Intervention de Gisèle Jourda

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 1er mars 2023 à 10h00
« quelle stratégie française dans le golfe de guinée ? » — Examen du rapport d'information

Photo de Gisèle JourdaGisèle Jourda, co-rapporteure :

Je vais donc à présent évoquer la question de la coopération et de la présence militaires de la France dans les pays du Golfe de Guinée.

Avec la fin de l'intervention Barkhane et l'hostilité grandissante que la France rencontre dans les pays du Sahel, il est évident que nous ne pouvons pas faire un « copier-coller » de la politique suivie jusqu'à aujourd'hui. Il est d'abord nécessaire d'avoir une réflexion générale sur la justification et sur les conditions de nos interventions militaires. La progression du djihadisme dans le Golfe de Guinée rend également cette réflexion plus urgente.

Certes, la nature et les modalités de notre engagement dans les pays africains ont déjà profondément changé au fil des années. C'est pourquoi d'ailleurs les accusations de néocolonialisme me semblent déplacées. Le soutien inconditionnel aux régimes en place n'est plus d'actualité. La France promeut depuis longtemps une politique davantage soucieuse de démocratie et de droits de l'homme que ce n'était le cas auparavant. En outre, La présence militaire française en Afrique a déjà connu une très forte déflation depuis le milieu des années 90. La doctrine d'emploi des forces armée françaises a également évolué. Après la mise en oeuvre du concept de « renforcement des capacités africaines de maintien de la paix », la progression du djihadisme a imposé une évolution vers la lutte contre le terrorisme. Parallèlement, l'accent a été mis sur la formation des militaires locaux, menée par la direction de la coopération de sécurité et de défense (DCSD) du Quai d'Orsay, qui s'appuie sur une quinzaine d'Écoles nationales à vocation régionale (ENVR).

Toutefois, les dernières interventions importantes de la France ont illustré les limites de ces évolutions. En Côte d'Ivoire, le conflit a montré la difficulté pour la France d'adopter une politique cohérente face aux crises de régime des pays de l'Afrique de l'Ouest, puisque l'intervention a mécontenté les deux parties en conflit. Au Mali et au Burkina Faso, les succès militaires n'ont pas permis d'enrayer une dégradation radicale des relations diplomatiques, ouvrant la voie à la Russie.

Ces deux interventions ont souligné, comme l'avait développé devant la commission le général Didier Castres, le problème de l' « inconcordance des temps » que nous rencontrons dans nos interventions. Alors que les crises sont déterminées par des facteurs structurels comme des conflits politiques et sociaux ou encore une mauvaise gouvernance persistante, les opinions publiques et plus encore les médias exigent des résultats rapides. Ceci peut conduire, soit à surévaluer des succès conjoncturels, soit au contraire à condamner une intervention au bout de quelques mois sans lui avoir laissé le temps de porter ses fruits. D'autant que, sur la durée, les populations des pays concernés perçoivent toute présence armée d'un Etat étranger comme une forme d' « occupation ».

Il convient de garder à l'esprit ces facteurs pour imaginer de nouvelles modalités d'intervention et faire évoluer la conception même que la France se fait de la coopération ou du soutien militaire aux pays africains, en un mot de notre l'«offre stratégique » à ces pays.

Depuis trente ans a été privilégiée d'une part la formation des cadres militaires, que ce soit en France ou dans les écoles nationales à vocation régionale, d'autre part la coopération opérationnelle, avec notamment les « partenariats militaires opérationnels » (PMO), qui vont de la formation initiale jusqu'à l'accompagnement au combat.

Or, au cours des dernières décennies, le nombre de stagiaires formés dans les écoles françaises a drastiquement diminué et la nouvelle génération de chefs est donc beaucoup moins francophile, comme on le voit aujourd'hui au Burkina Faso. Surtout, la formation au long court des officiers supérieurs n'est pas la panacée. La construction d'une armée efficace dépend de très nombreux facteurs et la formation n'en est qu'un parmi d'autres. Souvent, ces formations n'irriguent pas jusqu'aux cadres « de contact » - c'est-à-dire les sous-officiers ou officiers subalternes, ceux mènent leurs hommes au combat. Certes, les efforts plus ciblés que nous consentons sur la formation à la lutte contre le terrorisme sont utiles, à travers notamment la nouvelle Académie internationale de lutte contre le terrorisme (AILCT) que nous avons pu visiter à Abidjan. Cette formation y concerne non seulement des militaires mais aussi des magistrats ou des policiers, ce qui la rend sans doute plus efficace.

Quant aux partenariats opérationnels, ils ont aussi leur vertu, mais ils maintiennent les militaires locaux dans une position subordonnée et ne les responsabilisent pas forcément.

