C'est un très grand honneur pour moi de me trouver aujourd'hui devant vous afin de vous exposer les raisons qui m'ont conduit à accepter la proposition du président Gérard Larcher - que je remercie vivement - d'intégrer le Conseil supérieur de la magistrature. De la part d'un spécialiste de droit administratif, plus largement de droit public, une telle ambition pourrait paraître contre-intuitive. Je vais m'efforcer de vous convaincre du contraire.
Mon parcours professionnel est celui d'un universitaire qui s'est particulièrement intéressé à une matière vaste et fondamentale : les libertés publiques dans toutes leurs dimensions. Je tiens, permettez-moi de vous infliger mes manies doctrinales, à ce terme de libertés publiques, au pluriel, qui a été consacré au XIXe siècle. Sous la Révolution, on parlait de « la liberté publique » au singulier. À partir de Chateaubriand et de la colonne de juillet de 1830, on parle plus volontiers des libertés publiques. Dans le discours républicain, ce thème est omniprésent.
Assistant à la faculté de droit de Strasbourg dès 1974, j'ai consacré ma thèse aux monopoles publics. La justice y apparaît à travers la justice pénale qui est un monopole, mais pas la justice civile en raison de la possibilité pour les parties privées - mais non pour les personnes publiques - de recourir à l'arbitrage. Il fallait essayer de discerner les raisons de l'interdiction de principe faite notamment à l'État de recourir à l'arbitrage. Or on n'y arrive pas vraiment, la meilleure explication étant celle du doyen Georges Vedel : nul ne ferait confiance à un pâtissier qui achèterait ses gâteaux chez la concurrence !
Je me spécialise donc en libertés publiques dès mon agrégation de droit public, en 1983. Je suis d'abord nommé professeur à Nancy. Je rejoins ensuite la faculté de droit de Strasbourg en 1987. Théorie du droit, histoire des idées politiques, contentieux administratif et droit administratif, contentieux constitutionnel et droit constitutionnel, protection européenne des droits de l'homme sont autant de disciplines qu'il est nécessaire de convoquer pour rendre compte du régime juridique des libertés en France.
Quelles qu'aient été les évolutions souvent considérables de ce régime des libertés, une constante demeure : le caractère irremplaçable du contrôle juridictionnel assuré par des juges indépendants afin de garantir le respect des libertés, avec pour corollaire l'importance des voies de recours et des garanties procédurales.
L'étude de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, largement relayée par les juridictions françaises, y compris par le Conseil constitutionnel, a encore renforcé cette certitude de l'importance fondamentale du juge. Face à la forte tendance des médias, en particulier des réseaux sociaux, à présenter les témoignages recueillis par eux comme valant condamnation de la personne mise en cause, l'importance des formes et des procédures, ainsi que de la présomption d'innocence, doit être plus que jamais soulignée. C'est elle, en effet, qui différencie la civilisation juridique de la loi de Lynch, qui est tout sauf une loi, ou encore de la pratique des régimes totalitaires, qui ne sont bien entendu que d'autres figures de la barbarie.
Mon appartenance au Conseil supérieur de la magistrature, si vous y consentez, me permettrait de contribuer à renforcer l'indépendance, l'autorité, l'impartialité des magistrats, donnant ainsi à mes recherches et à mon enseignement un prolongement dans l'exercice des missions de nomination et du pouvoir disciplinaire qui incombent à cette instance. Le désir d'employer à des missions de service public autres que l'enseignement et la recherche stricto sensu les connaissances et les expériences acquises à ce titre ne m'a d'ailleurs jamais quitté.
En tant que professeur, j'ai été appelé à recruter de jeunes collègues, mais aussi à siéger au Conseil national des universités, notamment dans les jurys d'agrégation de droit public. La tâche de choisir les personnes les plus dignes d'assumer certains emplois publics offre bien des analogies avec les attributions du Conseil supérieur de la magistrature, dès lors que les fonctions à pourvoir impliquent à la fois des compétences professionnelles en droit, mais aussi l'indépendance d'esprit, ainsi que le respect des usagers et partenaires du service public.
L'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, en faisant des capacités le seul critère pour l'accès aux emplois publics et en interdisant toute distinction autre que celle des vertus et des talents des candidats, trace dans cette optique un cadre rigoureux.
