Je suis très honorée de me retrouver aujourd'hui devant votre commission, dont je salue l'expertise juridique exceptionnelle.
Quelques mots pour vous exposer en quoi mon parcours pourrait être utile au Conseil supérieur de la magistrature et comment j'envisage les enjeux actuels et à venir pour cette institution. J'évoquerai également l'État de droit, l'indépendance de la magistrature, la séparation et l'équilibre des pouvoirs.
L'ensemble de mon parcours a été consacré au service public et au service de l'intérêt général. J'ai été à la fois jeune fonctionnaire pendant huit ans, puis j'ai exercé des fonctions au sein de cabinets ministériels, notamment auprès de Jacques Delors, puis auprès de la présidence de la République. J'ai ensuite eu le privilège d'être nommée au gouvernement en 1990. J'ai donc exercé des responsabilités politiques directes, avec un travail intense au niveau du Parlement.
Je me souviens, notamment, du travail que j'ai conduit ici, avec votre commission des lois, dans laquelle le sénateur Charles Pasqua jouait un rôle absolument éminent. Nous avons eu quelques discussions, souvent très vives, à propos de la convention de Schengen et de sa ratification. Il en fut de même pour la ratification du traité sur l'Union européenne en 1992. Mais il s'agissait toujours de discussions d'un très bon niveau, en ayant le souci de trouver la meilleure solution possible dans un contexte particulier. Il fallait à la fois défendre nos intérêts et faire en sorte qu'ils puissent coïncider avec ceux des autres États membres.
Dans mes fonctions antérieures, j'ai été chargée par le Président de la République François Mitterrand de diriger le secrétariat général du Comité interministériel pour les questions de coopération économique européenne (SGCI), qui concernait à la fois l'Union européenne - qui ne s'appelait pas encore ainsi à l'époque - et les pays de l'Europe de l'Est. J'ai ainsi acquis des compétences de gestion d'équipe et surtout j'ai approché de très près les questions juridiques, alors que ma formation antérieure était plutôt économique, financière et monétaire. J'ai ainsi exercé ces fonctions entre 1985 et 1990, soit pendant deux ans en période de cohabitation entre le Président de la République François Mitterrand et le Premier ministre Jacques Chirac. J'ai donc été amenée non seulement à faire preuve de conciliation avec les deux têtes de l'exécutif, mais aussi entre le droit national et le droit européen. Tous les jours, nous nous interrogions sur les projets de directive ou de règlement qui nous étaient envoyés par la Commission européenne. Pouvions-nous ou pas les accepter ? Quelles en seraient les conséquences pour notre droit interne ? Durant ces cinq années, ma formation au droit, dans tous les secteurs de la vie publique - agriculture, pêche, transports, environnement, questions sociales -, a été assez intense.
Au ministère des affaires européennes, j'ai appris ce qu'était le travail avec le Parlement. J'ai alors pu mesurer à quel point il était important de suivre de très près ce qui se faisait en commission. Je suis ensuite devenue parlementaire au Parlement européen. Au départ, ce fut un choc culturel : il ne s'agissait plus seulement de concilier des modes de pensées français, mais de comprendre la culture des autres ! J'ai donc acquis une méthode, que j'avais évidemment déjà expérimentée auparavant, mais qui m'a appris les vertus du dialogue, de la collégialité, de l'écoute avec bienveillance, de la possibilité de changer d'avis. Car s'il est important d'avoir des convictions, il peut être aussi utile quelquefois de se rendre aux convictions des autres...
À ce moment-là, j'ai compris que l'État de droit en Europe et dans notre pays était plus que jamais important. Il importait, en effet, de rappeler à tous les pays d'Europe centrale et orientale qui allaient nous rejoindre bientôt à quel point nos droits et libertés fondamentales devaient être respectés par eux. Jusqu'à la fin des années 1990, jusqu'à leur adhésion, on pensait que tout cela allait de soi, on n'éprouvait d'ailleurs pas le besoin de modifier nos droits ni le préambule des traités. J'ai eu la chance d'être élue, avec un collègue allemand, pour représenter le Parlement européen aux négociations du traité d'Amsterdam conclu en 1997 : nous avons réécrit la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, avec l'idée qu'il fallait effectivement préciser certaines choses, notamment l'ensemble du dispositif de non-discrimination dont nous avons donné une définition élargie.
J'ai été élue pour la première fois dans une élection nationale législative en 1997, mais je n'ai pas siégé puisque j'ai été appelée immédiatement au gouvernement comme garde des sceaux. À cette occasion, j'ai bien sûr été confrontée quotidiennement à des questions de droit ; mais j'ai surtout pris immédiatement l'engagement, après des épisodes « rocambolesques » ayant conduit l'exécutif à s'immiscer dans des dossiers individuels de la justice, de ne jamais intervenir et de ne jamais donner d'instructions aux procureurs dans les dossiers individuels. J'ai également décidé de toujours me conformer à l'avis donné par le Conseil supérieur de la magistrature sur les nominations. Je n'ai jamais dérogé à cette règle pendant toute la durée de mes fonctions.
J'ai aussi engagé une réforme en 1999, votée dans les mêmes termes par l'Assemblée nationale et le Sénat, visant à graver dans la Constitution un certain nombre d'engagements et de pratiques. Cette réforme bloque depuis maintenant vingt-quatre ans, même si des progrès ont été faits. Je pense, par exemple, à la réforme constitutionnelle de 2008, qui a opportunément retiré au Président de la République et au garde des sceaux la présidence et la vice-présidence du Conseil supérieur de la magistrature, et donné aux citoyens la possibilité de faire appel lorsqu'ils s'estiment victimes d'une absence d'impartialité. Je pense aussi à la loi de 2013 aux termes de laquelle les instructions individuelles au procureur sont désormais proscrites.
En tant que ministre de la justice, j'ai été amenée à aborder des questions nombreuses et diverses, notamment la réforme du code de procédure pénale, avec la réécriture de l'article préliminaire, qui met la présomption d'innocence au premier rang des règles devant être respectées durant toute la procédure. Nous avons aussi mis l'accent sur le droit des victimes. Même si l'on oublie souvent le second volet du titre, le texte de 2000 s'intitule : « loi renforçant la protection de la présomption d'innocence et les droits des victimes. » Sans parler de l'accès au droit, de l'aide juridictionnelle, de l'attention portée à l'amélioration concrète des conditions de détention, des moyens supplémentaires donnés à la protection judiciaire de la jeunesse et des réformes de société, comme le pacte civil de solidarité (Pacs) ou la parité.
J'ai également noué dans le cadre de mes fonctions des relations de travail étroites avec le ministère des affaires sociales, que j'ai ensuite dirigé pendant presque deux ans, notamment sur la question de la protection des enfants victimes d'actes de violence. Nous avons continué à mettre en place les unités pédiatriques afin de protéger les enfants victimes de violence qui doivent être entendus par les enquêteurs ou les juges.
Par la suite, j'ai été réélue à l'Assemblée nationale pendant trois législatures d'affilée en Seine-Saint-Denis, département qui concentre beaucoup de pauvreté. De cette expérience est née ma conviction que le plus important était d'essayer d'apprendre des autres. J'ai notamment saisi à quel point le rôle des élus locaux était absolument crucial. L'École nationale de la magistrature doit donc, selon moi, inciter davantage qu'elle ne le fait aujourd'hui les jeunes magistrats à multiplier les stages non seulement dans les administrations centrales, mais aussi dans les administrations locales. Il n'y a pas que la connaissance du droit qui est importante, mais il y a aussi la connaissance de la vie et de la société !