Dès lors, il faut davantage répondre à ce que demandent actuellement les partenaires africains de la France, et qui est moins « structurel ». Plutôt que des formations ou de l'accompagnement au combat, ils demandent en effet des financements, des équipements ou des armements, ainsi que de l'appui opérationnel en renseignement. Dans ce domaine, la facilité européenne de paix doit permettre de débloquer certains financements. Il ressort de notre déplacement que les dirigeants de ces pays sont très inquiets de la progression des djihadistes et sont en demande d'une coopération avec la France sur ces sujets. En particulier au Nigeria, les groupes djihadistes se développent dans le Nord-Ouest en continuité avec les groupes sahéliens. Dans ce domaine, notre appui en matière de renseignement peut être décisif compte tenu de la connaissance très précise que nous avons acquise sur ces différents groupes tout au long de l'opération Barkhane.

Bien entendu, dans cette volonté de répondre aux besoins formulés par les États partenaires africains, il faut être prudent pour ne pas franchir des lignes rouges en aidant des armées qui n'agiraient pas dans le respect du droit de la guerre.

La deuxième grande réflexion doit porter sur nos bases militaires au Sénégal, en Côte d'Ivoire et au Gabon. Faut-il diminuer leurs effectifs, voire en supprimer certaines ?

Il faut d'abord tenir compte du fait qu'on est déjà passé de 8 000 hommes au début des années 90 à 1 600 aujourd'hui. Par ailleurs, ces bases sécurisent nos ressortissants, nombreux dans la région : 150 000 Français vivent au Sud du Sahara, surtout en Afrique de l'Ouest. Pour nos concitoyens et nos entreprises, c'est une assurance-vie en cas de troubles majeurs. Elle bénéficie d'ailleurs aussi à nos amis européens, ce dont ils ne nous témoignent pas toujours beaucoup de reconnaissance, comme nous l'a rappelé notre ambassadeur au Burkina.

La question des bases est ainsi étroitement liée à celle de notre capacité à mener des opérations. S'il est entendu que l'armée française n'a plus vocation à intervenir pour soutenir des régimes, faut-il s'interdire toute opération significative en cas de péril majeur pour nos ressortissants ? Par ailleurs, on ne peut exclure complètement le risque de développement d'un sanctuaire terroriste qui servirait de foyer pour des actions projetées en France, ce qui poserait alors de nouveau la question d'une intervention, fût-elle ponctuelle contrairement à Barkhane.

Le président de la République a annoncé avant-hier dans son discours sur l'Afrique, nous nous en félicitons, que ces bases ne seront pas fermées, mais transformées pour s'intégrer davantage au sein des pays où elles sont implantées. La mutualisation avec nos alliés africains et avec des partenaires européens, peut aussi être une bonne chose. Le Président a aussi évoqué la transformation en « académies », faisant référence sans doute à cette académie de lutte contre le terrorisme que nous avons visitée à Abidjan et qui constitue effectivement un beau projet.

Selon nous, il faut cependant veiller à garder une présence significative si nous voulons pouvoir faire face aux situations exceptionnelles que j'ai évoquées. Il faut rappeler que même l'A400M ne peut pas transporter plus de quelques véhicules lourds depuis l'hexagone. La distance par rapport à celui-ci implique donc de conserver des capacités logistiques suffisantes sur place.

En outre, les bases sont des relais d'influence permanente, permettant de garder des contacts discrets sur la durée et de développer des connaissances précieuses, même en dehors de toute intervention. Par ailleurs, les bases des forces prépositionnées ne focalisent pas spécialement le sentiment anti-français.

Nous devrons donc être attentifs à cette évolution du dispositif au cours des prochains mois, car en réalité tout reste à construire.

Pour conclure, la manière dont nous allons faire face aux enjeux du Golfe de Guinée constitue un test de notre « résilience » après l'échec rencontré au Sahel. S'il est évident que nous ne souhaitons plus mener des opérations aussi lourdes et longues que Barkhane, cela ne doit nullement signifier que nous renonçons à cultiver notre influence, à protéger nos ressortissants, à contribuer au développement de la région en même temps qu'au rayonnement de nos entreprises et à proposer à nos partenaire des coopérations militaires. C'est un chantier difficile, mais de sa réussite dépend en partie la préservation de notre statut international. Sur l'ensemble de ces sujets, la nouvelle LPM sera importante : en fonction des moyens accordés aux armées, il sera possible de dimensionner ou non une offre stratégique crédible dans le Golfe de Guinée. Il faudra donc que nous y soyons particulièrement attentifs.

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