À ces missions directement liées à mes fonctions de professeur, j'ai tenu à en ajouter d'autres, de manière à m'investir dans des aspects différents de la vie de la cité.
Ainsi, j'ai été délégué thématique du Médiateur de la République et j'étais à ce titre chargé de signaler les évolutions jurisprudentielles de la Cour européenne des droits de l'homme qui me paraissaient appeler des réformes ou des propositions de réforme.
J'ai par ailleurs été membre d'une commission informelle, dont le président du tribunal de grande instance de Strasbourg avait eu l'initiative au lendemain de l'adoption de la loi du 5 juillet 2011 concernant le régime des soins psychiatriques contraints. Ce texte instaure en effet un contrôle systématique du juge des libertés et de la détention, lorsque la privation de liberté s'étend au-delà de quelques jours. Il a fallu rassembler autour d'une table les différents acteurs de cette nouvelle procédure - magistrats, psychiatres, directeurs d'établissement, avocats.
J'ai également été membre de la commission présidée par le conseiller d'État Jean-Marie Delarue, qui avait été chargé par les ministres de la culture et de l'intérieur de faire des propositions afin d'améliorer les relations entre les forces de l'ordre et la presse.
Enfin, j'exerce depuis 2015 les fonctions de déontologue de la ville de Strasbourg. Strasbourg a été la première collectivité territoriale française à se doter d'un déontologue indépendant. Cette mission comporte le conseil aux élus, notamment en vue de leur permettre d'éviter de se trouver en situation de conflit d'intérêts et de traiter les problèmes soulevés par ce risque, compte tenu de la jurisprudence de la Cour de cassation sur le délit de prise illégale d'intérêts ; elle suppose également le traitement des requêtes que les citoyens ont été autorisés à former à l'encontre des élus lorsqu'ils estiment que ceux-ci ne se comportent pas d'une manière fidèle par rapport aux engagements ; elle implique aussi la rédaction de recommandations et de rapports.
Cette expérience m'a rendu sensible aux avancées récentes de la déontologie en France, à la constitution d'un corpus constitué des travaux de diverses instances chargées de la déontologie au premier rang desquelles la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). J'ai été frappé par le caractère très délicat de beaucoup de situations, qui conduisent à des préconisations très complexes afin d'assurer le retrait du processus décisionnel d'un élu qui serait à divers titres trop directement impliqué.
En quoi ces étapes trouveraient-elles un aboutissement dans la fonction de membre du Conseil supérieur de la magistrature ?
La qualité de spécialiste du droit public est pleinement cohérente avec l'appartenance au CSM. L'intuition dont je parlais au début de mon propos est en réalité trompeuse. Elle est démentie en tout cas par les enseignements du droit administratif, puisque, et c'est un apparent paradoxe, les décisions prises par le Conseil supérieur de la magistrature en tant que juridiction disciplinaire à l'égard des magistrats du siège relève du contrôle de cassation du Conseil d'État. La connaissance du contentieux de cassation devant le Conseil d'État est aujourd'hui d'autant plus importante que celui-ci vient de renforcer le contrôle qu'il exerce sur l'adéquation de la sanction prononcée par la juridiction disciplinaire au regard de la gravité des faits dont l'agent a été reconnu coupable.
L'attachement à l'indépendance est fondamental pour moi. J'ai toujours choisi une voie m'assurant une liberté aussi large que possible.
Les fonctions de membre du Conseil supérieur de la magistrature consistent d'abord à mes yeux à oeuvrer en faveur de cette indépendance. Choisir entre plusieurs candidats à des responsabilités publiques, faire vivre la déontologie, exercer la répression disciplinaire au cas où la déontologie aurait été gravement méconnue : je m'engage à exercer ces responsabilités, si vous acceptez de me les confier, en toute indépendance. J'aurai évidemment à coeur de me déterminer d'une manière impartiale après examen attentif des éléments du dossier et confiant dans les vertus de la confrontation collégiale des points de vue.
Notre système institutionnel est fait d'équilibres subtils et d'ailleurs changeants. Montesquieu qualifiait la puissance de juger à la fois de terrible et d'invisible et nulle. Les magistrats doivent voir leur indépendance, mais aussi leur impartialité, leurs capacités, leurs vertus et leurs talents dotés de la protection que requièrent les règles constitutionnelles.