait, les intérêts économiques de la France dans la région sont significatifs, en particulier au Nigeria. C'est en effet le premier partenaire commercial de la France en Afrique subsaharienne. Le Nigeria concentre 60% du stock d'investissement français en Afrique de l'Ouest. Une centaine d'entreprises françaises y sont présentes, dans le domaine pétrolier (Total), la construction (Lafarge-Holcim, Bouygues), la logistique (Bolloré), etc. La situation est similaire en Côte d'Ivoire, deuxième partenaire de la France en Afrique subsaharienne après le Nigeria.

Du fait de sa population très importante et grâce au dynamisme et à la créativité de sa jeunesse, le Nigeria présente de nombreuses opportunités d'investissements et d'affaires, comme l'ont souligné les chefs d'entreprise français que nous avons rencontrés à Lagos. Selon eux, ces opportunités très significatives compensent la corruption qui crée un environnement complexe pour les entreprises.

Ensuite, la France a un atout à jouer dans les pays anglophones, avec un passé moins compliqué que dans les pays francophones, d'où une image globalement très positive de notre pays, comme nous avons pu le constater au Nigeria.

La région « Golfe de Guinée » revêt également une importance cruciale sur le plan des phénomènes migratoires. Sur l'ensemble des migrants d'Afrique de l'Ouest, moins de 10% prennent la destination de l'Afrique du Nord et de l'Europe. L'immigration en provenance du Sahel est ainsi très importante dans la région. La stabilité et le développement économique des pays du Golfe de Guinée sont donc essentiels pour que ces migrants n'aient pas à chercher massivement un avenir meilleur en-dehors de l'Afrique.

Enfin, rappelons qu'environ 80 000 Français sont présents dans le Golfe de Guinée, y travaillent et y entreprennent.

Le Golfe de Guinée est cependant pris en tenaille entre deux types de menaces : les unes en provenance de l'Océan, les autres de l'intérieur du Continent. Ces menaces viennent potentiellement « percuter » le potentiel de prospérité de cette région ainsi que les intérêts de la France que j'ai évoqués.

Je parlerai pour ma part de la menace qui trouve son origine au large des côtes. En réalité, et c'est l'un des enseignements de notre mission, cette menace est au moins triple : la piraterie, la pêche illégale et un trafic de drogue en explosion.

En ce qui concerne la piraterie, le Golfe de Guinée est devenu dans les années 2010 la première région au monde pour ce fléau, avec plus de cent incidents par an. Les enlèvements avec demande de rançon ont remplacé les vols de pétrole. Les armateurs de France nous ont dit combien la piraterie leur coûtait, notamment en termes de frais d'assurance et de sécurité privée, dans cette zone où passent plus de 1 500 navires par jour. Trois remarques à ce sujet.

D'abord, comme l'ont rappelé deux résolutions du conseil de sécurité des Nations unies, c'est la responsabilité première des États de la région de sécuriser leur domaine maritime. De fait, ils s'y efforcent, individuellement mais aussi collectivement avec l'architecture de Yaoundé mise en place en 2013, et qui consiste en un dispositif assez complexe avec plusieurs instances régionales sur divers niveaux. Le bilan de ce dispositif est d'ailleurs mitigé. Les pays restent un peu jaloux de leur souveraineté. Ils ont de tels problèmes à l'intérieur de leurs frontières qu'il leur est difficile de traiter en plus la sécurité maritime. L'harmonisation des législations, indispensable pour mieux réprimer la piraterie, n'avance pas vite.

Deuxième niveau d'intervention contre la piraterie : l'opération Corymbe, et je veux ici rendre hommage à nos militaires, en particulier de la Marine nationale, qui assurent cette mission depuis plus de trente ans, en coordination avec les forces française prépositionnées. C'est un travail de coopération et d'exercices communs de grande ampleur - nous avons pu rencontrer l'équipage du PHA Tonnerre qui était à quai à Lagos lors de notre venue. Ce sont également des formations au profit des marines locales, mais aussi des opérations menées contre les pirates. Corymbe peut s'appuyer sur des outils remarquables comme le MICA Center hébergé à Brest, qui veille H24 sur le trafic maritime et, en cas d'attaque, alerte les Marines concernées.

Il existe également, au niveau de l'Union européenne, une « Présence maritime coordonnée » combinant les moyens navals européens disponibles.

Ces actions sont-elles efficaces, faut-il les renforcer ? D'abord, de l'avis général des spécialistes que nous avons entendus, une opération de type Atalante, parfois réclamée par les armateurs, est à exclure, car nous ne sommes pas du tout ici dans la même situation. En effet, contrairement à la Somalie en 2009, les États de la zone ne sont pas des États faillis. Par ailleurs, le golfe d'Aden est un « rail de navigation » où les navires de commerce peuvent être protégés en convois. Au contraire, dans le golfe de Guinée, les routes maritimes sont diverses et les navires très dispersés.

Par ailleurs, au moment où nous avons lancé notre mission, un fait étonnant s'était produit depuis environ un an : le nombre d'attaques de piraterie a complètement chuté. On est passé de 115 incidents en 2020 à 52 en 2021, et seulement 16 entre janvier et juin 2022.

Les spécialistes que nous avons entendus ne doutent pas du bien-fondé des actions de sécurisation maritime. Néanmoins, ils n'y voient pas le facteur déterminant dans cette diminution, qui serait plutôt à rechercher à l'intérieur du Nigeria. En effet, les troubles politiques et sociaux majeurs dans le delta du Niger ont sans doute joué un rôle essentiel dans le développement de la piraterie dans les années 2010. Inversement, l'approche des élections présidentielles au Nigeria a probablement un lien avec la diminution des attaques, tout comme, à l'inverse, l'augmentation massive du pillage des oléoducs à terre, 80% de la production étant volée ! Ceci ne nous conduit toutefois pas à préconiser un allègement du dispositif anti-piraterie. En effet, il est tout à fait possible que de nouveaux changements au Nigeria conduisent à son retour dans le Golfe de Guinée. La coopération entre les pays de la zone et avec leurs partenaires doit donc continuer à progresser, notamment les efforts d'harmonisation juridique.

Par ailleurs, nous avons identifié deux autres menaces qui sont peut-être encore plus graves que la piraterie. La première, c'est la pêche illégale, menée par des bateaux souvent chinois ou russes, qui prélèvent des quantités dépassant les capacités de reconstitution des stocks. Or la pêche fait vivre plus de 7 millions de personnes dans la région et le nombre de personnes en situation d'insécurité alimentaire en Afrique de l'Ouest et dans le golfe de Guinée a doublé en deux ans.

Nous aidons déjà les États dans ce domaine dans le cadre de CORYMBE. Selon nous, il faut aller plus loin et en faire une véritable priorité, d'autant que la baisse de la piraterie donne des marges pour agir. Plus globalement, il est nécessaire d'aller au-delà de la seule approche sécuritaire immédiate pour créer les conditions d'une « économie bleue » prospère dans le Golfe de Guinée, car toute la région en bénéficiera.

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